Une typologie des mises en page pour l’enseignement de la bande dessinée

Raphaël Baroni

L’analyse de planches de bandes dessinées inclut souvent une réflexion sur la manière dont un récit graphique occupe la surface de son support de publication. En effet, l’une des caractéristiques essentielles de ce médium consiste à déployer une séquence dans un espace graphique au sein duquel les éléments successifs occupent des lieux déterminés. Leur coprésence engendre ainsi certains effets spécifiques que l’on peut qualifier, avec les termes de Pierre Fresnault-Deruelle, de tabulaires, par opposition à la dimension linéaire qui correspond à la suite des cases formant le message narratif.  

Comme les élèves peuvent avoir tendance à négliger cette double dimension parce qu’ils sont engagés dans une lecture rapide qui se caractérise par une progression linéaire, il peut être utile d’attirer leur attention sur la manière dont l’auteur·e a organisé l’espace de sa planche ou de sa double-planche. Pour prendre conscience de cette problématisation de l’espace narratif et de ses effets sur le récit, divers exercices sont possibles : on peut confronter les élèves à des mises en pages particulièrement complexes qui entravent la progression linéaire (p.ex. des planches de Druillet, David B., Chris Ware, Joe Sacco, etc.). On peut aussi attirer leur attention sur les articulations entre des motifs visuels qui se répètent en divers endroits de la planche, en s’intéressant à ce que Thierry Groensteen (2001) appelle le « tressage iconique ». Un autre exercice, suggéré par Jan Baetens, consiste à retourner momentanément la planche pour ne plus s’intéresser, à cette étape de l’analyse, au contenu (qui devient plus ou moins illisible) mais à la structuration globale de l’espace.

Une manière différente de procéder consiste à se servir d’un outil conceptuel : les typologies de mises en page, qui définissent différents prototypes auxquels rattacher les planches étudiées en classe. Benoît Peeters (1991) et Thierry Groensteen (1999) sont à l’origine des principales typologies en circulation dans le domaine des études sur la bande dessinée. Le premier a défini quatre prototypes : la mise en page conventionnelle (qui correspond au gaufrier classique), la mise en page rhétorique (où l’auteur fait varier la taille des cases en fonction de leur contenu), la mise en page décorative (ou la mise en page prime sur le récit) et la mise en page productive (où la dimension tabulaire de la planche est exploitée pour produire des effets sur le récit). Le second suggère de classer les mises en page en fonction de deux oppositions assez intuitives : formellement, la mise en page est régulière ou irrégulière, du point de vue de son effet, elle est discrète ou ostentatoire. Plus récemment, Renaud Chavanne (2010) a quelque peu remodelé ces typologies en insistant sur la dimension gradualiste des catégories et sur l’existence de matrices à partir desquelles on peut observer des variations.

Pour faciliter le maniement de ces typologies dans un contexte scolaire, nous proposons une simplification de ces différents modèles. Au lieu de proposer de classer telle ou telle mise en page dans telle ou telle catégorie (conventionnelle, rhétorique, décorative, etc.), nous proposons de tenir compte de deux axes, qui permettent une approche gradualiste des objets.

Axe 1 : cet axe part des compositions régulières (que l’on appelle aussi « gaufrier » par analogie au quadrillage régulier des gaufres) pour aller vers le pôle des compositions irrégulières. Entre-deux, on peut observer des compositions semi-régulières marquées par des ruptures plus ou moins fortes vis-à-vis du « gaufrier » de base ou, au contraire, par l’émergence de régularités au sein de compositions apparemment irrégulières. La composition semi-régulière définit ainsi une sorte de point médian, qui peut aussi qualifier des compositions plus ou moins éloignées des pôles extrêmes que sont les compositions régulières sous forme de « gaufrier » ou des composition irrégulières que l’on appelle « rhétoriques ».

Axe 2 : les compositions régulières ou irrégulières peuvent être fondées sur un simple principe de répétition d’une matrice de base (pour le gaufrier) ou sur des contraintes surtout locales, liées au contenu de la case (pour les compositions dites « rhétoriques »). Dans ce cas, il n’y a guère de raison de porter notre attention sur la structure globale de la planche et on parlera de composition conventionnelle ou discrète. D’autres mises en page s’appuient au contraire sur différents procédés graphiques qui ont pour effet de structurer l’espace global de la planche ou de la double-planche, de sorte que celle-ci apparaît comme une architecture graphique. Cet espace architecturé peut reposer autant sur la forme et la disposition des cases (en particulier sur les effets de symétrie, les hiérarchies au sein de l’espace paginal entre cases petites ou grandes, centrales ou périphériques, intermédiaires ou initiales et finales, etc.) que sur leur contenu ou sur des contrastes observables entre différents lieux de la planche. Un effet de damiers fondé sur des contraste entre des cases peut ainsi architecturer la mise en page régulière d’un gaufrier.

On peut représenter ces différents pôles avec des outils de visualisation assez simples. Pour respecter le principe de gradualité, on évitera cependant le recours à un tableau à double entrée et on préférera une représentation axiale ou circulaire (fig. 2 et 3). On insistera aussi sur les variations observables au sein d’une même œuvre (fig. 1). En effet, par contraste, on peut mettre en évidence différents procédés qui permettent, au sein d’un même album, de transformer un gaufrier (mise en page régulière et discrète) ou une mise en page rhétorique (irrégulière et discrète) en une composition architecturée . Dans les exemples ci-dessous, on voit que l’architecturation de la planche passe autant par la répétition des motifs et les effets de contraste liés au contenu des cases que par de effets de mise en page.

Fig.1 Modulation au sein d’une œuvre
Fig. 2 Typologie circulaire avec exemple de classement de mise en page
Fig. 3 Typologie axiale avec exemple de classement de mise en page

© Peeters, Atrabile, 2022 / © Hergé, Moulinsart, 2022 / © Mézières & Christin, Dargaud, 2022 / © Larcenet, Dargaud, 2022 / © David B., L’Association, 2022

Source

Pour une présentation beaucoup plus détaillée de ces typologies et une proposition de mise à l’épreuve du modèle pour décrire les planches d’un album de Pierre Christin et André Juillard , voir:

Baroni, R (2022) « Décrire et interpréter l’architecture graphique des bandes dessinées : Léna mise en page », Transpositio, n° 5.    
URL : https://www.transpositio.org/articles/view/decrire-et-interpreter-l-architecture-graphique-des-bandes-dessinees-lena-mise-en-page

Pour aller plus loin

Amiel, Vincent (1986), « Bande dessinée et architecture : l’espace encadré », Les Cahiers de la bande dessinée, n° 69, p. 24-25.

Baetens, Jan & Pascal Lefèvre (1993), Pour une lecture moderne de la bande dessinée, Bruxelles, Centre Belge de la Bande Dessinée.

Baroni, Raphaël (2021), « Apprendre la dimension scripturale de la lecture avec la bande dessinée », Lettre de l’AIRDF, n° 68, p. 49-54.

Chavanne, Renaud (2010), Composition de la bande dessinée, Montrouge, PLG.

Cohn, Jesse (2009), « Mise-en-Page: A Vocabulary of Page Layouts », in Teaching the Graphic Novel, S. E. Tabachnick (dir.), New York, The Modern Language Association of America, p. 44-57.

Fresnault-Deruelle, Pierre (1976), « Du linéaire au tabulaire », Communications, n° 24, p. 7-23.

Groensteen, Thierry (1999), Système de la bande dessinée, Paris, PUF.

Groensteen, Thierry (2001), « Le réseau et le lieu : pour une analyse des procédures de tressage iconique », in Time, Narrative & the Fixed Image. Temps, narration & image fixe, J. Baetens & M. Ribière (dir.), Amsterdam, Rodopi, p. 117-129.

Labio, Catherine (2015), « The Architecture of Comics », Critical Inquiry, n° 41 p. 312-343.

Lefèvre, Pascal (2009), « The Conquest of Space: Evolution of Panel Arrangements and Page Layouts in Early Comics Published in Belgium (1880–1929) », European Comic Art, n° 2 (2), p. 227-252.

Marcoux, Marie-Hélène (2015), La BD au secondaire. Des ateliers motivants pour développer la compétence en lecture, Montréal, Chenelière éducation.

Marcoux, Marie-Hélène (2018), La BD au primaire. Des ateliers motivants pour développer la compétence en lecture, Montréal, Chenelière éducation.

Peeters, Benoît (2003), Lire la bande dessinée, Paris, Flammarion.

Peeters, Benoît (1991), Case, planche, récit : comment lire une bande dessinée, Paris, Casterman.

Sohet, Philippe (2010), Pédagogie de la bande dessinée. Lecture d’un récit d’Edmond Baudoin, Québec, Presses de l’Université du Québec.

Stucky, Olivier (2021), « La planche de bande dessinée comme interface : déplacer les rapports texte-image », Arkhaï, n° 16, p. 127-148.

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Baroni, Raphaël (2022), « Une typologie des mises en page pour l’enseignement de la bande dessinée », GrBED : Ressources pédagogiques, mis en ligne le 11 mai 2022, URL : https://wp.unil.ch/grebd/enseignement/ressources-pedagogiques/mise-en-page/

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