Programme du séminaire « Recherches contemporaines en narratologie » (CRAL)

Séries télévisées : complexification des récits

Co-organisateurs du séminaire : Olivier Caïra (IUT Evry et EHESS), Thomas Conrad (ENS, Paris), Anne Duprat (Université de Picardie-Jules Vernes/IUF), Anaïs Goudmand (Sorbonne Université), John Pier (Université de Tours et CRAL), Philippe Roussin (CRAL/CNRS).

Les années 2000 ont vu émerger un nouveau paradigme narratif : la « télévision complexe » décrite par Jason Mittell en 2015 dans Complex TV: The Poetics of Contemporary Television Storytelling, et caractérisée par le développement d’intrigues non linéaires, de narrations fragmentées, de personnages ambivalents et par la forte implication des spectateurs dans la construction du récit. Depuis 2015, cette tendance s’est accentuée au point de faire de la complication du récit un trait nettement reconnaissable de la production télévisuelle occidentale contemporaine. Le séminaire « Recherches contemporaines en narratologie » propose d’explorer cette évolution, notamment dans les dix dernières années, marquées par non seulement par la richesse des univers fictionnels développés sur ces supports, mais aussi par la domination des plateformes de streaming dans la production globale des fictions, par la diversification qui en résulte dans les modes de consommation du récit, et par la circulation mondiale des œuvres.

Lire la suite

Tension narrative et mise en intrigue

Par Raphaël Baroni

La tension narrative est une notion théorique visant à rendre compte du fonctionnement de l’intrigue sur un plan dynamique. Souvent décrite avec les expressions « tension dramatique » (Bourneuf & Ouellet 1972 ; Baroni 2002), « pyramide dramatique » (Freytag 1908) ou « arc dramatique » (Dancyger & Rush  2007 : 100-101), l’introduction de ce terme (Baroni 2007) permet d’en généraliser la portée et d’en faire un hyperonyme renvoyant auxdifférents effets que l’on associe aux « intérêts narratifs » (Sternberg 1992) ou à la « progression » dans un récit (Phelan 1989). Ainsi que l’explique Jean-Paul Bronckart, le tension renvoie sur un plan « dialogique » à la manière dont une intrigue se noue et se dénoue, formant ainsi des séquences qui rythment la représentation narrative :

S’il est rarement posé comme tel, le statut dialogique de la séquence narrative est néanmoins évident. Comme nous l’avons montré, qu’elle soit ternaire, quinaire ou plus complexe encore, cette séquence se caractérise toujours par la mise en intrigue des événements évoqués. Elle dispose ces derniers de manière à créer une tension, puis à la résoudre, et le suspense ainsi établi contribue au maintien de l’attention du destinataire. (Bronckart 1996 : 237)

Lire la suite

Narratologie et enseignement du français (annonce de publication)

Une partie des actes du colloque Pour une théorie du récit impliquée: outils narratologiques et enseignement du français (Lausanne, 6 et 7 mars 2025), ont été publiés dans le numéro 74 des Cahiers de narratologie. Ce colloque international marquait l’aboutissement du projet de recherche Pour une théorie du récit au service de l’enseignement (FNS n° 197612). Les articles réunis dans ce dossier s’interrogent les rapports entre enseignement et narratologie, en envisageant la théorie narrative comme une pourvoyeuse d’outils pour l’analyse et la production de récits dans la classe de français. S’inscrivant dans le sillage d’une première journée d’étude qui avait permis de retracer les processus de scolarisation de la narratologie et de tirer un premier bilan de ses usages dans l’enseignement (dont les actes ont été publiés dans le revue Transpositio), le colloque entendait s’orienter vers de nouveaux horizons. En effet, si les enquêtes de terrain tendent à montrer que l’outillage mobilisé dans les classes de français n’a guère changé en un demi-siècle, la théorie du récit, elle, n’a jamais cessé d’évoluer, profitant de apports de la linguistique textuelle et de la stylistique, des sciences cognitives et de la rhétorique, de la sociologie et de l’éthique. Cette partie des actes du colloque explore ainsi de nouvelles ressources théoriques mobilisables pour l’enseignement du français, en s’appuyant sur un éventail de propositions émanant de théoricien·nes du récit jeunes ou confirmé·es.

Lire la suite

Narrateur

Par Sylvie Patron

Les «théories pan-narratoriales» (pan-narrator theories), ainsi nommées par leurs adversaires théoriques (voir Köppe et Stühring 2011), regroupent toutes les théories qui se basent sur l’axiome de l’existence d’un narrateur dans tous les récits et d’un narrateur fictionnel dans tous les récits de fiction, à commencer par la narratologie, depuis son avènement dans le contexte de la poétique structuraliste et dans la plupart de ses versions passées et présentes (voir en particulier Barthes 1981 [1966]; Todorov 1981 [1966]; Genette 2007 [1972], 2007 [1983]; Bal 1985, 2017 [1978]; Stanzel 1984 [1979]; Prince 2012 [1982]; Rimmon-Kenan 2002 [1983]; Chatman 1990; les représentants de la narratologie rhétorique contemporaine). Les «théories du narrateur optionnel» (voir Patron 2016 [2009]; Köppe et Stühring 2011) considèrent la deuxième partie de cet axiome comme une hypothèse et avancent une série d’arguments à l’encontre de cette hypothèse. Pour les représentants ou représentantes de ces théories, on ne peut parler d’un narrateur (ou, implicitement, d’une narratrice) fictionnel(le) que dans le cas où l’auteur ou l’autrice «crée» (construit, représente) un narrateur (ou une narratrice) dans une démarche qui peut être considérée comme intentionnelle. Il s’agit à l’origine de théories destinées à rendre compte de la narration dans les romans ou les nouvelles (le récit de fiction littéraire), mais il existe également des versions de la théorie du narrateur optionnel portant sur d’autres formes de fiction (cinématographiques, graphiques, etc.) et d’autres formes de récits littéraires, antérieures au roman moderne (voir en particulier Hamburger 1986 [1957, 1968]; Kuroda 2022 [articles de 1973, 1974, 1975]; Banfield 1995 [1982], 2018 [articles postérieurs à 1982]; Bordwell 1985; Spearing 2005; Patron 2016 [2009], 2015; Thon 2016; Patron [dir.] 2022).

Lire la suite

Narrations à la deuxième et à la cinquième personnes

Par Daniel Seixas Oliveira

Dans le récit littéraire, la désignation, dans la durée, d’un protagoniste par un pronom de deuxième personne est un phénomène relativement récent: il faut attendre la dernière décennie du XXe siècle pour que ce mode narratif se développe véritablement. La narration à la deuxième personne n’est toutefois pas une invention des écrivains du siècle passé: la forme semble être disponible dès le XIXe siècle, hors de France à tout le moins (voir par exemple la nouvelle de Hawthorne, « The Haunted Mind », publiée en 1835). En France, c’est avec la parution de La Modification de Michel Butor (1957) que la narration à la deuxième personne – ou plutôt, dans le cas du roman de Butor, « à la cinquième personne » – fait une entrée remarquée sur la scène littéraire. Le protagoniste du roman est, de bout en bout du récit, désigné par un « vous », dit « de politesse » – il semble que, dans les récits menés à la cinquième personne, le pronom désigne toujours un protagoniste vouvoyé: ne sera donc pas abordé ici le cas, vraisemblablement encore virtuel, des récits qui désignent, par le truchement du « vous », un sujet collectif jouant le rôle de protagoniste. La narration singulière du roman de Butor ne manque pas d’être commentée par les critiques de l’époque; Barthes écrit ainsi:

Lire la suite

Perspective (focalisation et point de vue)

Raphaël Baroni

La focalisation, notamment dans sa version dérivée des travaux de Genette, apparait comme l’une des notions les plus discutées dans le champ de la théorie du récit. L’objectif principal de Genette, lorsqu’il introduit cette notion, était de distinguer la « voix » (qui parle ?) du « mode » (qui voit ? qui perçoit ? ou qui pense ?). Pour fonder sa typologie, il s’appuie explicitement sur les analyses antérieures de Blin, Lubbock, Pouillon et, surtout, de Todorov (1966 : 141-142). Cette conception concerne en premier lieu le réglage de l’information narrative, en dehors des questions relatives à l’identité de l’instance narrative. Genette distingue trois régimes principaux de focalisation :

  1. focalisation interne : « Narrateur = Personnage (le narrateur ne dit que ce que sait tel personnage) ; c’est le récit « à point de vue » selon Lubbock ou à « champ restreint » selon Blin, la « vision avec » selon Pouillon » ([1972] 2007 : 193) ;
  2. focalisation externe : « Narrateur < Personnage (le narrateur en dit moins que n’en sait le personnage) ; c’est le récit « objectif » ou « behavioriste », que Pouillon nomme « vision du dehors ». […] [L]e héros agit devant nous sans que nous soyons jamais admis à connaître ses pensées ou sentiment » ([1972] 2007 : 194-195) ;
  3. focalisation zéro : « ce que la critique anglo-saxonne nomme le récit à narrateur omniscient et Pouillon « vision par derrière », et que Todorov symbolise par la formule Narrateur > Personnage (où le narrateur en sait plus que le personnage, ou plus précisément en dit plus que n’en sait aucun des personnages) » ([1972] 2007 : 193)
Lire la suite

Narratologie postcoloniale

Par Jan Alber

Traduit de l’anglais par Raphaël Baroni

Les narratologues postcoloniaux s’intéressent au lien entre les stratégies narratives et l’idéologie du colonialisme et en particulier à la question de savoir si les techniques narratives et le récit dans son ensemble reproduisent ou critiquent les postulats de la pensée colonialiste, qui fonctionne sur la base d’oppositions binaires (telles que civilisé vs barbare, sophistiqué vs primitif, culture vs nature, supérieur vs inférieur) pour justifier le fait de prendre le contrôle d’autres pays. Ce domaine de recherche recoupe en partie les travaux menés en France dans le domaine de la socio-critique d’inspiration marxiste (cf. Duchet 1971), mais il se développe dans un contexte différent, qui est celui de l’essor de la narratologie critique à partir des années 1980. Dans cette approche, la question de savoir où se situent les récits et quel type de pensée ils favorisent est primordiale : un récit colonialiste prône la domination sur les territoires d’autres peuples ; dans un récit néocolonialiste, « les anciens maîtres continuent d’agir de manière colonialiste à l’égard des États anciennement colonisés » (Young 2001 : 45) ; un récit postcolonial tente au contraire de dépasser « les récits et les idéologies propres au colonialisme » (Williams 2005 : 451) ; et un récit décolonial implique « une lutte actuelle pour combattre l’héritage colonial, c’est-à-dire la forme de pensée introduite […] dans les années 1500, dans laquelle les identités et les savoirs européens en sont venus à être considérés comme supérieurs à tous les autres » (Arias 2018 : 2). 

Lire la suite

Expérientialité / Experientiality

Marco Caracciolo

Traduit de l’anglais par Raphaël Baroni[1]


Le terme « expérientialité » a été introduit par Monika Fludernik, qui l’a défini comme « l’évocation quasi-mimétique de l’expérience de la vie réelle » (1996 : 12). L’expérientialité fait référence à la manière dont la narration exploite la familiarité des lecteurs avec l’expérience en activant des paramètres cognitifs « naturels » (voir Fludernik 2003), c’est-à-dire des structures de base de l’engagement humain avec le monde qui comblent le fossé entre l’expérience réelle et les représentations narratives de l’expérience. Nous pouvons regrouper ces paramètres dans quatre catégories : l’incarnation (embodiment), l’intentionnalité, la temporalité et l’évaluation. Ces catégories se retrouvent sous une forme de prototypique dans les récits « naturels » (c’est-à-dire conversationnels), où un narrateur ou une narratrice relate une expérience passée en transmettant sa propre manière d’appréhender corporellement et émotionnellement les actions qui se déroulent dans le temps. Cette situation narrative « naturelle », où l’expérienceur et le narrateur coïncident, constitue le fondement du modèle narratologique de Fludernik.

Lire la suite

Discours et style / Discourse and Style

Par Dan Shen

Traduit de l’anglais par Gaspard Turin & Raphaël Baroni

À première vue, la distinction narratologique entre l’histoire et le discours semble correspondre à la distinction stylistique entre le contenu et le style. Le discours fait référence à la manière dont l’histoire est racontée, le style renvoie à la manière dont le contenu est présenté. En d’autres termes, discours et style semblent interchangeables, l’un comme l’autre faisant référence au niveau de présentation par opposition à celui du contenu. Mais en réalité, le discours de la narratologie et le style de la stylistique ont une portée très différente et ne se chevauchent que de façon limitée (Shen 2025 ; voir aussi Shen 2005, 2023a [2014]).

Lire la suite

Récit en bande dessinée

par Jan Baetens

Le succès commercial, soutenu et durable, de la bande dessinée, la pléthore d’adaptations de textes tant fictionnels que non fictionnels, la place de plus en plus nette de la bande dessinée dans l’exploration transmédiale des contenus médiatiques, la « littérarisation » de ce genre d’histoires qui émergent peu à peu comme média indépendant (le « neuvième art »), ainsi que l’institutionnalisation de toutes ces pratiques au sein de la recherche et de l’enseignement universitaires, expliquent l’intérêt grandissant de la narratologie pour la bande dessinée – terme générique que le français continue à préférer aux variations anglophones sur le concept de « récit graphique », terme qui permet de mettre en sourdine l’opposition peut-être fallacieuse entre « comics » et « roman graphique[1] ».

Lire la suite