Ritualiser entre femmes : éprouver la présence de Marie-Madeleine

Dans le cadre de mon mémoire de master en sciences sociales, j’ai mené une recherche ethnographique sur les spiritualités féministes alternatives et les cercles de femmes, entre 2016 et 2018, dans le canton de Vaud. Lors d’un rituel a été évoquée une figure spirituelle féminine chrétienne : Marie-Madeleine.

Lors de certains cercles de femmes, j’ai assisté à des temps rituels qui célébraient la Déesse ou des déesses issues de différentes aires culturelles et historiques, certaines femmes leur vouant un culte adopté à l’âge adulte après une éducation familiale chrétienne ou plus séculière. J’ai découvert avec étonnement, en entretien et lors d’un rituel, que Marie-Madeleine ou Marie de Magdala, évoquée nommément dans les quatre évangiles canoniques, une femme disciple de Jésus, avait toute sa place dans le panthéon de certaines femmes que j’ai rencontrées !

Une figure en vgoue

De nombreux ouvrages de spiritualités alternatives ont été publiés ou traduits en français ces dernières années ancrant la figure de Marie-Madeleine dans le milieu alternatif1, dont le livre de Tom Kenyon et Judi Sion Le manuscrit de Marie-Madeleine2 et bien d’autres encore.

Ces textes ont été écrits, d’après leurs autrices et auteurs, grâce à la technique du channeling qui consisterait à entrer dans un état modifié de conscience pour permettre aux esprits, guides, ou êtres spirituels de communiquer leurs messages.  Ces textes évoqueraient donc des enseignements énergétiques secrets et des révélations sur la relation entre Jésus et Marie-Madeleine, souvent en reprenant des éléments tirés des évangiles canoniques et apocryphes et en les réinterprétant. La popularité de Marie-Madeleine s’exprime aussi dans des groupes sur les réseaux sociaux qui élaborent et partagent une spiritualité qui emprunte aussi bien au milieu alternatif, ésotérique, que chrétien ou néo-gnostique.

Les Cercles de Femmes
Les cercles de femmes sont des rencontres rituelles non-mixtes, durant lesquelles les participantes évoquent leur existence et vivent ensemble des activités, dans une visée de mieux-être personnel voire de transformation intérieure. Ces séances sont héritières des groupes de soutien par les pairs et des groupes féministes non-mixtes dits de conscientisation (« consciousness raising ») où l’expérience quotidienne est partagée et mise en perspective dans sa portée politique. En termes d’inspiration pour le contenu de ces cercles, il faut relever la psychologie positive et différents courants du développement personnel, les spiritualités alternatives (ésotérismes, New Age, néopaganisme) et le néochamanisme. Ainsi, ces cercles sont des rituels construits, alternant échanges verbaux (dévoilement de soi), activités créatives et pratiques psychocorporelles, généralement autour d’une thématique : saison, phase de la lune, objectif de mieux-être et expérience corporelle. Relativement nombreux, ces cercles de femmes restent encore peu étudiés7.

Une Sainte réhabilitée

Durant mes entretiens avec les femmes rencontrées dans les cercles, Mélanie, Jeanne et Élise ont parlé de Marie-Madeleine. Ainsi, Jeanne, qui se décrit comme « prêtresse » dans la mouvance néopaïenne, a exprimé son point de vue sur le rôle de Marie-Madeleine et son importance pour elle : 

« Marie-Madeleine m’a toujours fascinée, elle a ce lien avec le Graal. Pour moi, c’est la femme de Jésus et je ne l’ai jamais considérée en négatif. Je trouve que c’est bien qu’elle ait été réhabilitée. Marie-Madeleine était son apôtre, la plus importante, puis ils l’ont dénigrée, parce qu’il ne fallait surtout pas que les femmes aient du pouvoir. Je pense que, s’il y avait eu un plus grand équilibre entre l’homme et la femme dans le christianisme et bien ça se passerait mieux ! Marie-Madeleine fait partie intégrante de la vie de Jésus, de notre héritage chrétien, il ne faut pas la renier, mais la réhabiliter ! ».

Jeanne estime ici, à l’instar d’autres femmes impliquées dans les spiritualités féministes, que les représentations véhiculées par les religions officielles ont modelé durablement les conceptions sociales et culturelles sur les genres, tout en limitant l’accès au leadershipreligieux.

Le terme de « réhabilitation » que Jeanne a employé pour évoquer le changement de statut symbolique de Marie-Madeleine, peut faire référence à deux aspects. Le premier consiste en un intérêt marqué envers elle et Jésus dans différents textes ésotériques dès les années 19803. Le second aspect concerne la reconnaissance et la valorisation actuelle de Marie-Madeleine par l’Église catholique romaine. En 2016, un décret de la Congrégation du culte divin a élevé la mémoire de Marie Madeleine célébrée le 22 juillet au rang de fête liturgique en rappelant son rôle d’« apôtre des apôtres », participant à une valorisation de la figure de Marie-Madeleine et à une reconnaissance institutionnelle de son rôle dans le message chrétien. Dans son audience générale du 17 mai 2017, le pape François a associé la sainte au message du Christ, en tant que figure première et essentielle à la constitution de « l’Église naissante » dans une narration mettant l’accent sur son humanité et sa proximité avec les fidèles4.

Tableau : Tania Netz (2021)

A la rencontre de la prêtresse et initiatrice

Photo : Aurélie Netz, juillet 2017

Le 22 juillet 2017, jour de la fête liturgique de Marie-Madeleine, j’ai pris part à un rituel en son honneur, menée par une organisatrice d’un cercle de femmes et entourée d’une dizaine de participantes. Nous nous étions retrouvées en bordure de forêt, puis l’organisatrice Lisa avait choisi un espace dans la clairière et, avec l’aide des co-célébrantes, mis en place un autel végétal, en land art, avec des bougies, des statuettes amenées par les participantes, plusieurs jeux de cartes-oracles5. Le rituel était séquencé en plusieurs moments dirigés par Lisa. Après un temps de chant accompagné au tambour, nous avions chacune écrit une lettre à Marie-Madeleine pour lui demander son aide ou sa présence, lui confier les situations ou problèmes que nous rencontrions. Ensuite, celles qui le souhaitaient avaient fait offrande de leur sang menstruel en le versant sur la terre. Il y avait ensuite un moment d’échange et de parole sur les expériences corporelles des participantes en lien avec leurs premières menstruations.

Ici Marie-Madeleine est une figure qui permettrait de réenchanter le corps et de doter d’une valeur positive et transformatrice les événements corporels féminins, en réconciliant vie sexuelle, corporalité et vie spirituelle.

La rencontre a duré quatre heures. A la suite de ce rituel, Jeanne m’a décrit l’opposition qu’elle établissait entre la Vierge Marie qui incarnait, selon elle, la négation de la vie sexuelle des femmes par les institutions religieuses et Marie-Madeleine, imaginée comme porteuse d’une forme de liberté et liée à la Déesse :

« La “Vierge“ Marie, c’est dire que la femme n’a pas le droit à une vie sexuelle ! […] Marie-Madeleine était une prêtresse, les prêtresses pouvaient être initiatrices sexuelles, elles avaient aussi ce pouvoir. Elles incarnaient la Déesse dans la dimension sexuelle ».

Ici Marie-Madeleine est une figure qui permettrait de réenchanter le corps et de doter d’une valeur positive et transformatrice les événements corporels féminins, en réconciliant vie sexuelle, corporalité et vie spirituelle.

Certaines de ces femmes ont aussi évoqué leur désir de faire pèlerinage à la grotte du massif de la Sainte-Baume en France. Cette région provençale est un lieu de pèlerinage chrétien et alternatif. Le massif permet d’accéder à la grotte dans laquelle Marie-Madeleine y aurait, selon la tradition locale, fini sa vie, et au sommet duquel se dresse une petite chapelle dite du Saint Pilon. Mélanie, ses fils et moi-même nous y sommes rendus à l’été 2018, d’abord dans la ville de Saint-Maximin-la-Sainte-Baume à la découverte de la basilique et des reliques de la sainte, puis avons gravi la Sainte-Baume. Pour Mélanie, ce pèlerinage s’inscrivait dans une quête intérieure, corporelle et spirituelle entamée il y a de nombreuses années, ce qui a nourri de nombreux échanges entre nous pendant ces quatre jours. J’ai été particulièrement touchée de découvrir, dans la grotte basse du massif, le « Chemin de la Consolation » : des petites plaques en laiton apposées par les parents sur la façade rocheuse pour nommer leur enfant non-né·e. L’arrivée au sommet du massif, en pleine journée, avec ce soleil radieux, et cette Provence verdoyante qui se déployait sous les yeux, a été, pour moi, l’occasion d’un temps de recueillement.

Entre les mondes

L’anthropologue Anna Fedele, qui a longuement étudié la figure de Marie-Madeleine dans les représentations et pratiques des personnes impliquées dans le milieu alternatif, témoigne de ce double mouvement entre critique et réinterprétation de l’héritage culturel catholique romain.

Il ne s’agit pas de rupture absolue, mais de recomposition, de sélection dans les représentations et les pratiques des femmes pour l’élaboration de leurs trajectoires religieuses, dans l’affirmation de leur spiritualité, sans frontières étanches entre les univers de sens religieux.

Un double mouvement propre à des femmes (et des hommes) qui, ayant grandi dans un milieu catholique, se réapproprient certaines conceptions entre créativité et négociations face à leurs nouvelles croyances et pratiques néopaïennes ou New Age[6]. Durant ma recherche, toutes les participantes qui ont évoqué le catholicisme romain ont été élevées dans une famille pratiquante de cette confession. Celles-ci se sont tournées vers des contenus religieux alternatifs à leur adolescence ou à l’âge adulte. Elles ont, par leurs lectures et participations à des rencontres, élaboré un récit parfois critique tout en conservant ou intégrant certains éléments dans leur quête d’identité. Ainsi, il ne s’agit pas de rupture absolue, mais de recomposition, de sélection dans les représentations et les pratiques des femmes pour l’élaboration de leurs trajectoires religieuses, dans l’affirmation de leur spiritualité, sans frontières étanches entre les univers de sens religieux. Comme constaté avec mes interlocutrices, ce dialogue complexe entre ésotérisme et christianisme a été rendu possible par l’agentivité de ces femmes croyantes à établir une vision du monde personnelle et partagée, tissée au quotidien autour d’une figure spirituelle féminine millénaire.

Références

1Pour un historique de Marie-Madeleine dans divers mouvements religieux, lire Ricci (2020).

2KENYON, Tom. & SION, Judi. (2008) Le manuscrit de Marie Madeleine : les alchimies d’Horus et la magie sexuelle d’Isis, Montréal : Les Éditions Ariane.

3FEDELE, Anna. (2009) « From Christian Religion to Feminist Spirituality: Mary Magdalene pilgrimages to La Sainte-Baume, France », Culture and Religion, 10 (3) : 245.

4« Pape François : audience générale, Mercredi 17 mai 2017 ». In Libreria Editrice Vaticana [en ligne] : https://w2.vatican.va/content/francesco/fr/audiences/2017/documents/papa-francesco_20170517_udienza-generale.html, consulté le 24 octobre 2022.

5Dont celui de Carmine (2005)

6FEDELE, Anna. (2009) « From Christian Religion to Feminist Spirituality: Mary Magdalene pilgrimages to La Sainte-Baume, France », Culture and Religion, 10 (3) : 246.

7NETZ, Aurélie. (2019) Les cercles de femmes : ritualiser l’identité de genre dans les spiritualités alternatives, Paris : L’Harmattan.

Autres références

CARMINE SALERNO, Toni (2005) Magdalene Oracle: an ocean of eternal love, Glen Waverley: Blue Angel Gallery.

RICCI, Carla. (2020) « Wife, Queen, Goddess: Mary Magdalene and the new religious-spiritual movements (19th-21st centuries) », In LUPIERI, Edmondo F. (ed.) Mary Magdalene from the New Testament to the New Age and Beyond (pp. 364-394), Leiden: Brill.

Informations

Pour citer cet articleNom Prénom, « Titre ». Blog de l’Institut des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le XX mois 2022, consulté le XX mois 2022. URL :
AuteurAurélie Netz

Diplômée master Sciences Sociales, Université de Lausanne, 2018
Anthropologue et autrice
Aumônière auprès des mineur·e·s placés en institution, Église évangélique réformée du canton de Vaud.
www.aurelienetz.ch
Contactaurelie.netz@outlook.com
EnseignementMémoire de Maîtrise sciences sociales : Spiritualités alternatives : entre construction de soi et quête de guérison

Sous la direction de Profe Irene Maffi (directrice mémoire), Profe Véronique Mottier (experte)