Collectif Némésis Suisse : féminisme identitaire et rejet de la doxa militante

Présentes en Suisse depuis 2021, le collectif Némésis a été au cœur de nombreux conflits au sein du milieu militant vaudois. Si le reste du mouvement féministe suisse affiche sa cohésion, Némésis Suisse provoque un rejet unanime. Cet article interroge la nature du collectif Némésis pour comprendre ce rejet.

Collectif Némésis Suisse : féminisme identitaire et rejet de la doxa militante

Présentes en Suisse depuis 2021, le collectif Némésis a été au cœur de nombreux conflits au sein du milieu militant vaudois. Si le reste du mouvement féministe suisse affiche sa cohésion, Némésis Suisse provoque un rejet unanime. Cet article interroge la nature du collectif Némésis pour comprendre ce rejet.

Par Xavier Declerck-Massart

Mouvement français « féministe, identitaire et anticonformiste » [Manifeste du mouvement] fondé en 2019, Némésis s’est fait connaître à travers une série d’actions coup de poing largement médiatisées telles que le « No Hijab Day » durant lequel une vingtaine de militantes vêtues de hijab envahissent l’esplanade du Trocadéro (Paris) pour y déployer une banderole : « Les Françaises dans 50 ans ? ».

Fort de cette visibilité médiatique nouvelle, le mouvement fonde courant 2021 une branche suisse. Originellement connu des seuls réseaux militants, un reportage que leur dédie le 19:30 du 22 février 2022 leur confère brusquement une couverture nationale.

Publications visibles en ligne sur le compte Instagram : https://www.instagram.com/nemesis_suisse/

Si le mouvement occupe l’espace urbain grâce à une série d’autocollants et d’affiches, c’est sur le réseau social Instagram que Némésis Suisse est le plus actif. Les publications presque quotidiennes peuvent être réunies en quatre types : extraits d’articles de presse relatant des VSS ; témoignages de victimes de VSS ; portraits de femmes suisses célèbres ; captations d’action du collectif dans l’espace public.

Tous ont pour objectif de visibiliser le phénomène des VSS – et par la même le collectif Némésis – dans l’espace médiatico-politique. Il s’agit là d’une volonté commune à la quasi-intégralité des collectifs féministes (Grève féministe, collectif Nous Toutes et colleuses féministes) qui répondent ainsi à la situation d’impuissance locutoire féminine4.

C’est cette volonté de porter la parole des femmes réduites au silence qui transparait dans un post réalisé le 10 mars 2022.

Impuissance locutoire : La philosophe du droit Rae Langton identifie quatre effets à ce phénomène : impossibilité de se faire entendre (silence locutoire), incapacité d’appliquer ses actes de langage tel que souhaité (incapacité illocutoire), le fait de ne pas être entendu et de ne produire aucun effet sur læ récépteur·rice (frustration perlocutoire), inaptitude à intervenir dans le monde social (silenciation)4.

Ventriloquie sémantique : « [Notion qui] permet de reconnaître l’agentivité de l’interlocuteur tout en montrant comment celui-ci fait aussi parler (souvent implicitement) quelque chose […] elle permet non seulement d’identifier les êtres que les interlocuteurs animent dans leurs conversations, mais aussi de montrer que, ce faisant, ces mêmes interlocuteurs se positionnent comme animés par les êtres qu’ils animent. »1 [40-41]

Nébuleuse éthotique : « ensemble des images de soi que l’orateur collectif projette dans son discours et qui sont à la base du pacte entre l’individu et l’instance collective dans laquelle il se reconnaît »2 [53].

« Alors même que le collectif Némésis Suisse ancre sa réflexion dans le même constat que le reste du mouvement féministe, à savoir une inégalité structurelle entre homme et femme, ses membres n’en identifient pas les mêmes causes. »

Je, Tu, Nous



Un recours à la troisième personne du pluriel, « Nous », est omniprésent dans les posts de la page Instagram. Ce Nous ne se limite pas ici à une addition d’individualités, mais, comme le rappel Laurence Kaufmann3, il renvoie : « à une unité relationnelle qui est constituée par l’alliance constitutive entre un Je et un Tu » [p.344]. Cette “configuration triadique” du collectif Némésis suisse (JeTuNous) produit deux principaux effets. 

Démarche méthodologique
Cet article est issu d’une observation de 4 mois du compte Instagram du Collectif Némésis Suisse. J’ai ensuite procédé à une typologisation des posts en fonction de leur contenu et de leur régularité. J’ai finalement sélectionné les posts qui me paraissaient être les plus représentatifs. J’ai opéré la même méthodologie pour les commentaires laissés par les abonné·e·s sous les posts de la page. Des concessions ont malheureusement dû être faites par manque de temps (entretien avec les membres du collectif et d’autres militantes féministes) et de place (inclusion de la cartographie des abonnements de la page). De même, j’aurais souhaité opérer une comparaison entre la page du collectif Némésis Suisse et celle du collectif mère français.

Elle permet une co-référenciation des membres à un tiers commun qui les dépasse ainsi qu’une “ontologisation” de leurs expériences autour d’un univers sémantique, pratique et axiologique commun3. Autrement dit, cela permet à un ensemble d’individu·e·s aux caractéristiques diverses de créer un espace commun où tous·tes s’identifient.

Concernant le processus de co-référenciation, la page Instagram du collectif tient le rôle de “médiation socio-technique” [Latour, 1991] entre un Je/Tu intersubjectif et un Nous féministe identitaire collectivisé. Celui-ci est incarné dans la figure de Némésis, déesse grecque de la vengeance et symbole du collectif. Le dessin utilisé réunit d’ailleurs plusieurs caractéristiques physiques des fondatrices françaises du mouvement Némésis. La fondatrice de la branche suisse du mouvement Sarah Prina déclare à ce sujet :

Elle est trop belle, super-féminine, prenante […] Cette figure a été composée d’après plusieurs traits physiques des fondatrices françaises de Némésis, ce sont les cheveux d’Alice […], les taches de rousseur d’une autre, les lèvres d’une troisième. 

Poinsot, 2022

Ce Nous renvoie également à un univers ontologique féminin qui se voit concrétiser virtuellement sur les pages Instagram. Le Nous y prend la valeur de témoignage collectif, comme “ventriloquant”1 autant de témoignages individuels. Les militantes y parlent en tant que femmes et simultanément au nom de toutes les autres – comme le rappelle le nom du collectif féministe Nous Toutes.

« Ce discours antagonique permet […] une réappropriation du discours féministe par des femmes qui en étaient quasi systématiquement exclues pour des raisons politiques. »

Féminisme identitaire vs. féminisme mainstream

Alors même que le collectif Némésis Suisse ancre sa réflexion dans le même constat que le reste du mouvement féministe, à savoir une inégalité structurelle entre homme et femme, ses membres n’en identifient pas les mêmes causes. Elles déclarent ainsi dans un post du 14 juin 2021 :


À propos de cette incompatibilité, une des porte-paroles du mouvement (la plupart des militantes étant anonymes) déclare dans un post du 21 janvier 2022 :

« À la différence des autres mouvements féministes qui sont gangrénés par l’extrême gauche, nous osons reconnaître que la majorité des harceleurs de rue sont des hommes issus de culture extraeuropéenne. […] Notre mouvement est identitaire, et non pas intersectionnel. […] Nous ne nous reconnaissons pas dans le féminisme qui domine médiatiquement et qui refuse de nommer ces agresseurs […] Nous venons compléter leur lutte et leur laissons les sujets anecdotiques tels que l’épilation et l’écriture inclusive, et la convergence des luttes, le mariage pour tous, l’écologie, etc. »

Ce discours antagonique permet alors une réappropriation du discours féministe par des femmes qui en étaient quasi systématiquement exclues pour des raisons politiques. Et, bien qu’il participe largement à l’isolement du collectif, celui-ci semble également permettre un empouvoirement de ses membres5 comme le rappelle la sociologue Éléonore Lépinard :

« Dans ces mouvements, il y a parfois des places à prendre, avec des contraintes, des limites, certes, mais ces places existent. Cela donne peut-être à ces femmes une forme de pouvoir, mais un pouvoir un peu illusoire. Dans de tels contextes, ces places s’offrent à elles sous condition. Ce qui apparaît en revanche comme plutôt inédit, c’est cette revendication de l’étiquette féministe. Évidemment, cette affiliation passe pour un non-sens du point de vue des autres féministes. » 

Ce positionnement antagonique représente l’attrait principal de la page pour ses followers qui écrivent dans les commentaires d’un post daté du 16 juin 2022 : « Plus cohérente que les pseudos-féministes… je vous encourage à continuer comme ça [émoji pouce en l’air] », « Persévérez! Vous êtes largement plus cohérente que les autres et leurs fantasmes [émoji biceps] ».

Une triple réception

Il est alors intéressant d’interroger qui sont les destinataires du discours des Némésis. On peut identifier trois niveaux de réception distincts :

  • Les posts de la page Instagram visent à séduire des femmes non convaincues par le mouvement féministe et n’ayant encore rejoint aucun mouvement et/ou collectif féministe. Il s’agit des paradestinataires.
  • Ils permettent de confirmer les présupposés de militant·e·s d’extrême droite déjà opposé·e·s au mouvement féministe. Ce sont les prodestinataires.
  • Ils s’alimentent du rejet des membres du mouvement féministe, les commentaires négatifs attribuant – paradoxalement – une meilleure visibilité aux posts. Ici les anti-destinataires.

Cette triple réception est au cœur de la logique médiatique du collectif consistant à choquer via la formulation de discours sulfureux s’inscrivant dans un imaginaire xénophobe.

Un opportunisme politique

Loin de chercher à participer au mouvement, le collectif semble avoir pour but de tirer profit de la nouvelle visibilité contemporaine des mouvements féministes. C’est cet opportunisme que souligne la sociologue Éléonore Lépinard :

« Ce nouveau féminisme néolibéral, voire xénophobe, existe car il n’y a plus d’opprobre sur le terme. Il est devenu disponible et porteur, et il permet de faire des gains sur le plan politique. C’est de l’opportunisme, car ces soi-disant féministes n’ont pas de projet de justice sociale. » [Poinsot, 2022]

«Loin de chercher à participer au mouvement, le collectif [Némésis Suisse] semble avoir pour but de tirer profit de la nouvelle visibilité contemporaine des mouvements féministes.»

Cet opportunisme politique a été identifié par les autres composantes du mouvement qui ont très tôt rejeté le collectif Némésis Suisse. Ses membres ont ainsi été expulsés de la marche nocturne organisée par le mouvement de la Grève féministe lausannoise le 25 novembre 2021, aucun·e membre du mouvement féministe n’a voulu répondre publiquement au reportage de la RTS du 22 février 2022, et elles ont été escortées par la police hors du cortège de la Grève féministe le 14 
juin 2022.

Marginalité militante et “nébuleuse éthotique” féministe

Alors que les membres du collectif Némésis Suisse n’ont de cesse d’affirmer leur rejet de l’ontologie féministe traditionnelle, le fait qu’elles se réapproprient les thématiques dudit mouvement semble trahir une volonté d’inclusion à la “nébuleuse éthotique” féministe2. L’opposition unanime des membres du mouvement féministe à leur idéologie rend cette affiliation impossible, le caractère trop subversif des Némésis condamnant alors ses membres à l’ostracisation.            

Si le collectif n’a pas pour but de s’inclure dans le mouvement féministe, peut-être celui-ci doit plutôt permettre à l’extrême droite suisse de se réapproprier la thématique du féminisme. Alors les militantes de Némésis devraient-elles être étudiées non pas comme des actrices associatives, mais comme des militantes politiques d’ultra-droite ?

Références

1Cooren, François, Bruno Préfacier Latour, et Mathieu Chaput. 2013. Manières de faire parler : interaction et ventriloquie. Lormont, France : Le bord de l’eau.

2Giaufret, Anna. 2015. « L’ethos collectif des guerrilla gardeners à Montréal : entre conflictualité et inclusion ». Argumentation et Analyse du Discours (14). https://journals.openedition.org/aad/1978 (22 février 2023).

3Kaufmann, Laurence. 2020. « Faire “collectif” : de la constitution à la maintenance ». In Qu’est-ce qu’un collectif ? : Du commun à la politique, Raisons pratiques, éd. Danny Trom. Paris: Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 331‑72. http://books.openedition.org/editionsehess/11580(27 janvier 2023).

4Langton, Rae. 1990. « Whose Right ? Ronald Dworkin, Women, and Pornographers ». Philosophy & Public Affairs 19(4): 311‑59.

5Mbembe, Joseph-Achille. 2016. Politiques de l’inimitié. Paris, France : La Découverte.

6Poinsot, Nicolas. 2022. Rencontre avec le Collectif Némésis. Femina.

Informations

Pour citer cet article Pour citer cet article
Nom Prénom, « Titre ». Blog de l’Institut des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le XX mois 2022, consulté le XX mois 2023. URL :
Auteur·iceXavier Declerck-Massart, étudiant·e en sciences sociales
Contactxavierdeclerck1@gmail.com
EnseignementSéminaire Médias et dynamiques collectives

Par Laurence Kaufmann, Olivier Glassey et Stéphane Hubert

© Visuel d’illustration de l’article : Laxmandeep