COUPER/COLLER, reconfigurer la bande dessinée à l’ère numérique

Marijac était à la fois auteur et éditeur. Il n’a cessé de recycler ses séries sous de nouvelles formes, afin de les rentabiliser. Les Compagnons des cactus est ainsi publié dans un petit fascicule de format horizontal en 1946. Lorsque Marijac lance un journal consacré au western en 1955, il décide d’intégrer ce récit au sommaire. Le format vertical nécessite cependant d’importantes modifications. Marijac découpe sa planche originale pour réorganiser les cases sur une autre page et retouche les dessins pour correspondre au nouveau format. Même inachevées, ces planches permettent de percevoir ce travail à la fois artisanal et industriel.

Dès les années 1930, Hachette publie régulièrement des livres de bande dessinée intégrés à son catalogue d’ouvrages destinés aux enfants. Le matériel provient essentiellement des États-Unis, où la bande dessinée paraît dans la presse, sous forme de strips quotidiens ou de grandes Sunday pages. Le passage au livre implique un travail d’adaptation. En France, l’album « à la Tintin » n’est pas encore un standard et Hachette multiplie les formats au cas par cas. Les bulles de Mickey sont supprimées, les strips réarrangés dans des albums cartonnés. Parfois, comme dans Agent secret X-9, les cases sont diluées dans un texte continu et prennent ainsi un statut illustratif.

Jusque dans les années 1950, les magazines illustrés constituent le support principal pour la publication de bandes dessinées, plus populaires que les rares et coûteux albums. Cette tendance s’inverse quand des maisons d’édition d’illustrés voient dans l’album une manière de pérenniser les œuvres éphémères qui paraissent dans leurs journaux. Peu à peu, un équilibre s’installe et les magazines deviennent un lieu de prépublication pour des aventures qui, une fois terminées, sont compilées en livre. Il faut alors trouver des solutions pour homogénéiser et adapter ces récits, dont la longueur et le format dépendent de contraintes liées à la publication de presse.

La bande dessinée n’a pas échappé à la vogue du livre de poche qui s’étend en Europe dès les années 1950. Ces « pockets » connaissent d’ailleurs un certain succès en kiosque, diffusant à bas prix des séries parfois sulfureuses, destinées à un lectorat adulte et, surtout, conçues pour ces formats réduits. D’autres tentatives éditoriales entendent, quant à elles, adapter des œuvres à succès parues d’abord en album, dans la même logique que les rééditions d’œuvres littéraires, qui ont transformé le marché du livre. Les dimensions réduites des livres de poche invitent les maisons d’édition, souvent frileuses à l’idée de réduire la taille des cases, à de laborieux remontages des planches.

Dans la seconde moitié des années 1990, la plupart des foyers sont équipés d’un ordinateur. Les innovations de la décennie permettent d’afficher des images de plus en plus précises et dans de larges gammes de couleurs. La qualité du son s’affine et restitue fidèlement musiques, bruits et voix. Le CD-ROM, plus performant que les anciennes disquettes, permet alors d’embarquer des logiciels dont l’aspect et le fonctionnement paraissent spectaculaires. Ces progrès techniques stimulent des maisons d’édition, qui perçoivent dans le « multimédia » de nouveaux potentiels pour lire des bandes dessinées, en mobilisant du son, des images animées et les mécanismes de l’interactivité.

La démocratisation de l’Internet à haut débit dans les années 2000 a encouragé la republication en ligne d’albums de bande dessinée numérisés. Une offre de ce type émerge, mais reste modeste jusque dans les années 2010 où une offre conséquente émerge. Le principal défi technique est alors de proposer une interface de lecture qui puisse s’adapter à la diversité des formats d’écrans qui s’est multipliée depuis l’arrivée des smartphones, puis des tablettes tactiles. L’application pour iPhone Ave!Comics est la première du genre en 2008. Une année plus tard, le portail digiBidi apparaît sur le Web. Izneo se lance en 2010, suivi en 2013 par ComiXology puis Sequencity en 2014. Le marché n’est cependant pas stable et seul Izneo est aujourd’hui encore actif et complètement accessible.

Les premiers « blogs BD » francophones apparaissent au milieu des années 2000, suivis par une deuxième vague sur les réseaux sociaux, notamment Instagram qui devient le support numérique principal dès les années 2010. Les structures éditoriales s’emparent rapidement du phénomène, multipliant les adaptations au point que les formats numériques fonctionnent parfois comme des supports de prépublication. En Europe francophone, la place centrale du livre dans l’identité culturelle de la bande dessinée se manifeste dans le phénomène récent des webtoons, qui connaissent régulièrement un prolongement en librairie.

En octobre 2022, un workshop d’une semaine s’est tenu à l’École supérieure de bande dessinée et d’illustration, à Genève. L’enjeu était de confronter les outils élaborés par les chercheur·reuses de l’EPFL aux pratiques de création. L’exercice était le suivant : deux séries ont été choisies dans le sommaire du périodique Vaillant. Le journal, qui paraît de 1945 à 1968, est proche du Parti communiste français. Il propose des séries à l’idéologie souvent marquée tout en respectant une moralité irréprochable afin d’échapper à la censure qui menace les publications pour la jeunesse. Les éléments graphiques d’une sélection de pages ont ensuite été isolées pour constituer un répertoire de figures. Les étudiant-e-s avaient alors la possibilité de puiser dans ce répertoire pour proposer des reprises de ces séries. Entre appropriation sauvage, détournement de la commande, réactualisation ou mise à jour du contexte politique, les résultats ont couvert une large part des possibilités de la reprise en bande dessinée.

Dans cet espace de consultation conçu comme une bibliothèque, la bande dessinée se présente sous toutes ses formes. De l’album cartonné aux journaux illustrés, du manga japonais au comic book américain, des bandes dessinées de poche transportées sans ménagement aux ouvrages luxueux qu’on ose à peine feuilleter, chaque format offre une expérience sensorielle et une lecture différente. Libre à vous de les manipuler (avec soin) et de les apprécier !