Par Marine Borel et Raphaël Oesterlé
I. Introduction : description de la recherche
Financé par le Fonds National Suisse de la Recherche Scientifique (FNS), le projet intitulé « Le découpage de l’action : analyse narratologique de périodiques de bandes dessinées (1946-1959) » s’est achevé en décembre 2015, après trois ans de recherches fructueuses. Ce projet, qui a réuni Françoise Revaz (professeure de linguistique française à l’Université de Fribourg), Alain Boillat (professeur à la Section d’histoire et esthétique du cinéma de l’Université de Lausanne), Raphaël Oesterlé et Marine Borel (doctorants et assistants de recherche), avait pour but de dépouiller et d’étudier une partie du « Fonds Ghebali », importante collection de bandes dessinées acquise par le Centre BD de la Bibliothèque municipale de la Ville de Lausanne en 2010. Alain Boillat et Raphael Oesterlé en ont exposé les enjeux méthodologiques dans la revue en ligne Cinergie (http://www.cinergie.it/?p=3272).
Principalement composé de périodiques de bandes dessinées, le Fonds Ghebali, d’un intérêt unique en Europe, se distingue tant par sa richesse (plus de 630 titres de magazines différents – pour la plupart des collections complètes – parus entre les années 1920 et la fin des années 1970) que par son originalité (il comporte notamment de très rares collections d’inspiration chrétienne s’adressant spécifiquement aux jeunes filles, des bandes dessinées publicitaires, ainsi que des magazines destinés exclusivement aux anciennes colonies francophones).
Les récits de bande dessinée publiés dans les périodiques de la collection Ghebali consistent, pour la grande majorité d’entre eux, en « feuilletons », c’est-à-dire en récits morcelés, publiés en épisodes, et continuellement « à suivre ». Ces feuilletons BD se caractérisant par la discontinuité de leur mode de diffusion et de leur récit, nous avons choisi de placer au cœur de nos préoccupations la question du « découpage » (le découpage entre les épisodes, mais également le découpage entre les strips et entre les cases), une question que nous avons abordée dans une perspective interdisciplinaire, à la croisée de la narratologie, de la linguistique textuelle et des théories du cinéma.
L’apport de la narratologie s’est révélé particulièrement important, puisqu’il a notamment permis d’étudier en profondeur la dynamique instaurée par le mode de production périodique des récits, tant dans l’économie narrative des feuilletons (qui, pour être fragmentés en épisodes, n’en offrent pas moins une cohérence et une complétude sur le plan narratif) que dans la participation du lecteur (qui, toujours maintenu dans l’attente et dans l’incertitude, est sans cesse invité à émettre de nouvelles hypothèses quant à la suite des événements).
II. Dépouillement du corpus : objectifs et méthode
Le Fonds Ghebali représentant une collection particulièrement riche et variée, nous avons rapidement décidé de réduire notre champ d’investigation, en concentrant nos efforts sur les périodiques parus durant l’après-guerre (1946-1959) dont nous possédions les collections complètes (Tintin, Spirou, Vaillant, Coq Hardi, Bravo ! ou encore Cœurs Vaillants). Afin de nous familiariser avec cette sélection de périodiques (qui, pour être réduite, n’en demeurait pas moins extrêmement vaste), nous avons principalement consacré notre énergie, durant la première année de notre projet, à la lecture et au dépouillement du corpus.
Il nous semblait important que ce dépouillement soit effectué de manière méthodique et réfléchie. Nous avons ainsi commencé par établir la liste des critères que nous jugions pertinents pour notre recherche. Notre but était avant tout d’analyser et de comprendre l’économie narrative des histoires à suivre, c’est-à-dire les mécanismes de rupture/suture entre les différents épisodes qui composent les feuilletons. Nous nous sommes ainsi principalement concentrés, lors de la phase de détermination des critères de dépouillement, sur les différentes marques de « suture » vers l’amont (marques destinées, en début de planche, à faciliter la reprise par le lecteur du fil de sa lecture), ainsi que sur les diverses marques de « suture » vers l’aval (marques destinées, en fin de planche, à intriguer le lecteur, à l’encourager à émettre des hypothèses et à lui donner envie de lire la suite de l’histoire). Nous avons ensuite pu établir une grille contenant l’ensemble des critères de dépouillement que nous avions répertoriés.
Pour chaque feuilleton que nous avons dépouillé, nous avons rempli une grille particulière. Les nombreuses grilles que nous avons complétées ont ainsi constitué autant de documents de référence que nous avons pu utiliser dans la suite de notre recherche, aussi bien pour la rédaction d’articles en rapport avec notre projet que pour l’exposition grand public que nous avons organisée en automne 2013.
III. Etablissement de la grille de dépouillement (choix des critères)
La grille de lecture que nous avons établie a plusieurs fois été réadaptée et retravaillée durant les premières semaines de dépouillement. Après modifications et corrections, cette grille comporte quatre rubriques principales.
La première rubrique, intitulée « identification du feuilleton », est destinée à contenir les références générales concernant l’histoire à suivre : le titre du périodique (ex : Journal de Tintin, Cœurs Vaillants) ; le titre de la série, lorsque cela s’avère pertinent (ex : Tintin, Lucky Luke) ; le titre de l’aventure (ex : Les sept boules de cristal, Tif et Tondu contre la main blanche) ; enfin le titre des chapitres qui composent le feuilleton.
Les trois rubriques qui suivent contiennent quant à elles des informations concernant non plus l’ensemble du feuilleton, mais chacun des épisodes de l’histoire à suivre.
La deuxième rubrique, intitulée « données générales », est destinée à recueillir, pour chaque épisode, un certain nombre d’informations, telles que le numéro dans lequel l’épisode a été publié et la date de sa parution (ex : Cœurs Vaillants n°12, 20 octobre 1946). Cette seconde rubrique contient également le lieu où se trouve l’épisode dans le périodique (en couverture, à l’intérieur du fascicule ou en quatrième de couverture) ainsi que l’espace que cet épisode occupe (espace qui va d’un simple strip à plusieurs pages). Enfin, elle permet d’indiquer si l’épisode est en noir et blanc ou en quadrichromie.
Les troisième et quatrième rubriques contiennent quant à elles les éléments qui nous ont semblé particulièrement pertinents pour notre recherche.
La troisième rubrique, intitulée « début de la planche », se concentre sur les éléments qui introduisent ou relancent le récit en début d’épisode. Il s’agit premièrement des mentions ou des éléments visuels qui ont pour fonction de mettre en évidence le début de l’épisode (ex : titre de la série, titre de l’aventure ou de l’épisode, logos ou emblèmes caractéristiques), autant d’éléments qui permettent au lecteur d’identifier rapidement l’histoire dont il s’agit. Cette troisième rubrique donne également la possibilité d’indiquer si les premières cases de l’épisode contiennent des récitatifs, des bulles ou des images qui favorisent particulièrement le démarrage ou la reprise du feuilleton (par exemple des récitatifs qui résument les épisodes précédents, des bulles qui poursuivent des dialogues préalablement entamés, des images qui reprennent des situations en cours, etc.). Il va de soi que cette troisième rubrique ne se concentre pas uniquement sur le début des épisodes, mais qu’elle prend également en compte le lien que le début des épisodes entretient avec la fin des épisodes qui précèdent.
La quatrième et dernière rubrique concerne quant à elle les fins de planche. Elle est premièrement l’occasion d’indiquer si la fin de l’épisode contient des mentions particulières, tournées vers la suite de l’histoire, telles que le fameux « à suivre » ou l’annonce des titres – souvent intrigants – que porteront les épisodes suivants. Cette quatrième rubrique permet également de noter si les récitatifs, les bulles ou les images qui se trouvent en fin de planche sont plutôt destinés à clore l’épisode, en mettant en avant l’unité, la complétude narrative de l’épisode (les récitatifs ou les bulles font par exemple le bilan des péripéties qui se sont déroulées jusque-là), ou si les différents éléments verbaux et textuels visent prioritairement à relancer le récit – au moment précis où ce dernier s’arrête –, en créant ou en entretenant une « tension narrative » particulière. Pour l’analyse de ce dernier point, nous avons notamment travaillé avec deux concepts développés par Raphaël Baroni (dans son ouvrage justement intitulé La Tension narrative) : la « curiosité » et le « suspense ». Baroni emploie le terme de « curiosité » lorsque le lecteur est invité à s’interroger sur la nature d’un événement passé ou présent, resté totalement ou partiellement inexpliqué (c’est le cas dans les enquêtes policières) ; il parle de « suspense » lorsque le récit, en renforçant l’incertitude du lecteur, incite ce dernier à émettre des hypothèses quant à la suite des événements.
Le dépouillement de notre corpus nous a montré que, dans le cas des feuilletons de bande dessinée, il peut arriver que les épisodes se terminent à la fois sur une « clôture provisoire » (résumé des événements passés ou présentation de la situation présente comme momentanément arrêtée) et sur une « relance » (annonce des événements à venir). Par exemple, l’image présente les personnages en train de profiter d’une pause bien méritée et les bulles expriment la satisfaction des héros après une péripétie (clôture provisoire marquant la fin d’une séquence narrative), tandis que le récitatif indique au lecteur que la situation va bientôt se compliquer (relance). Il faut d’ailleurs noter que la mention « à suivre » fonctionne toute seule comme une relance minimale, la simple indication que le récit va se poursuivre suffisant à donner au lecteur l’envie de lire la suite.
Enfin, nous avons prévu, en bas de chaque grille, une zone destinée aux remarques, qui permet de préciser certains points ou d’ajouter certaines informations utiles.
IV. Rédaction du mode d’emploi
Lorsque nous avons commencé à utiliser nos grilles de dépouillement, nous nous sommes rendu compte du fait que la façon dont nous remplissions ces grilles n’était pas entièrement harmonisée, chacun de nous utilisant à sa manière l’outil que nous avions construit. Nous avons ainsi décidé d’harmoniser encore notre méthode de travail en rédigeant un mode d’emploi décrivant précisément la manière d’utiliser et de remplir les grilles – un document également destiné à faciliter la lecture de nos tableaux par d’éventuelles personnes extérieures au projet mais intéressées par les périodiques du Fonds Ghebali.
V. Remplissage des grilles
L’usage systématique de nos grilles d’analyse nous a conduits à plusieurs conclusions. Si elles sont efficientes pour faire apparaître rapidement les données factuelles (non seulement la place dans l’économie du journal, mais aussi les grandes unités narratives, certaines séries enchaînant les péripéties pendant plusieurs années), elles montrent rapidement leurs limites dans les parties plus analytiques.
En premier lieu, les catégories choisies appellent un travail d’interprétation susceptible de varier d’un chercheur à l’autre, voire d’un jour à l’autre, en fonction du degré de sensibilité porté sur telle ou telle question. En effet, il s’avère que la plupart des cas relèvent de plusieurs catégories, et nos grilles sont incapables de rendre compte de cette complexité. Ainsi, le découpage en « début » et « fin » de planche est problématique. Un début d’épisode peut en effet parfaitement être composé d’une première case introductive, tout en inscrivant sa deuxième case dans une stricte continuité (symétriquement, la fin de l’épisode peut ménager une relance avant de s’achever sur une clôture provisoire). Nos grilles sont incapables de rendre compte de cet état, la multiplication des coches rendant l’information peu intelligible.
Par ailleurs, la notion de « continuité » pose problème en elle-même. La succession des cases place en effet d’emblée le médium de la bande dessinée sous le régime de la discontinuité. Si deux cases signifient souvent la continuité, il n’en reste pas moins que leur juxtaposition implique toujours une ellipse. Ici encore, mesurer la part de continu et de discontinu implique une activité d’interprétation.
Les commentaires qu’appellent ces différentes questions ont par ailleurs amené à une rapide saturation de la partie consacrée aux remarques. Cette partie permet de mettre en évidence des objets de discussion pertinents. Toutefois, le temps pris pour l’évaluation de chaque cas, assorti ou non de son commentaire, va à l’encontre de la fonction de dépouillement rapide et systématique attendu de telles grilles d’analyse. Plus qu’une activité de dépouillement, le remplissage des grilles est en effet déjà une première interprétation subordonnée à un point de vue. Le problème majeur qui apparaît alors est la difficulté pour un autre chercheur à utiliser les grilles élaborées
VI. Bilan critique
Notre façon de d’appréhender et de traiter les périodiques du Fonds Ghebali grâce à des grilles de dépouillement nous a permis de préciser nos attentes et nos objectifs de recherche, de nous familiariser avec le corpus, de l’aborder de façon systématique, de concentrer notre attention et nos efforts sur des questions précises et, enfin et surtout, de constituer une base de données consultable à tout moment durant la suite de nos recherches.
Nous avons néanmoins dû constater les limites de ce mode de dépouillement. Malgré l’établissement d’un mode d’emploi précis, nous avons en effet remarqué que ces grilles, une fois remplies, étaient souvent difficiles à lire et à utiliser par des personnes autres que celles ayant effectué le dépouillement. Nous avons également remarqué que les grilles établies en tout début de recherche ne comportaient que les rubriques qui nous avaient paru intéressantes a priori : elles ne contenaient donc pas tous les éléments qui nous ont intéressés par la suite. Dès que nous avons abordé d’autres termes ou élargi notre problématique, nos grilles se sont ainsi révélées insuffisantes et il est apparu nécessaire de recommencer à dépouiller le corpus avec, en tête, de nouveaux critères de recherche. Enfin, un troisième inconvénient est lié à la disproportion entre un coût très important en termes de temps et un rendement relativement faible (puisque seule une très infime partie des périodiques sélectionnés a pu être dépouillée de cette manière).