Construction et répression des homosexuels dans le fascisme : des « contre-exemples » de l’homme nouveau

La question de l’homosexualité dans le fascisme est longtemps restée sous silence. Le manque de documentation n’est toutefois pas surprenant en replaçant le phénomène dans son contexte. En effet, l’attitude du régime envers les homosexuels consistait en une répression emprise de dissimulation : pas inscrite dans le code pénal, elle ne laissait pas de trace. Rétrospectivement, que pouvons-nous en dire aujourd’hui ?

Par Debra Lanfranconi

La révolution anthropologique entre homme nouveau et homosexuel

Le projet fasciste : la création de l’homme nouveau

Selon l’idéologie fasciste italienne, seule une nouvelle nation se distinguant de celle du passé réussirait à entreprendre une politique de puissance et de conquête. La construction de ce nouvel état dépendait, en premier lieu, de la reconstruction des individus le composant. À cet effet, le régime a mis en acte une véritable révolution anthropologique. Pénétrant tous les aspects de la vie de l’individu, elle visait une modélisation du caractère, des habitudes et des attitudes des citoyen.ne.s pour les adapter aux exigences du régime4. C’est ainsi que la figure de l’homme nouveau, viril, guerrier et puissant, émerge et acquière une place fondamentale en tant que socle de la nation entière. La caractéristique principale de ce nouvel homme est son extrême virilité, caractérisée par des attributs physiques et moraux tels que « pouvoir des muscles »5, courage et puissance sexuelle1.

La construction de l’image de l’homosexuel

L’entreprise de réalisation de ce nouvel homme se fondait également sur une action répressive envers tout comportement non conforme aux normes imposées par le régime. Toute caractéristique de nature psychologique ou physique qui interférait avec ce modèlereprésentait un danger à éloigner4. C’est précisément dans ce contexte que l’image caricaturale de l’homosexuel émerge en tant que déviante. Au-dessus du type d’homme qui domine, apparaissent des contretypes représentant les « anormaux ». Si le vrai homme est (doit être) viril et puissant, l’homosexuel, au contraire, est (doit être) efféminé et faible6. L’homosexuel, en tant que stéréotype, était ainsi considéré comme un « perturbateur de l’ordre national », un opposant des nouvelles valeurs dictées par la morale fasciste2.

Premièrement, il manquait d’« accomplir son devoir », en « refusant » de donner des enfants à la nation, ce qui était perçu comme une véritable mise en péril de l’avenir du pays entier17.  

Deuxièmement, l’idéal de masculinité, résumé dans les trois M – Mussolini, mari et mâle – était basé sur une nette distinction entre les genres. Les hommes étant perçus comme dominants de la vie politique et donc publique, les femmes restaient reléguées à une position subalterne. D’ailleurs, le fondement de la culture viriliste réside précisément dans le dénigrement des femmes et dans la construction du genre féminin comme inférieur. Dès lors, il est possible de dresser une connexion entre ce dénigrement et l’homophobie : l’homosexuel étant, dans sa version stéréotypée, caractérisé par ses modes efféminés. Dans cette optique, l’homosexuel incarne un homme qui trahit son propre genre, sa propre virilité1, engendrant une confusion de rôles sexuels qui mine la cohésion interne du pays2.

Législation et mesures de répression

Le code Rocco et la stratégie du silence

Le code pénal émis pendant le fascisme, le « Code Rocco », ne nomme pas l’homosexualité. Une première ébauche du texte prévoit notamment des périodes d’incarcération pour les individus commettant des actes avec des personnes du même sexe3. Cette première idée fut cependant abandonnée, en soutenant qu’en Italie, le « vice » n’était pas présent2 et ne nécessitait donc pas une intervention de la loi. Ainsi, une véritable « stratégie du silence » fût adoptée, politique jugée beaucoup plus efficace que l’admission de la présence gênante de l’homosexualité6. Refuser de reconnaitre l’existence même du phénomène visait à éviter de lui donner une quelconque forme de visibilité. 

Les actes contre la morale

L’absence de dispositions légales spécifiques n’empêchait toutefois pas la mise en acte d’actions répressives. Si les homosexuels n’existaient pas, légalement, en tant que catégorie, l’on reconnaissait tout de même l’existence de particuliers qui commettaient des actes contre la morale. Sous prétexte de punir les prétendus perturbateurs de l’ordre social, la police exerçait ainsi des mesures répressives envers les homosexuels. Un décret émis en 1931 autorisait des « mesures de nettoyage » envers les individus qui mettant en danger la morale publique. Même en n’étant pas nommés explicitement dans ce règlement, les homosexuels subissaient des passages à tabac et des agressions à chaque fois qu’ils « causaient un scandale » – un terme d’ailleurs flou accordant aux juges une grande marge de manœuvre6. De plus, les individus condamnés par le tribunal pouvaient être déportés dans des colonies dans des îles au large de la côte pour une période de 1 à 5 ans.

La stratégie du régime fasciste envers les homosexuels peut être qualifiée de « tolérance répressive ». En effet, cette politique avait, d’une part, une forme de censure et de répression envers tout comportement déviant. D’autre part, la stratégie visait à cacher les actions punitives exercées.

Utilisé afin de combler le vide législatif, l’exil remplissait un double but : social – en éloignant les déviants et en évitant la diffusion de « mauvaises exemples » et moral – en opérant la distinction entre normal et anormal2.

Ainsi, la stratégie du régime fasciste envers les homosexuels peut être qualifiée de « tolérance répressive ». En effet, cette politique avait, d’une part, une forme de censure et de répression envers tout comportement déviant. Une telle action répressive visait à conduire les personnes concernées à une mort civile, à travers des mesures de prévention de la police, la perte de l’emploi ou des moqueries publiques. D’autre part, la stratégie visait à cacher les actions punitives exercées, car donner une visibilité à ces pratiques aurait équivalu à reconnaitre le « problème », facteur d’extrême honte pour un peuple censé être composé uniquement d’hommes virils3.

Pour conclure

Les inventions médicales qui, au long des XIX et XXème siècles, présentaient les homosexuels comme des « invertis » ayant une âme féminine enfermée dans un corps masculin ont construit le stéréotype de l’homosexuel comme un individu manquant de virilité. Le fascisme italien ne s’est toutefois pas servi d’une expertise médicale traçant la frontière entre « normal » et « pathologique ». Ce qui fut condamné pendant Le Ventennio n’était pas l’existence d’individus attirés par des personnes du même sexe, mais l’image stéréotypée de l’individu efféminé qui, échappant aux canons préétablis de l’idéal viril fasciste, mettait en danger l’entreprise de réalisation de l’homme nouveau.

Ce qui fut condamné pendant Le Ventennio n’était pas l’existence d’individus attirés par des personnes du même sexe, mais l’image stéréotypée de l’individu efféminé qui, échappant aux canons préétablis de l’idéal viril fasciste, mettait en danger l’entreprise de réalisation de l’homme nouveau.

La seule vraie « maladie » qui caractérisait la déviance des homosexuels était donc leur manque de virilité.  Si le code pénal ne prévoyait pas d’article spécifique, le vide législatif n’a pourtant pas empêché la mise en œuvre d’une véritable action répressive envers les homosexuels, allant de mesures remplissant une fonction d’intimidation à des exils. Le seul moyen pour éviter la persécution résultait au fait d’adopter une double vie : nier sa propre orientation sexuelle, et se conformer aux standards de l’homme viril en public afin d’éviter des discriminations. Une telle répression sociale est plus « efficace » et plus dure que la répression pénale. En effet, elle instaure des normes morales et comportementales dont la prégnance avait pour conséquence la négation de soi pour les individus considérés comme « anormaux ». Sans doute, une telle stratégie du silence et de la conformation aux standards d’une vie d’« autrui » continuent d’avoir des répercussions dans l’Italie contemporaine. 

Références

1Bellassai, S. (2013). Virilità. Dans M. G. Turri (dir.), Manifesto per un nuovo femminismo (pp. 225-236). Milan : Mimesis.

2Benadusi, L. (2011). Vie privée, morale publique : le fascisme et le « problème » homosexuel. Genre, sexualité & société, 5 [En ligne]. 

3Dall’Orto, G. (1984). Le ragioni di una persecuzione. Dans M. Sherman (dir.), Bent. Nazismo, fascismo e omosessualità (pp. 101-119). Turin : Edizioni Gruppo Abele.

4Gori, G. (1999). Model of masculinity: Mussolini, the « new Italian » of the Fascist era. The International Journal of the History of Sport, 16(4), 27-60.Rossi Barilli, G. (1999). Il movimento gay in Italia. Milan : Feltrinelli.

5Gori, G. (1999). op. cit., p. 43.

6Rossi Barilli, G. (1999). Il movimento gay in Italia. Milan : Feltrinelli.

Notes

7Le régime accordait une très grande importance à la question de la procréation : en 1928, Mussolini lui-même publia un essai intitulé Il numero come forza (le nombre comme force), où il soutenait que seul un peuple en perpétuelle croissance démographique aurait eu les forces pour se lancer dans des grandes entreprises impériales.

Informations

Pour citer cet article Nom Prénom, « Titre ». Blog de l’Institut des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le XX mois 2021, consulté le XX mois 2021. URL :
Autrice Debra Lanfranconi, Diplômée en Politique et Management Publics en 2021 (Master) et Bachelor en sciences sociales
Contactdebra.lanfranconi@bluewin.ch
Enseignement Cours Biopouvoirs et rapports sociaux sexués au XXe siècle

Par Thierry Delessert

© Illustration : Pixabay