Taylor Swift et la masculinité hégémonique dans l’industrie de la musique

L’industrie de la musique n’échappe pas aux inégalités de genre. Au contraire, nombreux sont les cas d’abus de pouvoirs perpétués par des hommes sur de jeunes artistes femmes. Taylor Swift, récemment diplômée honoris causa par NYU pour sa contribution aux arts, chante cette masculinité hégémonique dans « The Man ».

Par Andreia Abreu Remigio

Avec plus de cent millions d’albums vendus dans le monde, Taylor Swift est indéniablement l’une des personnes les plus connues et les plus prolifiques de sa génération. À 15 ans seulement, elle signe un contrat d’enregistrement de six albums avec Big Machine Records, un label de disque indépendant, qui appartient alors à Scott Borchetta. Le contrat laisse au label le contrôle total sur les droits des chansons, quand et à qui ces droits peuvent être vendus4. C’est ainsi que lorsque Scooter Braun, directeur d’Ithaca Holdings, rachète Big Machine Records en 2019, il prend possession des Masters des six albums de Taylor Swift.

Ayant écrit toutes les chansons de ses 6 albums (et en possédant par extension la propriété intellectuelle), Taylor Swift détient juridiquement les droits de synchronisation. C’est pour cette raison qu’elle est légalement autorisée à réenregistrer ces 6 albums et à diminuer ainsi la valeur commerciale des anciens, ce qu’elle a commencé à faire en publiant la « Taylor’s Version » de Fearless et de Red en 2021, ainsi que deux chansons de 19894.

Des paroles à grande portée

Durant les 3 minutes de la chanson « The Man » Taylor Swift parvient à aborder plusieurs thèmes relatifs aux doubles standards entre hommes et femmes. Premièrement, elle résume l’inégalité des chances, notamment dans la vie professionnelle, dans les deux premières ligne du refrain : « I’m so sick of running as fast as I can / Wondering if I’d get there quicker if I was a man » (0:25 – 0:33). Au travers de la métaphore du sport, Taylor Swift fait référence au fait que les femmes doivent fournir une quantité de travail supplémentaire pour arriver au même statut qu’un homme, illustrant ainsi que les sphères professionnelles se vantant d’être une méritocratie sont en réalité largement favorables aux hommes. Cet écart genré est d’autant plus visible dans l’industrie de la musique, où les artistes femmes doivent constamment se réinventer et proposer de nouveaux styles vestimentaires, musicaux et esthétiques, pour garantir un minimum de succès dans une industrie aussi compétitive, alors que beaucoup d’artistes hommes se contentent de proposer des concerts et des paroles simplistes, sans pour autant voir leur carrière en souffrir.

Cet écart genré est d’autant plus visible dans l’industrie de la musique, où les femmes doivent constamment se réinventer pour garantir un minimum de succès, alors que beaucoup d’hommes se contentent de proposer des concerts et des paroles simplistes

Le slut-shaming et l’agression sexuelle sont des sujets centraux dans « The Man » et, par extension, dans la vie personnelle de Taylor Swift. En effet, lorsqu’elle chante « They’d say I played the field before I found someone to commit to / And that would be okay for me to do » (0:04 – 0:08), Taylor Swift nous rappelle que, tout au long de sa carrière, elle a été victime de doubles standards sexistes concernant ses relations amoureuses. En outre, il est attendu des femmes d’être toujours soignées et polies, ce qui est résumé par « What I was wearing, if I was rude » (1:00 – 1:04). Les choix vestimentaires des femmes sont également utilisés pour justifier les agressions sexuelles dont elles sont victimes, ce qui nous amène au dernier point. Lorsqu’elle chante « When everyone believes you / What’s that like ? » (0:18 – 0:22), Taylor Swift fait en effet référence au mouvement #MeToo et à l’attitude générale envers les survivant·e·s d’agressions sexuelles, qui sont rarement cru·e·s ou soutenu·e·s. Taylor Swift elle-même a été agressée lors d’un concert en 2013 et a ensuite gagné un procès en août 2017 contre l’agresseur.

Un clip satirique et meta

Il commence avec Tyler Swift (joué par Taylor Swift) debout devant la baie vitrée d’un gratte-ciel. Il se tient les bras étendus, et tout le monde l’applaudit alors qu’il n’a strictement rien fait (en référence à la scène de The Wolf of Wall Street, mais aussi à Leonardo DiCaprio qui est cité dans les paroles). Pour la fin du refrain, Tyler Swift urine contre le mur de la plateforme du métro (13th Street Station). Cette séquence est symboliquement significative, car le 13 est le numéro préféré de Taylor Swift, et les titres de ses albums sont tagués sur le mur. Une affiche « MISSING – If found return to Taylor Swift »8 fait référence au fait que les Masters de ses albums ne lui appartiennent plus, et une autre affiche interdisant les trottinettes (scooter en anglais) renvoie à Scooter Braun qui les a rachetés. Le fait qu’il urine sur le mur illustre le manque de respect que les hommes dans l’industrie de la musique ont prêté à son travail. On revoit Tyler dans un parc avec sa fille, où il se fait applaudir et louer pour le strict minimum, et une banderole « World’s Greatest Dad » est aperçue en arrière-plan. Deux dernières touches viennent conclure la vidéo, notamment « réalisé par Taylor Swift, écrit par Taylor Swift, appartient à Taylor Swift, avec Taylor Swift dans le rôle principal » et « no men were harmed during the making of this video ».

Avec « The Man », je voulais montrer une réaction exacerbée de la façon dont le monde réagit à un homme, sexy, riche, jeune et arrogant. Je voulais montrer comment l’approbation immédiate et le bénéfice du doute sont accordés de manière ridicule.7

Swift, T. (2020, 6 mars). Taylor Swift – The Man (Becoming The Man: Behind The Scenes) [Vidéo]. YouTube.

Drag kings, féminisme blanc, et autres critiques

Des critiques légitimes ont toutefois été faites à la réalisation du clip. Plusieurs drag kings se sont même exprimés sur le sujet, en disant que même si la performance de Taylor Swift est différente du kinging d’aujourd’hui, elle a le même but, c’est-à-dire « critiquer la masculinité toxique et attirer l’attention sur les doubles standards qui existent au sein du système binaire ». Si Taylor Swift réussit à mettre en évidence les doubles standards sexistes dans cette vidéo, elle semble s’approprier la culture queer de façon aseptisée et hétérosexualisée2. Sinke, chroniqueuse chez Yale Daily News, fait remarquer que même si cette production à gros budget tente de faire une satire de la masculinité toxique en se moquant des doubles standards, elle fait finalement recours à des tropes de féminisme blanc exagérées qui ignorent le spectre complexe de l’expérience féminine, en particulier pour les femmes de couleur5.

D’autres critiques moins fondées ont été faites, et elles sont toutes faites par des hommes. Steven Crowder, commentateur et animateur politique conservateur, a dédié sur son podcast un épisode entier au clip de « The Man ». Ses propos se résument, entre autres, à : l’industrie de la musique est une méritocratie ; la promiscuité féminine est plus célébrée que celle des hommes ; Tyler Swift est gay parce que Taylor Swift ne le joue pas assez masculin ; le message du clip est dangereux pour les jeunes hommes d’aujourd’hui6.

Conclusion

Pour conclure, les médias populaires – la musique pop et ses clips en particulier – n’ont pas encore fait l’objet d’une attention significative pour leur contribution aux discussions sur la masculinité, malgré leur capacité à s’engager dans une critique complexe et leur réelle légitimité à exprimer le social.

En effet, le vidéoclip rassemble les langages visuels musicaux, corporels et écrits1. Que ce soit pour reproduire la masculinité hégémonique ou la disputer, « le vidéoclip est à la fois un site d’idéologie et un lieu privilégié de représentations, où s’articule le concept de masculinité »1, comme les critiques fondées du clip l’illustrent bien.

Le clip met en scène la masculinité hégémonique, qui peut être définie comme:

La configuration de la pratique de genre qui incarne la réponse actuellement acceptée au problème de la légitimité du patriarcat, qui garantit (ou est considéré comme garantissant) la position dominante des hommes et la subordination des femmes3.

Les difficultés sexistes auxquelles Taylor Swift a fait et fait face, et dont elle s’inspire pour ces chansons, sont loin d’être des cas isolés. Mariah Carey a été maltraitée par Tommy Mottola, le directeur de Sony Music, et les deux se sont mariés malgré leur 21 ans d’écart. Le producteur Dr. Luke a sexuellement, physiquement et verbalement maltraité Ke$ha, tout en lui promettant une carrière. L’histoire est claire et elle se répète depuis des décennies : un homme plus âgé et puissant, cadre dans l’industrie de la musique, profite d’une artiste plus jeune et prometteuse.

À l’ère de #MeToo et #BLACKLIVESMATTER, nous dépassons les récits pop et rock centrés sur des artistes masculins blancs et leurs perspectives. Quel que soit l’avis sur « The Man », Taylor Swift, ou la musique pop en général, il est important de se rappeler de l’importance cruciale et de la légitimité des discours dans les médias de masse lorsqu’il s’agit de transmettre un message féministe qui cherche à subvertir la masculinité hégémonique.

Références

1Demers, V. (2009). La représentation de la masculinité dans les vidéoclips de musique populaire: le code visuel et l’expression de la vulnérabilité masculine. Dissertation, Université de Montréal (Faculté des arts et des sciences).

2Garfield, L. (2020, 10 mars). Drag Kings Weigh in on Taylor Swift’s Performance in ‘The Man.’ Bitch Media. https://www.bitchmedia.org/article/taylor-swift-the-man-music-video-appropriates-drag

3Prody, J. M. (2015). Protesting War and Hegemonic Masculinity in Music Videos: Audioslave’s ‘Doesn’t Remind Me.’ Women’s Studies in Communication 38(4), 440–61. https://doi.org/10.1080/07491409.2015.1085475

4Rao, R. (2021, 16 novembre). Explained: Why Taylor Swift is re-recording her studio albums, and what it says about copyright battles with mega music labels. Firspost. https://www.firstpost.com/entertainment/explained-why-taylor-swift-is-re-recording-her-studio-albums-and-what-it-says-about-copyright-battles-with-mega-music-labels-10138211.html

5Sinke, K. (2020, 6 mars). Why Taylor Swift’s Music Video ‘The Man’ Has White Feminists Shaking. Yale Daily News. https://yaledailynews.com/blog/2020/03/05/why-taylor-swifts-music-video-the-man-has-white-feminists-shaking/

Autres ressources

6Crowder, S. (2020, 3 mars). REVIEW: Taylor Swift’s Crazy Sexist ‘The Man’ Music Video [Vidéo]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=DzoPpa77gtA&list=WL&index=41

7Swift, T. (2020, 6 mars). Taylor Swift – The Man (Becoming The Man: Behind The Scenes) [Vidéo]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=a5gXfaAFPOM&list=WL&index=38

8Swift, T. (2020, 27 février). The Man – Taylor Swift (Official Video) [Vidéo]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=AqAJLh9wuZ0

Informations

Pour citer cet articleNom Prénom, « Titre ». Blog de l’Institut des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le XX mois 2022, consulté le XX mois 2022. URL :
AutriceAndreia Abreu Remigio, étudiante en Bachelor
Contactandreia.abreuremigio@unil.ch
EnseignementSéminaire Sociologie des masculinités

Par Sébastien Chauvin, Estelle Rothlisberger et Marie Sautier

Crédits photo : © https://wechoiceblogger.com