Perspective (focalisation et point de vue)

Raphaël Baroni

La focalisation, notamment dans sa version dérivée des travaux de Genette, apparait comme l’une des notions plus contestées dans le champ de la théorie du récit. L’objectif principal de Genette, lorsqu’il introduit cette notion, était de distinguer la « voix » (qui parle ?) du « mode » (qui voit ? qui perçoit ? ou qui pense ?). Pour fonder sa typologie, il s’appuie explicitement sur les analyses antérieures de Blin, Lubbock, Pouillon et, surtout, de Todorov (1966 : 141-142). Cette conception concerne en premier lieu le réglage de l’information narrative, en dehors des questions relatives à l’identité de l’instance narrative. Genette distingue trois régimes principaux de focalisation :

  1. focalisation interne : « Narrateur = Personnage (le narrateur ne dit que ce que sait tel personnage) ; c’est le récit « à point de vue » selon Lubbock ou à « champ restreint » selon Blin, la « vision avec » selon Pouillon » ([1972] 2007 : 193) ;
  2. focalisation externe : « Narrateur < Personnage (le narrateur en dit moins que n’en sait le personnage) ; c’est le récit « objectif » ou « behavioriste », que Pouillon nomme « vision du dehors ». […] [L]e héros agit devant nous sans que nous soyons jamais admis à connaître ses pensées ou sentiment » ([1972] 2007 : 194-195) ;
  3. focalisation zéro : « ce que la critique anglo-saxonne nomme le récit à narrateur omniscient et Pouillon « vision par derrière », et que Todorov symbolise par la formule Narrateur > Personnage (où le narrateur en sait plus que le personnage, ou plus précisément en dit plus que n’en sait aucun des personnages) » ([1972] 2007 : 193)
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Narratologie postcoloniale

Par Jan Alber

Traduit de l’anglais par Raphaël Baroni

Les narratologues postcoloniaux s’intéressent au lien entre les stratégies narratives et l’idéologie du colonialisme et en particulier à la question de savoir si les techniques narratives et le récit dans son ensemble reproduisent ou critiquent les postulats de la pensée colonialiste, qui fonctionne sur la base d’oppositions binaires (telles que civilisé vs barbare, sophistiqué vs primitif, culture vs nature, supérieur vs inférieur) pour justifier le fait de prendre le contrôle d’autres pays. Ce domaine de recherche recoupe en partie les travaux menés en France dans le domaine de la socio-critique d’inspiration marxiste (cf. Duchet 1971), mais il se développe dans un contexte différent, qui est celui de l’essor de la narratologie critique à partir des années 1980. Dans cette approche, la question de savoir où se situent les récits et quel type de pensée ils favorisent est primordiale : un récit colonialiste prône la domination sur les territoires d’autres peuples ; dans un récit néocolonialiste, « les anciens maîtres continuent d’agir de manière colonialiste à l’égard des États anciennement colonisés » (Young 2001 : 45) ; un récit postcolonial tente au contraire de dépasser « les récits et les idéologies propres au colonialisme » (Williams 2005 : 451) ; et un récit décolonial implique « une lutte actuelle pour combattre l’héritage colonial, c’est-à-dire la forme de pensée introduite […] dans les années 1500, dans laquelle les identités et les savoirs européens en sont venus à être considérés comme supérieurs à tous les autres » (Arias 2018 : 2). 

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Expérientialité / Experientiality

Marco Caracciolo

Traduit de l’anglais par Raphaël Baroni[1]


Le terme « expérientialité » a été introduit par Monika Fludernik, qui l’a défini comme « l’évocation quasi-mimétique de l’expérience de la vie réelle » (1996 : 12). L’expérientialité fait référence à la manière dont la narration exploite la familiarité des lecteurs avec l’expérience en activant des paramètres cognitifs « naturels » (voir Fludernik 2003), c’est-à-dire des structures de base de l’engagement humain avec le monde qui comblent le fossé entre l’expérience réelle et les représentations narratives de l’expérience. Nous pouvons regrouper ces paramètres dans quatre catégories : l’incarnation (embodiment), l’intentionnalité, la temporalité et l’évaluation. Ces catégories se retrouvent sous une forme de prototypique dans les récits « naturels » (c’est-à-dire conversationnels), où un narrateur ou une narratrice relate une expérience passée en transmettant sa propre manière d’appréhender corporellement et émotionnellement les actions qui se déroulent dans le temps. Cette situation narrative « naturelle », où l’expérienceur et le narrateur coïncident, constitue le fondement du modèle narratologique de Fludernik.

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Discours et style / Discourse and Style

Par Dan Shen

Traduit de l’anglais par Gaspard Turin & Raphaël Baroni

À première vue, la distinction narratologique entre l’histoire et le discours semble correspondre à la distinction stylistique entre le contenu et le style. Le discours fait référence à la manière dont l’histoire est racontée, le style renvoie à la manière dont le contenu est présenté. En d’autres termes, discours et style semblent interchangeables, l’un comme l’autre faisant référence au niveau de présentation par opposition à celui du contenu. Mais en réalité, le discours de la narratologie et le style de la stylistique ont une portée très différente et ne se chevauchent que de façon limitée (Shen 2025 ; voir aussi Shen 2005, 2023a [2014]).

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Narratologie de la bande dessinée

par Jan Baetens

Le succès commercial, soutenu et durable, de la bande dessinée, la pléthore d’adaptations de textes tant fictionnels que non fictionnels, la place de plus en plus nette de la bande dessinée dans l’exploration transmédiale des contenus médiatiques, la « littérarisation » de ce genre d’histoires qui émergent peu à peu comme média indépendant (le « neuvième art »), ainsi que l’institutionnalisation de toutes ces pratiques au sein de la recherche et de l’enseignement universitaires, expliquent l’intérêt grandissant de la narratologie pour la bande dessinée – terme générique que le français continue à préférer aux variations anglophones sur le concept de « récit graphique », terme qui permet de mettre en sourdine l’opposition peut-être fallacieuse entre « comics » et « roman graphique[1] ».

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Narratologie de l’image fixe

Par Jan Baetens

S’il est vrai qu’« innombrables sont les récits du monde », y compris dans le domaine de l’image fixe, et qu’il n’y a « nulle part aucun peuple sans récit » (Barthes 1966 : 1), cette omniprésence est sans doute liée à la pulsion narrative de l’être humain. Aptitude à tout narrativiser que semble résumer la maxime « every picture tells a story », mais qui pose tout de suite la question fondamentale : est-ce l’image qui raconte ou, au contraire, le spectateur qui, en partant de certaines propriétés de l’image, la convertit en narration ?

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Fictions multiverselles, Fictions multiversions (appel à contribution)

N.B. : Cet ouvrage prendra la suite des journées d’étude organisées sous le même titre par le Pôle de narratologie transmédiale, transculturelle et transhistorique (NaTrans) à La Grange, le Centre Arts et Sciences de l’Université de Lausanne. Ces journées ont eu lieu les 3 et 4 octobre 2024 dans le cadre d’une semaine de programmation artistique et scientifique intitulée La Mixtape du Multivers.

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Fictions multiverselles, fictions multiversions (journées d’étude)

Fictions multiverselles, fictions multiversions. Pour une poétique des mondes fictionnels parallèles

Journées d’étude organisées par le Pôle de narratologie transmédiale (NaTrans) de l’Université de Lausanne, dans le cadre du Festival du Multivers de La Grange – Centre / Arts et Sciences / UNIL. Foyer de La Grange, campus de Dorigny, Université de Lausanne, du 3 au 4 octobre 2024

Ces journées proposent de réfléchir à deux phénomènes narratifs distincts, qui cependant – c’est le pari que nous voulons tenter – peuvent être pensés ensemble et gagnent à l’être : d’une part les fictions multiverselles, dont le monde représenté consiste en plusieurs univers ou dimensions parallèles, p.ex. la trilogie romanesque His Dark Materials (À la croisée des mondes, 1995-2000) de Philip Pullman ou le film Everything Everywhere All At Once (Tout, partout, tout à la fois, 2022) de Dan Kwan et Daniel Scheinert ; d’autre part les fictions multiversions, qui ne représentent aucun multivers et ne ressortissent que parfois aux genres de l’imaginaire (fantasy, science-fiction), mais consistent en plusieurs versions différentes et successives d’un même récit, p.ex. le film Lola rennt (Cours, Lola, cours, 1998) de Tom Tykwer, voire les récits interactifs du type « Livre dont vous êtes le héros ». On pourrait encore ajouter à ce dernier ensemble les œuvres suggérant plus ou moins explicitement la possibilité d’autres versions (sans toutefois les réaliser) ou existant de facto en plusieurs versions concurrentes en raison d’une adaptation ultérieure interventionniste ou d’une récriture : sans faire œuvre de la coexistence ou de la concurrence entre plusieurs versions d’un même récit, elles y font écho ou se confrontent incidemment à ce phénomène.

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Variantes. La déclinaison des possibles comme objet de la recherche (annonce de parution)

Le colloque international « Variantes », organisé dans le cadre du programme doctoral « Dispositifs de vision : cinéma, photographie et autres médias » de la Section d’histoire et esthétique du cinéma de la Faculté des lettres de l’UNIL par Anne Besson (Université d’Artois), Alain Boillat (Université de Lausanne) et Matthieu Letourneux (Université Paris Nanterre), s’est tenu à l’UNIL les 27 et 28 septembre 2023, avec un prolongement « national » de présentation par Alain Boillat, Jeanne Modoux et Achilleas Papakonstantis des archives de la Cinémathèque suisse à Penthaz le 29 septembre. Il s’est inscrit dans l’axe « Fictions médiatiques » autour duquel se noue le partenariat entre les trois universités et qui a été initié les 9 et 10 septembre 2021 à l’Université d’Artois à l’occasion du colloque « Cultures populaires et cultures savantes : frontières de la légitimité ».

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Narrateur auctorial / Authorial Narrator

Par Sylvie Patron

Le terme et le concept de narrateur auctorial (auktoriale Erzähler) sont dus à Franz K. Stanzel (voir 1955 et 1971 [1955]). «Les interprètes du roman négligent souvent le fait que la figure du narrateur auctorial n’est pas simplement identique à la personnalité de l’auteur» (Stanzel 1971 [1955]: 24[1]). Issu de l’aire germanophone, le narrateur auctorial est aussi essentiellement utilisé dans cette aire. Gérard Genette et Seymour Chatman, par exemple, n’y ont pas recours; les représentants de la narratologie rhétorique contemporaine non plus, qui rattachent «auctorial» à «auteur» (plus exactement, «auteur implicite»). On trouve «voix auctoriale» et «narrateur auctorial» chez Susan Sniader Lanser, mais ces termes prennent sens dans un autre système théorique. Chez Stanzel, le narrateur auctorial fait système avec le je-narrateur (Ich-Erzähler, traduit en anglais par first-person narrator, littéralement «narrateur à la première personne») et le réflecteur du récit figural (voir 1971 [1955] et 1984 [1979]); chez Lanser, la voix auctoriale fait système avec la voix personnelle et la voix communautaire (voir 1992). La traduction française de l’ouvrage de Käte Hamburger (1968 et 1986 [1968]) gomme la présence du terme «narrateur auctorial», repris par Hamburger dans un rapport polémique avec Stanzel.

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