Imaginaires du futur, la bande dessinée franco-belge de science-fiction

L’exposition

Organisée par les prof. Alain Boillat et Raphaël Baroni, en collaboration avec Marc Atallah (Maison d’Ailleurs) et les étudiants du cours Master «La science-fiction francophone : cinéma et bande dessinée»

L’exposition «Imaginaire du futur» qui s’est tenue du 15 au 31 mai 2014 dans le bâtiment Anthropole de l’UNIL (espace 1031) est le fruit d’une collaboration entre la Faculté des lettres de l’Université de Lausanne et la Maison d’Ailleurs (Yverdon-les-Bains), seul musée européen dédié à la science-fiction et aux esthétiques associées. Elle a été élaborée dans le cadre d’un cours de Master dispensé par les prof. Alain Boillat et Raphaël Baroni à l’intention des étudiants de Cinéma et du Centre des Sciences historiques de la culture. Dans le cadre de cet enseignement, six étudiants (Adrien Kuenzy, Léonore Porchet, Jeremy Rossier, Elsa Delacrétaz Julien Rusconi et Jorris Sermet) ont été invités à élaborer des panneaux dans lesquels ils proposent de façon synthétique une réflexion sur le genre de la bande dessinée de science-fiction franco-belge et illustrent leur propos par un choix d’images notamment issues des fonds documentaires de la Maison d’Ailleurs. L’exposition, qui intègre également la projection d’extraits de films, ménage une place particulière à l’un des plus importants auteurs contemporains de bandes dessinées, le Genevois Frederik Peeters, dessinateur et scénariste qui nous fait l’honneur de sa présence lors du vernissage du 22 mai.

Cette exposition qui s’inscrit dans les activités du GrEBD a reçu le soutien de la Maison d’Ailleurs, du Décanat de la Faculté des lettres, de la Section d’histoire et esthétique du cinéma et de l’EFLE.

Dans le cadre du séminaire Master La transmission des savoirs: points de vue académiques du programme de spécialisation «Pédagogie et médiation culturelle» dirigé au printemps 2017 par les prof. Alain Boillat et Martine Ostorero, Jean Cornu, étudiant de philosophie et de français moderne, a proposé un compte rendu critique sur cette exposition, ajoutant une couche de réflexion à celle menée par les étudiant-e-s lors de la réalisation de l’exposition.

Il est également possible d’écouter la discussion publique (80 min) avec Frederik Peeters qui a eu lieu le jour du vernissage.

Les panneaux exposés
Extraits de films montrés: commentaires et illustrations

Le Voyage dans la lune
(Georges Méliès, 1902)

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Comme Jules Verne une quarantaine d’années avant lui, le cinéaste-prestidigitateur Méliès imagine un obus projeté vers la lune grâce à un canon. Toutefois, si le romancier mettait ses voyageurs en orbite autour du satellite de la terre, le cinéaste figure un alunissage et, après divers « tableaux » qui sont autant de prétextes à une exploitation de la magie des trucages, il met en scène une rencontre « du troisième type » entre les héros et le roi des Sélénites, puis raconte leur fuite et leur retour sur terre. Hergé se souviendra de cette iconographie fantaisiste lorsqu’il annoncera en couverture du journal Tintin les aventures à venir de On a marché sur la lune, mais il optera au final pour un mode de représentation beaucoup plus réaliste, inspiré notamment de Frau im Mond et, surtout, de Destination Moon.

Frau im Mond
(Fritz Lang, 1929)

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Lorsque, comme plus tard chez Hergé, un passager clandestin est découvert dans la fusée qui est en route pour la lune dans le film de Fritz Lang réalisé à la toute fin de l’époque muette, les héros découvrent qu’il s’agit d’un enfant épris d’aventure dont l’imaginaire a été nourri par des fascicules de feuilletons populaires (« Nick Carter de l’espace »), ce qui souligne combien les couvertures dessinées de pulps ont contribué à façonner les attentes des consommateurs de science-fiction. Dans son film (et dans la séquence du lancement de la fusée en particulier), Fritz Lang adopte, quant à lui, un réalisme maximal.

Destination Moon
(Irving Pichel, 1950)

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Pour convaincre des actionnaires potentiels d’effectuer un geste patriotique en participant au financement d’un voyage dans la lune (lieu envisagé, dans ce film réalisé peu après guerre, comme une position militaire clé que les Etats-Unis se doivent d’occuper), l’équipe des scientifiques de Destination Moon projette un film d’animation promotionnel dans lequel le narrateur, se référant à des publications sérieuses, tente de convaincre le personnage de Donald que le voyage lunaire ne relève pas seulement du « comic books stuff ». C’est bien ce que le film, ambitieux sur le plan des effets spéciaux – le producteur en est George Pal, qui entreprend trois ans plus tard l’adaptation de La Guerre des mondes (voir panneau 17) –, entend démontrer en se voulant plus crédible que l’image dessinée (tout en recourant par moments à des trucages sous forme de dessin animé, et aux dessins de paysages lunaires du graphiste Chesley Bonestell, popularisés à l’époque par leur diffusion dans des magazines comme Collier’s ou Life). Hergé, qui commence au début des années 1950 son Objectif Lune, s’inspirera beaucoup de ce film, notamment des séquences de construction de la fusée et de sa rampe de lancement.

Aelita
(Jacob Protazanov, 1924)

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Dans cette adaptation d’Alexei Tolstoï, l’ingénieur Loss rêve de voyage sur la planète Mars. Nous partageons ses visions qui ne sont toutefois pas présentées sur un mode science-fictionnel, mais onirique (à l’instar de la bande dessinée Zig et Puce au 21ème siècle). L’escapisme de l’ingénieur est d’ailleurs, au final, stigmatisé par le récit, qui prône un retour aux réalités de la société soviétique. Protazanov accorde toutefois une grande importance à la visualisation de la civilisation martienne, pensée en fonction des normes « futuristes » de l’époque, notamment au niveau des costumes et de l’architecture constructiviste, des intérieurs géométriques et des façades anguleuses. Très hiérarchisée, la société martienne y est dépeinte de manière dystopique : comme plus tard dans Soylent Green (Soleil vert, Richard Fleischer, 1973), Logan’s Run (L’Âge de cristal, Michael Anderson, 1976) ou Cloud Atlas (Tom Tygwer, Andy et Lana Wachowski, 2012), la classe inférieure est asservie, les corps sacrificiels d’une masse d’individus étant canalisés dans des réfrigérateurs. Comme souvent dans la science-fiction, le récit naît de l’opposition entre une classe opprimée et ses maîtres.

The Day the Earth Stood Still
(Robert Wise, 1951)

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Le robot n’est pas toujours associé à un outil dont l’homme se sert pour de simples tâches domestiques : le soulèvement des robots contre les humains mis en scène dans la pièce R.U.R de Karel Capek en 1920 – oeuvre dans laquelle est proposée pour la première fois le terme « robot », dérivé d’un mot tchèque signifiant « travail » ou « servage » – mobilisait déjà une représentation menaçante de ces produits de l’industrie à l’apparence anthropoïde. Dans Le Jour où la terre s’arrêta, ambitieuse production de la Fox que l’on peut considérer comme emblématique de l’intérêt que rencontrera à Hollywood le genre de la science-fiction au cours des années 1950 (au-delà de la seule série B ou des serials), le robot Gort fait office de cerbère en étant au service d’un extraterrestre dont il surveille le vaisseau spatial pendant que ce dernier tente vainement de transmettre aux humains son message de mise en garde devant l’escalade de l’armement atomique sur terre. L’envoyé de l’espace, tel une figure christique, vient délivrer un message de paix ; son robot par contre, invincible et capable de faire usage d’un rayon dévastateur, à la fois s’inscrit dans la lignée de figures mythologiques telles que le Golem (Gort est « réveillé » lorsqu’on prononce trois mots « magiques ») et représente paradoxalement le paroxysme de la puissance destructrice visée par la course à l’armement, pourtant contestée par le récit du film.

2001 : A Space Odyssey
(Stanley Kubrick, 1968)

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Il s’agit de l’un des films de science-fiction les plus célèbres et les plus auteurisés, auquel le genre doit sa légitimation artistique. L’intelligence artificielle HAL-9000 dispose d’un pouvoir panoptique absolu, étant capable d’accéder par un système de caméras de surveillance à l’image de n’importe quel recoin de l’engin spatial dont elle a la charge. Sa voix résonne dans toutes les coursives du vaisseau, avec un calme sous lequel va progressivement sourdre une menace pour des astronautes qui sont totalement livrés aux décisions de cette machine. Ce n’est qu’une fois qu’il aura gagné le lieu physique du hardware de HAL-9000, soit son « coeur » vulnérable, que Dave pourra désactiver ce « sixième passager » surpuissant, provoquant une régression exprimée par une altération vocale qui contribuera à humaniser l’intelligence artificielle.

Saturn 3
(Stanley Donen et John Barry, 1980)

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Surfant sur le succès d’Alien (1978), le réalisateur de Chantons sous la pluie (1952) s’adapte au contexte des productions de genre du New Hollywood en thématisant la question du conflit entre les générations : on y découvre en effet un acteur du cinéma classique par excellence, Kirk Douglas, dans le rôle d’Adam, sexagénaire reclus dans une base spatiale avec sa jeune compagne Alex (Farrah Fawcett, connue à l’époque pour la série des Drôles de dames), confronté à Harvey Keitel (l’une des figures clés du cinéma du jeune Scorsese), alias Benson, pilote venu faire escale dans la station et s’éprenant de la belle. Or, le cerveau de Benson étant relié au robot qu’il apporte avec lui, cette machine folle de désir va prendre en chasse Alex. Cette dimension sexuée et agressive du robot se retrouvera dans la série de bande dessinée La Survivante initiée par Paul Gillon en 1985.

Flash Gordon
(Frederick Stephani, Ray Taylor, 1936)

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Serial en 13 épisodes tirés du célèbre comics d’Alex Raymond qui paraît dès 1934 (voir panneau 2). Les récits d’aventure en pleine jungle – Raymond dessine parallèlement à son « space opera » la série Jungle Jim – sont transposés dans l’espace, dans des mondes tout aussi exotiques: le premier spectacle auquel assiste les trois héros du serial à leur arrivée involontaire sur la planète Mongo est celui d’un duel entre deux monstres préhistoriques qui semblent issus des films Lost World (1925) ou King Kong (1933). L’alliance entre une société du futur high tech et un environnement primitif se retrouvera dans de nombreux récits de science-fiction, aussi bien dans les albums Le Rayon U (voir panneau 4) ou Le Piège diabolique (1960) de E.P. Jacobs que dans diverses adaptations cinématographiques et télévisuelles du roman La Planète des singes de Pierre Boule (1963). George Lucas se souviendra, lorsqu’il évoquera dans Star Wars le ton rocambolesque des récits d’avant-guerre, du générique fait de mentions écrites qui défilent en début de chaque épisode et résument l’action en cours (il laisse de côté par contre la lecture grandiloquente de ces mentions, procédé qui ne sera repris pour la série animée Clone Wars).

Buck Rogers
(Ford Beebe, 1939)

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Après avoir libéré un gaz provoquant une « animation suspendue » (effet « bédéique » s’il en est !), Buck et Buddy s’écrasent en dirigeable dans les glaces de hautes montagne où, plus de cinq siècles plus tard, des hommes du futur viennent les décongeler. Cet ainsi que débutent sur les écrans de cinéma les aventures de Buck Rogers au 25ème siècle, inspirées des strips de Phil Nowlan et Dick Calkins. Si la version dessinée paraît dès 1929, ce n’est qu’après le succès cinématographique de Flash Gordon que la firme « Universal » entreprend ce serial, usant au début de chaque épisode d’un texte de résumé similaire défilant sur un plan incliné et confiant le rôle du héros éponyme à l’ex-sportif Buster Crabbe, qui interprétait à la même époque Tarzan et Flash Gordon.

Flash Gordon
(Mike Hodges, 1980)

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Après le succès du space opera post-moderne (en ce qu’il recycle ouvertement tous les poncifs d’un genre) rencontré par Star Wars en 1977, la science-fiction revient sur les écrans : au Trou noir de Disney et à Buck Rogers au 25ème siècle sortis en 1979 succède une nouvelle adaptation de Flash Gordon, plus « pop » que jamais. Décors et costumes clinquants rappellent les dessins de Raymond, qui font une apparition dans un générique accompagné d’un titre original du groupe britannique Queen.

Return of the Jedi
(Richard Marquand, 1983)

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Le troisième volet de la première trilogie produite par George Lucas débute dans l’antre de Jabba The Hutt, cour des miracles peuplée des plus étranges créatures. Ainsi que les journalistes de Pilote l’observèrent à la sortie du film (voir panneau 17), cette diversité d’ethnies fictives n’est pas sans faire penser aux mondes imaginés par Pierre Christin et dessinés par Jean-Claude Mézières dans la série BD « Valérian ».

The Fifth Element
(Luc Besson, 1997)

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Luc Besson s’engouffre dans la veine décontractée et quasi parodique de Star Wars pour une production hollywoodienne dont le monde est en partie façonné par le dessinateur de bandes dessinées Jean-Claude Mézières (voir panneau 17), qui emprunte plusieurs composantes de la ville futuriste à étages avec voies aériennes de circulation à son propre album de la série « Valérian » Les Cercles du pouvoir (1995). La dette du cinéma de science-fiction envers Mézières est grande ; le film constitue à cet égard une sorte d’hommage, d’autant que le dessinateur a revendiqué sa participation au travail de pré-production du film dans l’ouvrage Mon Cinquième élément. Décor pour le film de Luc Besson paru chez Dargaud en 1998.

Immortel (ad vitam)
(Enki Bilal, 2004)

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Après Bunker Palace Hôtel en 1989, Bilal passe une nouvelle fois de la BD au cinéma, cette fois en adaptant son propre univers dessiné, celui d’une société dystopique, développé au cours des albums rassemblés sous le titre « La trilogie Nikopol ». La course en taxi volant de Mézières y est pastichée comme un clin d’oeil. Bilal recourt de manière intéressante à l’image de synthèse pour représenter certains personnages humains, en connotant par ce biais leur étrangeté et signifiant l’abjection d’un pouvoir corrompu.

Barbarella
(Roger Vadim, 1968)

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Dans cette coproduction italo-française tournée en anglais, l’héroïne des planches de Jean-Claude Forest prend corps sous les traits de l’actrice Jane Fonda – un corps souvent exhibé dans ses formes par des tenues légères ou même, comme dans la bande dessinée (voir panneau 8), par la nudité du personnage, notamment à la fin d’un générique qui se présente sous la forme d’une sorte de strip tease en apesanteur. La désinvolture dans la conduite du récit, le kitch assumé des décors colorés et souvent ostensiblement factices, un humour volontiers potache et le grotesque des individus rencontrés instaure un rapport distancé au genre, similaire à celui qui est à l’oeuvre chez Forest. Barbarella fait le choix des (ch)armes, pour le plus grand plaisir des hommes rencontrés au cours de son périple, le spectateur étant lui aussi invité dans cette relation constante de désir nourrie par le dispositif voyeuriste du cinéma.

Unbreakable
(M. Night Shymalan, 2000)

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Comme dans tous ses films, Shyamalan investigue un phénomène de croyance : ici, il s’agit de celle qui est placée dans la mythologie des super-héros issus de comics. Au gré d’une ellipse de plus de trente ans, l’extrait nous fait passer du moment où un enfant souffrant de la maladie des os de verre reçoit son premier comic book, à la présentation du collectionneur averti et propriétaire d’une galerie qu’il est devenu à l’âge adulte (Samuel L. Jackson).

Snowpiercer
(Bong Joon-ho, 2013)

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Abandonné à la mort d’Alexis en 1977, le récit du Transperceneige scénarisé par Jacques Lob fut repris en 1982 par le dessinateur Jean-Marc Rochette et publié dans le magazine (A Suivre). Le récent film du Coréen Bong Joon-ho, qui porte sur la scène internationale cette bande dessinée francophone jusqu’ici assez méconnue, s’inspire très librement de la fable post-apocalyptique de Lob en accentuant le caractère décadent des puissants qui habitent les wagons de tête d’un train futuriste sillonnant un monde envahi par la glace et supposément devenu hostile à toute forme de vie. Parmi les miséreux entassés dans les wagons de queue, on trouve un protagoniste secondaire qui dessine ce qui l’entoure, notamment les visages d’enfants violemment soustraits à leurs parents et emportés par les soldats dans la partie avant du train pour ne plus jamais revenir. Cette figure de dessinateur fait le lien avec le médium d’origine du récit, d’autant que les illustrations charbonneuses qui circulent entre les voyageurs dans l’espace confiné des wagons de queue sont dues à Rochette lui-même. Ce dernier, intéressé par la pratique picturale, s’est à son tour laissé inspirer par le tournage du film pour produire une série d’images exposées à l’occasion de la 41ème édition du festival international de la BD d’Angoulême.

Fahrenheit 451
(François Truffaut, 1966)

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Adaptation du roman homonyme de Ray Bradbury par celui qui fut l’une des figures de proue de la Nouvelle Vague, cette production anglo-saxonne met en scène une société dans laquelle les livres sont bannis ou voués à l’autodafé ; c’est pourquoi l’une des séquences consacrées au quotidien du « pompier » (destructeur de livres) Montag (Oskar Werner) et de son épouse Linda (Julie Christie, qui, dans le film, incarne par ailleurs Clarisse, son amante opposée au régime) dépeint leur aliénation en montrant Linda subjuguée par l’écran géant du téléviseur, tandis que le pompier est absorbé par la lecture d’un journal dépourvu de texte, qui ressemble à s’y méprendre à une bande dessinée, médium longtemps associé à une acculturation de la jeunesse lorsqu’il est dépourvu de récitatif.
Photos du vernissage