Dans le cadre du festival BDFIL, Raphaël Baroni participera le 16 septembre 2018 de 12h15 à 14h00, au théâtre Boulimie (Place Arlaud 1) à une table ronde portant sur la bande dessinée numérique. Lien vers le site de la manifestation.
Analyse comparée de « Tintin au Tibet » et « La Ballade de la mer salée »
Adrien Sarrasin, Université de Lausanne, Juin 2022
Introduction
Tintin au Tibet d’Hergé et La Ballade de la mer salée d’Hugo Pratt sont reconnus comme deux « monuments » de la bande dessinée franco-belge. Cette analyse des doubles planches 28-29 de Tintin au Tibet et 84-85 de La Ballade de la mer salée vise à exposer ce qui réunit ou sépare ces deux maîtres du 9ème art. Après avoir exposé en quoi ces bandes dessinées constituent les deux principaux pôles de la politique éditoriale de Casterman, ce travail distinguera la ligne claire hergéenne du style graphique d’Hugo Pratt. Il s’agira ensuite d’analyser la mise en page et la tension narrative de ces doubles planches avant d’étudier, dans un quatrième temps, la figuration du mouvement. Ce point sera l’occasion d’évoquer les jeux graphiques, vecteurs d’impressions, qui rythment les pages 84-85 de La Ballade de la mer salée.
Hergé et Hugo Pratt, auteurs phares de Casterman
Tintin au Tibet, pré-publié entre 1958 et 1959 dans le Journal de Tintin, est édité en album en 1960 chez Casterman. La Ballade de la mer salée d’Hugo Pratt paraît en 1975 chez le même éditeur. Ces deux bandes dessinées offrent des repères essentiels dans le basculement de la politique éditoriale de la maison tournaisienne. En effet, dans les années 1960 et 1970, le marché de la bande dessinée connaît de profonds bouleversements « sous le triple effet d’un bouillonnement créatif, de l’arrivée de nouvelles instances éditoriales […] et de la création de cercles bédéphiliques qui […] déclenchent un processus de légitimation de la bande dessinée »[1]. Casterman, éditeur historique des Aventures de Tintin, souhaite prendre part à ces transformations en se tournant vers des auteurs innovants tel qu’Hugo Pratt. Le dessinateur italien signe ainsi en 1972 pour la publication de quatre albums de Corto Maltese – chaque album reprend trois épisodes précédemment parus dans Pif Gadget[2] – dont « [l]e format de publication calqué sur le modèle des Aventures de Tintin inscrit matériellement ces albums dans la continuité de son catalogue »[3]. Les premières aventures de Corto Maltese paraissent d’abord en noir et blanc puis passent, après réclamation de Pratt – motivé par des raisons commerciales –, à la couleur[4]. Cette première série se solde toutefois par un échec commercial et marque les limites de cette stratégie éditoriale.
La parution de La Ballade de la mer salée en 1975 résout le problème de publication des travaux d’Hugo Pratt en marquant un virage éditorial par Casterman vers une bande dessinée plus adulte[5]. En effet, l’éditeur prend la décision de publier La Ballade de la mer salée dans un nouveau format plus proche du modèle littéraire, ce qui constitue « un moment charnière dans l’élaboration du roman graphique comme catégorie éditoriale »[6]. Pratt déclarait d’ailleurs : « Disons que je suis un auteur de littérature dessinée, un écrivain qui remplace les descriptions par des dessins »[7].
La Ballade de la mer salée inaugure donc un nouveau format : un album broché en noir et blanc à la pagination libre, qui regroupe la totalité des planches du récit[8]. Cette bande dessinée devient alors un modèle à partir duquel Casterman conçoit une nouvelle stratégie éditoriale qui « se fonde sur la publication en noir et blanc de longs récits en bande dessinée dotés d’une ambition romanesque sur le modèle prattien »[9]. D’autres récits d’Hugo Pratt seront rapidement publiés dans ce format qui fera l’objet d’une collection séparée, intitulée « Les grands romans de la bande dessinée », à partir de laquelle Casterman imagine et construit la ligne éditoriale de la revue (À Suivre) qui voit le jour en 1978.
La Ballade de la mer salée introduit ainsi une rupture audacieuse dans le catalogue de Casterman dont Tintin au Tibet est un éminent représentant. L’album ébranle en effet les caractéristiques constantes de Tintin depuis 1942 que sont les soixante-deux pages en couleur réunies dans un volume relié. L’album d’Hugo Pratt, outre ses différences formelles – cent-soixante et une planches en noir et blanc dans un volume souple –, frappe par la longueur et la complexité de son intrigue – directement inspirée par des faits historiques et des relevés ethnographiques – et son foisonnement de personnages aux caractères complexes. De plus, son prix de vente s’élève à plus du double d’un album de Tintin – 34FF en 1977 pour La Ballade de la mer salée et 15FF pour une Aventure de Tintin[10]. Enfin, le format novateur proposé par Casterman sert d’écrin au dessin génial d’Hugo Pratt.
Ligne claire et style prattien
Hergé et Hugo Pratt sont deux dessinateurs au style fort différent. Le premier est l’éminent représentant de la ligne claire, langage graphique épuré caractérisé par sa grande clarté. Pour des raisons liées autrefois aux contraintes techniques d’impression, les contours des personnages, des décors et des objets sont systématiquement délimités par un trait noir de même épaisseur tandis que les couleurs sont appliquées en aplats[11]. Les effets de lumière et les ombres ne sont que rarement représentés – les habits des personnages dans Tintin au Tibet en témoignent. Au-delà du dessin, la ligne claire concerne également le scénario, qui se doit d’être limpide. Hergé croque ainsi sans relâche, multipliant les esquisses, dont il dégage, progressivement, grâce à des calques, le trait le plus abouti. De ce fait, puisque « le dessin se fait évocation transparente de ce qui se voit figuré », la présence du graphiateur est très faible[12].
Hugo Pratt s’illustre, au contraire, par un style très personnel, aisément identifiable. La graphiation est forte[13]. De fait, ses méthodes de travail s’écartent profondément de l’école hergéenne :
Je crayonne très peu. Je dessine quasi toujours directement et je procède dessin par dessin, vignette par vignette. Pourquoi ? Tout simplement pour m’éviter de revenir en arrière, sans quoi je n’arrêterais pas d’ébaucher et d’esquisser des ébauches d’ébauches qui me donneraient toujours un peu plus le sentiment d’insatisfaction.[14]
Ses planches, « condensées de justesse »[15], sont ainsi marquées par de fortes oppositions entre le noir et le blanc, et par la sûreté d’un coup de crayon « elliptique, allusif » et expressif. À ses débuts, Pratt est profondément marqué par le travail de Milton Caniff, considéré comme le maître du clair-obscur et de l’encrage au pinceau. Il dessine alors de nombreuses silhouettes en ombres chinoises ou détache les traits de ses personnages sur un fond noir uni[16]. C’est le cas du pâle visage de Pandora évanouie qui se découpe sur la forme obscure d’un rocher dans la dernière case de la page 85. Toutefois, le style graphique radical d’Hugo Pratt conquiert son autonomie, ne cesse d’évoluer, fuyant et inclassable. L’italien est plus « artiste » que son mentor Milton Caniff[17]. En effet, l’américain, plus « professionnel »[18], réalisait chacun de ses strips avec une extrême précision. Pratt possédait d’ailleurs, l’anecdote est éloquente, le seul strip où son mentor américain a commis une erreur[19]. Lele Vianello relève :
Le dessin d’Hugo est beaucoup plus conditionné par son humeur du moment. Plus soumis au fait qu’il avait, dans l’instant, un fort désir de le réaliser ou, au contraire, la « main fatiguée ». À travers un dessin donné d’Hugo, on peut ressentir le degré de motivation du dessinateur au moment de produire des strips fantastiques et, à côté de cela, des travaux inégaux.[20]
Ainsi, dans La Ballade de la mer salée, Hugo Pratt navigue entre les trois pôles du vocabulaire pictural de la bande dessinée tels que définis par Scott McCloud[21]. En effet, bien que son dessin tende généralement vers une esthétique réaliste, il est souvent schématisé voire marqué par un haut degré pictural[22]. La double planche 84-85 de La Ballade de la mer salée en offre un excellent exemple. Alors que le lecteur découvre cette double planche, son œil distingue clairement, dans le péri-champ[23], une série de variations graphiques. Chacun de ces espaces picturaux est séparé par une case de transition où est rendu évident l’« effet domino » décrit par Benoît Peeters, à savoir le fait que « chaque case se doit de contenir à la fois un rappel de la précédente et un appel de la suivante »[24]. Tout d’abord, la case une sert de transition entre le dessin habituel de Pratt, à tendance réaliste, et un style encore plus elliptique et allusif. En effet, la voiture se précipite dans le vide, signifié par le fond vierge de la moitié droite de la case. Le décor vide, simplement évoqué par le blanc de la page, se perpétue tant que dure la chute, dans les cinq cases suivantes. Dans cette séquence, le dessinateur ne retient que l’essentiel et atteint un haut degré d’épuration graphique. Ce passage semble pousser à son paroxysme le caractère hautement symbolique du graphisme de Pratt, que ce dernier décrit ainsi : « mon dessin cherche à être une écriture. Je dessine mon écriture et j’écris mes dessins ! »[25]. La case sept invite ensuite le lecteur à s’immerger dans l’eau du Pacifique – transition soutenue par l’onomatopée « Slunf » –, stylistiquement marquée par des jeux de taches d’un noir profond. Alors que Corto Maltese sort de l’eau, en case cinq de la planche de droite, le bédéiste italien fait rebasculer le lecteur dans son style graphique habituel, c’est-à-dire plus réaliste.
Il est intéressant de noter que le style prattien devient l’une des caractéristiques essentielles des romans en bandes dessinées que promeut Casterman. La maison d’édition met en avant la personnalité graphique de son auteur jusque sur la première de couverture, qui affiche sa signature manuscrite, tandis que la mention d’Hergé sur ses albums demeure typographique. Hergé ne s’aventure d’ailleurs que rarement « dans le domaine de l’abstraction non-iconique »[26] et propose un graphisme plus constant où sont combinés « des personnages aux traits schématiques avec des décors réalistes »[27]. Ainsi, « cette combinaison permet aux lecteurs de se dissimuler en un personnage tout en pénétrant en toute sécurité dans un monde riche de sensations »[28]. Les décors, notamment l’épave de l’avion ou les montagnes de Tintin au Tibet, sont marqués par un certain réalisme, tandis que seules les caractéristiques les plus riches de sens des visages sont conservées. Cette technique permet à Hergé de mettre en avant l’identité, l’expression et l’émotion d’un personnage, tout en intégrant ce dispositif dans un cadre réaliste. Ainsi, dans la double planche 28-29 de Tintin au Tibet, le visage de Tintin est marqué par une constante expression de surprise et d’inquiétude : yeux grands ouverts, bouche en « o » et sourcils relevés. En outre, pour Scott McCloud, le haut degré de schématisation – d’abstraction iconique – qui caractérise le visage de Tintin permet à Hergé de généraliser ce personnage[29], de constituer un vide qui attire la personnalité[30].
Mise en page et tension narrative
L’appréhension globale de la mise en page des doubles planches tirées de La Ballade de la mer salée et de Tintin au Tibet révèle des caractéristiques communes. En effet, Hergé comme Hugo Pratt optent pour une mise en page que Peeters définit comme « rhétorique »[31] dans la mesure où elle est mise au service du récit, « le format des cases [étant adapté] au contenu représenté »[32]. Ainsi, la case sept de la planche de gauche épouse, par sa verticalité, le corps du capitaine Haddock tandis que la suivante s’élargit afin d’accueillir Tintin accroupi. Il en va de même dans La Ballade de la mer salée où le cadre se resserre ou s’élargit en fonction des positions qu’adopte Corto Maltese durant sa chute.
Le principe qui préside la construction des planches d’Hugo Pratt semble toutefois intimement lié à sa méthode de travail. La non-préméditation de la mise en page et la rapidité du geste de Pratt supposent une certaine régularité de la matrice que vient « remplir » le dessin. En effet, la majorité des planches de La Ballade de la mer salée sont ainsi divisées en quatre strips d’une à trois cases. Toutefois, ces dernières, bien que souvent distribuées de manière similaire sur le strip, sont de tailles différentes entre les pages. Ainsi, les planches d’Hugo Pratt, « élaborées en un temps record »[33], s’illustrent par une mise en page singulière où le dessin semble à la fois déterminer et se plier à la dimension de la case. D’abord, Pratt paraît dimensionner la case selon l’idée qu’il se fait de son contenu. Il ajuste ensuite son dessin à cette dernière, mais peut aussi, au besoin, le laisser s’en échapper. Ainsi, dans la page de gauche, le bédéiste opte pour une case longue épousant le corps allongé du personnage mais dont le filet est brisé par la tête de Corto Maltese. Seule l’étude de la planche originale pourrait vérifier qu’il s’agit ici, au-delà d’un jeu avec la structure de la planche, d’un marqueur du procédé de travail de Pratt. Cet extrait d’entretien peut toutefois soutenir cette hypothèse :
[…] j’écris quelques dialogues, puis j’élabore l’ensemble, je fais un story board. Je ne fais pas de crayonnage très poussé, je passe rapidement à l’encrage. Je travaille rarement sur des planches, je dessine mes strips les uns après les autres, et ensuite je les assemble pour qu’ils forment des planches. Mes bandes ont environ dix centimètres de haut et trente de large, elles ne se chevauchent pas, afin de pouvoir être diffusées dans des quotidiens ou des hebdomadaires.[34]Ce témoignage explique l’importance que donne Hugo Pratt au strip dans ses œuvres et souligne à quel point la mise en page apparaît indissociable du contexte de publication des bandes dessinées. Ce mode d’engendrement, fondé sur la régularité des strips, constitue en effet un dispositif qui facilite le remontage sans nuire à la fluidité du récit. Hergé rejoint Pratt en faisant du strip l’unité de base du découpage de ses bandes dessinées, mais le travail de reconfiguration lors de changements de supports de publication apparaît beaucoup plus complexe car sa production est plus rare et s’appuie sur des moyens plus considérables, puisque Hergé travaille avec de nombreux assistants. Néanmoins, la primordialité de la bande dans les Aventures de Tintin est directement issue de la prépublication des albums sous forme de feuilleton où il s’agissait de suspendre l’action à un moment critique afin de motiver les lecteurs à acheter le numéro suivant. Les gouttières, plus larges entre les strips qu’entre les cases, accentuent d’ailleurs l’importance de la linéarité dans les œuvres d’Hergé.
Dans cet extrait, l’auteur belge se distingue toutefois par le choix d’une « mise en page architecturée »[35], exploitant « la dimension tabulaire de la bande dessinée »[36]. Hergé consacre ainsi la partie centrale de la planche de gauche à une case couvrant l’espace de deux strips. Cette composition semble être déjà présente dans la prépublication des planches dans le Journal de Tintin entre 1958 et 1959, soulignant l’importance que le bédéiste donnait à cette case. Une telle mise en page, au-delà de sa puissance esthétique, recouvre une fonction « productrice » [37]. En effet, Hergé, à travers cet effet à l’allure spectaculaire, fait entrer son lecteur dans une phase contemplative. Il s’agit de mettre en scène le moment décisif où Tharkey, Tintin, Milou et Haddock, visibles à l’arrière-plan, atteignent le lieu de l’accident. La taille de la case, dénuée de tout texte, invite à une pause dans la lecture. Le lecteur découvre alors, au premier plan, les terribles dégâts qu’a subi l’avion avec lequel Tchang devait rejoindre l’Europe. La neige, qui a déjà recouvert la carlingue, symbolise le temps passé. Ainsi, l’auteur, par l’utilisation de ce plan général mettant en valeur l’épave, noue une tension qui dynamise le récit et invite le lecteur à poursuivre la lecture. Tchang a-t-il pu survivre à un tel choc et au froid tibétain depuis déjà plusieurs jours ?
La double planche 84-85 de La Ballade de la mer salée semble également marquée par une tendance à l’architecturation de l’espace paginal. Tout d’abord, Hugo Pratt renforce les effets de tressages iconiques, exaltés par la simplicité de la mise en page. En effet, par l’utilisation du noir et blanc, le dessinateur fait de sa double page une sorte de damier dans lequel les cases s’opposent et se répondent, invitant le spectateur à naviguer dans des espaces – tant graphiques que sensibles (terre, air, eau) – différents[38]. En outre, de manière similaire à Hergé, Pratt joue de l’architecture de sa planche en étendant la dernière case de la planche de droite à tout le strip afin de mettre en scène Corto Maltese happé par une puissante tentacule. Cette dernière apparaît déjà dans le cadre de la case précédente, dans le dos du héros, immisçant l’ombre de sa menace. La position stratégique de cette case sur la planche relance l’intrigue et invite le lecteur à tourner la page.
Parler de mise en page architecturée pour Pratt est toutefois délicat, car il est difficile de jauger à quel point l’auteur est responsable de la mise en page telle qu’elle est présentée au lecteur – cf. citation p. 6. La double planche 84-85 offre un exemple éloquent de la prégnance du contexte de publication. En effet, même lorsqu’il joue avec la structure de la case, Pratt ne quitte pas le strip ; rares sont les cases qui occupent plus d’une bande dans La Ballade de la mer salée[39]. En outre, de telles surprises narratives ne sont pas systématiquement placées de manière calculée sur la planche. Aussi, un regard sur le péri-champ enseigne au lecteur que Corto Maltese et Pandora rejailliront de l’eau malgré leur vertigineuse chute. La découverte de la planche par anticipation briserait alors tout suspense. Toutefois, le style graphique d’Hugo Pratt, elliptique et parfois illisible sans contexte, permet de se défaire de cette « contrainte topologique »[40] et assure la tension narrative. Ce n’est pas le cas de la ligne claire d’Hergé qui « renforce évidemment cette contrainte « topologique », dans la mesure où tout est fait pour faciliter la reconnaissance immédiate du contenu de chaque case, ce qui entraîne un mouvement particulièrement fluide du regard à travers la page »[41]. De ce fait, l’auteur belge, « pour préserver la tension du récit », investit la dernière case de chaque page « de manière à créer un effet de cliffhanger »[42]. La dernière case de la page vingt-huit de Tintin au Tibet, illustre ce procédé : Tintin, penché sur un objet, s’écrie « Mon Dieu ! ». Cette exclamation suscite la curiosité du capitaine Haddock, signifiée par un signe de ponctuation expressif qui fonctionne comme une mise en abyme de l’interrogation suscitée chez le lecteur. La nature de l’objet, un ours en peluche, est révélée en première case de la planche suivante. L’effet est encore plus évident dans la dernière case de la page vingt-neuf où Hergé use d’une focalisation restreinte. En effet, Tintin et Milou marquent tous deux leur surprise – Tintin par un signe de ponctuation expressif, Milou par une onomatopée soulignant sa méfiance – face à une scène située hors-champ, et donc hors de perception du spectateur. La curiosité du lecteur, confronté à un déficit d’informations par rapport aux personnages, est alors piquée et l’invite à tourner la page. Hergé nourrit la tension en ne révélant que progressivement la grotte, en page trente. Le spectateur se doit donc d’avancer, comme Tintin, avec prudence dans ce couloir de glace. Au-delà de la case située en bas à droite, Hergé exploite aussi « les possibilités de surprise narrative à la fin de chaque strip »[43] – ceci rejoint l’idée du strip comme unité de base du découpage de la bande dessinée exposée ci-dessus. Ainsi, le premier strip de la planche vingt-huit se conclut par Tharkey indiquant la carcasse de l’avion que le lecteur découvre grâce à la grande case recouvrant les deux strips suivants.
Mouvement et sensation
En bande dessinée, l’ellipse entre des images fixes juxtaposées en séquence est le vecteur de la progression du temps et du mouvement[44]. La double planche 28-29 de Tintin au Tibet est ainsi principalement marquée par une succession « d’action à action », selon la typologie de McCloud[45]. C’est le cas des trois premières cases de la planche de gauche ou de la moitié inférieure de la planche de droite « où l’on voit un [ou des] personnage[s] au cours d’une action en train de se dérouler »[46]. Hergé rythme également ses planches d’enchaînements de « sujet à sujet » marqués par « un changement de focalisation à l’intérieur du même thème »[47]. Le passage entre la case trois et la grande image quatre en est un exemple. Cette impression de mouvement est également soutenue par la disposition des personnages qui avancent de gauche à droite, direction qui correspond au mouvement de la lecture[48]. Le dessinateur belge va plus loin en proposant dans la planche de droite une composition particulière et fortement architecturée visant à faire comprendre la difficulté qu’éprouve Milou quand il tente de dévorer un poulet gelé. Pour exprimer cela, Hergé intègre dans son deuxième strip un gaufrier régulier de trois cases sur deux. Au-delà d’une rupture avec la mise en page rhétorique habituelle, cette séquence étonne par sa disposition. En effet, rien n’indique au spectateur le sens de lecture de ce double strip isolé. Un chemin aléatoire ou aventureux de l’œil est alors tout aussi intéressant qu’une lecture classique « en Z ». Ainsi, le lecteur, comme Milou dans la case centrale de la partie inférieure – marquée d’un fond bleu et autour de laquelle gravitent les autres cases blanches –, peut indéfiniment « tourner autour » du poulet. Enfin, le contenu de chacune de ces six cases souligne le labeur du chien par l’utilisation d’émanatas, de lignes de mouvement et d’un effet de décomposition du mouvement en case deux.
Hugo Pratt utilise un découpage en cases d’instant en instant, pour relater la chute de la falaise de Corto Maltese. En outre, l’extraordinaire double planche 84-85 de La Ballade de la mer salée se distingue par l’utilisation de trois styles graphiques différents, marquant la transition entre trois mondes distincts[49]. Pratt parvient ainsi à faire voyager son lecteur dans trois éléments : la terre, l’air et l’eau. Au moment où la voiture quitte le sol pour se précipiter dans le vide, le dessin réaliste se transforme au profit d’un trait rapide, tendant à l’épure, illustrant la vitesse d’une chute. La réduction du contenu pictural invite à une lecture rapide. En effet, ces cases muettes n’ont pas pour but de faire entrer le lecteur dans une phase contemplative – à l’exemple de la case centrale de Tintin au Tibet. L’œil doit glisser sur les cases aussi vite que Corto Maltese se précipite vers l’abîme. La chute est soutenue par l’utilisation de traits exprimant le mouvement et d’émanatas qui indiquent que, pendant qu’il tombe, le marin entre en rotation. En effet, sans entraver la fluidité narrative, Hugo Pratt illustre son personnage dans une série de positions symboliques absolument fantaisistes. Cette division d’un mouvement rapide n’est ainsi pas traitée avec la même précision chronophotographique que la séquence centrée sur Milou dans la planche de Hergé. Est-ce pour justifier des poses qui pourraient ne pas être suffisamment explicites que le dessinateur précise « Avec la rapidité de l’éclair, Corto Maltese réussit à contrôler sa propre chute… » ? Ce type de récitatif, qui fournit des informations plus ou moins redondantes avec le dessin, est courant en bande dessinée, en particulier dans l’œuvre d’Edgar P. Jacobs.
La case sept plonge ensuite le lecteur dans l’eau. Si Hergé s’illustre par une parfaite décomposition du mouvement, Hugo Pratt innove en décomposant la forme[50]. Afin de signifier que l’eau ralentit les gestes et trouble la vision, le bédéiste opte pour un style tendant à l’abstraction, voire à l’impressionnisme. En effet, Hugo Pratt aime introduire, au sein de bandes dessinées figuratives, des cases qui ne le sont pas. Cette dissolution du réel rappelle la manière très libre de travailler de l’auteur, conditionné par son humeur du moment :
Si devant une case vierge, j’ai envie de verser dans l’expressionnisme, je me laisse aller parce que je me suis toujours servi de l’encre noire comme s’il s’agissait d’une couleur.[51]
La case huit, première illustrant Corto Maltese dans l’eau, offre une impression de flottement et s’affirme, contrairement au reste de la planche, comme une case invitant davantage à la contemplation qu’à la lecture linéaire. La respiration qu’introduit cette case dans le rythme du récit s’explique par le contraste qu’elle offre avec le reste de la planche – il y a un fond, les lignes fines se transforment en épais coups de pinceaux, les lignes de vitesse se transforment en bulles remontant à la surface… Corto Maltese reprend connaissance, du moins redevient actif, dans la case une de la planche suivante. Ce qui permet au lecteur de ressentir ce retour à la vie, c’est l’habile utilisation que fait Pratt ducodage des appendices : Corto formule des pensées articulées sous l’eau, comme l’indique la bulle fléchée. En effet, à la case suivante, le personnage réalise où il se trouve et s’exprime alors par une bulle de pensée. La même utilisation des appendices au début du récit pour signifier le trouble de Pandora se réveillant sur le catamaran de Raspoutine montre qu’il s’agit d’un jeu avec la bulle conscient et riche de sens.
Grâce à son travail sur le noir, appliqué au pinceau par larges touches, Hugo Pratt propose à son lecteur une position incertaine : soit il contemple Corto Maltese sous l’eau, comme dans un aquarium, soit il nage à ses côtés. En effet, le dessinateur, par un étonnant travail sur la lumière, parvient à faire ressentir les scintillements de la lumière sur un corps immergé. Par ailleurs, le lecteur perçoit la scène de manière brouillée, comme Corto Maltese perçoit le réel sous l’eau. Ce jeu, à la fois impressionniste et expressionniste, culmine dans la case trois de la planche de gauche. Dans cette dernière, illisible sans le contexte, Hugo Pratt verse dans la pure abstraction picturale, « les formes […] [pouvant] être elles-mêmes, sans faire semblant d’être autre chose »[52]. Que comprendre dans ce jeu de traces d’encre dans lequel la figuration semble se défaire ? La touche trahit-elle la disposition interne du personnage, son trouble ? S’agit-il d’une ocularisation interne ou d’une vue extérieure ? Il est toutefois possible de distinguer quelques éléments figuratifs, à l’exemple des algues, à moins qu’il ne s’agisse du visage de Pandora, en bas à droite de la case. Enfin, Pratt, après avoir joué de hachures et de rayures trois cases durant, semble évoquer, dans un jeu subtile et farceur, la croupe et la tête d’un zèbre. Pour Hugo Pratt, la dissolution du contenu pictural apparaît ainsi comme une manière d’explorer les possibilités du médium de la bande dessinée.
Conclusion
La Ballade de la mer salée marque un tournant important dans la politique éditoriale de Casterman, marquée jusqu’alors par des albums conformes au modèle que constitue Tintin au Tibet. Édité comme un roman, le récit d’Hugo Pratt sert de modèle pour les œuvres qui seront publiées dans la future revue (À Suivre) etqui seront présentées comme de véritables romans en bande dessinée. Le style graphique d’Hugo Pratt introduit un souffle novateur en bande dessinée et se distingue de la ligne claire d’Hergé par un haut degré de graphiation. Les deux auteurs se rejoignent toutefois sur une mise en page rhétorique à tendance architecturée, intimement impactée par le contexte de publication et leurs méthodes de travail. Enfin, Hergé et Hugo Pratt s’illustrent par deux manières propres de représenter le mouvement dans leurs planches. Le bédéiste italien joue sur des variations dans le style graphique de la représentation afin d’offrir au lecteur l’expérience d’espaces sensibles variés. Au-delà de ce qui les réunit ou les distingue, Hergé et Hugo Pratt s’affirment comme deux maîtres incontestables d’une forme d’expression qui commence à être qualifiée de neuvième art alors que paraît La Ballade de la mer salée.
Références bibliographiques
Œuvres analysées
HERGÉ, Tintin au Tibet, Tournai, Casterman, 1966.
PRATT Hugo, La Ballade de la mer salée, Tournai, Casterman, 2017.
Références théoriques et critiques
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Notes
[1] MOINE 2020, p. 508.
[2] Ibid., p. 503.
[3] Ibid., p. 504.
[4] Ibid., p. 504-505.
[5] MOINE 2020, p. 508.
[6] Ibid., p. 508-509.
[7] DOUSSOT, p.10.
[8] MOINE 2020, p. 511.
[9] MOINE 2020, p. 513.
[10] Ibid., p. 511.
[11] Tintin : la ligne claire : tout un style. (2019). Dans Tintinomania. [en ligne : https://tintinomania.com/tintin-la-ligne-claire, consulté le 29 mai 2022].
[12] BAETENS 1998, p. 36.
[13] Ibid., p. 36.
[14] Exposition : Hugo Pratt, dessin au long cours au DIDAM de Bayonne. (2021). Dans Corto Maltese. [en ligne : https://cortomaltese.com/fr/bayonne-hugo-pratt/, consulté le 18 avril 2022].
[15] THIERRY 2020, p. 17.
[16] VIANELLO 2009.
[17] VIANELLO 2009.
[18] Ibid.
[19] Ibid.
[20] Ibid.
[21] MACCLOUD 2007, p. 59-61.
[22] La suite de cette analyse reviendra sur les multiples pratiques graphiques d’Hugo Pratt.
[23] PEETERS 2010, p. 21.
[24] Ibid., p. 37.
[25] DOUSSOT, p.11.
[26] MACCLOUD 2007, p. 52.
[27] Ibid., p. 50.
[28] MACCLOUD 2007, p. 51.
[29] Ibid., p. 39.
[30] Ibid., p. 44.
[31] PEETERS 2010, p. 60.
[32] BARONI 2022, p. 10.
[33] THIERRY 2020, p. 17.
[34] DOUSSOT, p.10.
[35] BARONI 2022, p. 10.
[36] Ibid.
[37] PEETERS 2010, p. 60.
[38] La séparation de la page en trois environnements empiriques et graphiques est décrite de manière plus détaillée dans la partie « Mouvement et sensation ».
[39] C’est le cas de la première case de la bande dessinée ainsi que de quelques cartes.
[40] BARONI 2016, p. 78.
[41] Ibid.
[42] Ibid.
[43] Ibid.
[44] MACCLOUD 2007, p. 17 et 73.
[45] Ibid., p. 78.
[46] Ibid.
[47] MACCLOUD 2007, p. 79.
[48] PEETERS 2010, p. 84-85.
[49] Le sentiment de variation de style graphique au sein de la même planche a été évoqué dans la partie « Ligne claire et style prattien ».
[50] La conception de ce style aquatique participe à la dimension architecturée de la planche.
[51] L’art d’Hugo Pratt [en ligne : https://jjblain.pagesperso-orange.fr/cbfiches/a75pratt/artdepratt.htm, consulté le 13 avril 2022].
[52] MACCLOUD 2007, p. 59.
Le GrEBD au SoBD 2017
Nous vous signalons deux interventions d’Alain Boillat au Salon BD (SoBD) 2017, qui se tiendra à Paris du 8 au 10 décembre.
Samedi 9 décembre (salle 2)
14h30-15h30 : La bande dessinée Suisse : panorama vu des cimes
Des fondateurs aux modernes en passant par les classiques, les artistes suisses ont participé à tous les grands moments de la bande dessinée européenne, si ce n’est mondiale. De Töpffer à Zep en passant par Derib, Cosey ou Ceppi, sans oublier les Sommer, Peeters, Ott et les autres, les auteurs suisses sont présents sur tout le spectre de la discipline, de sa naissance à sa modernité la plus récente. Si la Suisse vue des plaines franciliennes peut sembler un petit pays, un panorama vu des cimes alpines montrera son influence ancienne et constante sur le 9e Art.
Animateur : Antoine Sausverd
Intervenants : Alain Boillat, Dominique Radrizzani
17h30-18h30 : La Suisse, une terre fertile pour l’édition de bande dessinée
Depuis la Réforme, la Suisse a été une terre d’accueil pour l’imprimerie et l’édition, inondant le Royaume de France de ses livres depuis la vallée du Rhône. Plus proche de nous, l’édition de bande dessinée y connaît une activité soutenue. On se souvient des rééditions de la vieille maison Slatkine, mais aussi des publications des Éditions Kesselring, qui furent notamment les premières à faire connaître la BD japonaise en publiant Le Cri qui tue, la revue d’Atoss Takemoto. Plus récemment encore, B.ü.l.b. Comix, Drozophile, Atrabile, les Éditions Moderne, les Editions du Canard ou encore Hécatombe ont investi le champ de la création contemporaine, tandis que la maison Paquet s’installait dans le mainstream. Qu’est-ce donc qui rend la Suisse si prolifique ?
Animateur : Thierry Lemaire
Intervenant : Daniel Pellegrino, Alain Boillat