La bande dessinée valse entre papier et pixels

Comment la BD, que l’on connaît surtout sous la forme d’albums, réagit-elle au contact du numérique? Fait-elle des bulles? Une exposition et une journée d’étude proposent d’explorer cette question.

Comment la BD, que l’on connaît surtout sous la forme d’albums, réagit-elle au contact du numérique? Fait-elle des bulles? Une exposition et une journée d’étude proposent d’explorer cette question.

Le cinéma a été bousculé par l’arrivée des plateformes en ligne. YouTube pose un défi aux chaînes de télévision, tandis que les radios produisent des avalanches de podcasts et que la musique se débat dans le fleuve du streaming. Que devient la bande dessinée, là-dedans ? «Ses formats de publication classiques – albums ou planches – résistent au passage vers le numérique, note Raphaël Baroni, professeur associé à l’École de français langue étrangère (Faculté des lettres). Comme les récits sont pensés en fonction du format de publication, leur adaptation aux différents écrans, du smartphone à l’ordinateur personnel, pose de grandes difficultés», ajoute le chercheur, membre du Groupe d’étude sur la bande dessinée de l’UNIL. Pensons simplement à la taille du texte des bulles: s’il est lisible au format A4, une loupe d’horloger devient nécessaire pour la lecture sur un téléphone.

Le public intéressé peut se plonger dans les transformations de la bande dessinée à l’ère numérique grâce à l’exposition «Couper/Coller», dès le 10 novembre à l’EPFL. Les commissaires en sont Peter Grönquist, Raphaël Oesterlé et Olivier Stucky. Ce dernier rédigea une thèse sur les reconfigurations de la bande dessinée et est actuellement plongé, grâce à une bourse Mobi.Doc, dans les archives des Humanoïdes Associés, un célèbre éditeur qui fut l’un des pionniers de la transition numérique.

Des ciseaux et de la colle

La première case de l’exposition propose une partie historique, dans laquelle on découvre que les reconfigurations du 9e art ne datent pas d’hier. «Nous présentons par exemple des planches originales d’un auteur qui fut assez important dans l’après-guerre, Marijac (1908-1994). Ce dernier a utilisé des ciseaux, de la colle et son matériel à dessin pour adapter ses planches aux formats de différents magazines dans lesquels elles étaient publiées.» Ce travail de reconfiguration de la planche originale est ici mis en lumière dans sa version la plus artisanale, à une époque où l’arrivée de l’album va encore amplifier le phénomène.

Plus tard, «de nombreuses tentatives de construction de livres de poche à partir d’albums de bande dessinée ont eu lieu… et se sont généralement soldées par des échecs», indique Raphaël Baroni. Le chercheur prend l’exemple des Idées noires de Franquin (parues en 1986 en petit format). Cette publication, pourtant réalisée avec l’aide de l’auteur, possède «une mise en page très curieuse» par rapport à l’originale et le bricolage reste assez visible en dépit des efforts déployés.

Puis le multimédia est arrivé. «L’idée de porter des bandes dessinées sur CD-ROM, comme quelques œuvres de Bilal par exemple, est apparue rapidement. Mais cela n’a pas marché du tout et a été abandonné.» Afin de voir à quoi cela ressemblait, un ordinateur vintage prêté par le Musée Bolo (musée suisse de l’informatique, de la culture numérique et du jeu vidéo) fera tourner une adaptation du Piège diabolique de Jacobs, publiée en 1997, qui montre bien comment l’œuvre transférée à l’écran flirte avec le genre du jeu vidéo.

L’exposition traite également des blogs BD, qui ont vécu leur heure de gloire dans les années 2000, puis des formats liés aux réseaux sociaux, Instagram en tête de liste. Dans ce cas également, il arrive que ces bandes dessinées diffusées gratuitement fassent l’objet d’une publication ultérieure sous la forme d’albums ou de romans graphiques, ce qui permet d’engendrer des profits, surtout pour les éditeurs qui exploitent des œuvres qui ont déjà trouvé leur public sur la Toile. Quelques autrices, notamment Lisa Mandel, qui a fondé les éditions Exemplaire, tentent malgré tout de découvrir des modèles alternatifs pour ces œuvres qui naissent sur le Net mais se destinent au papier.

Des algorithmes et de la subversion

Dans sa deuxième partie, «Couper/Coller» présente des recherches menées actuellement à l’EPFL. Que peut-on développer pour faciliter la vie des autrices et des auteurs qui souhaitent adapter leurs planches vers les formats numériques? «Un outil basé sur l’intelligence artificielle a été développé, explique Raphaël Baroni. Schématiquement, sa tâche consiste à reconnaître et découper les différents objets présents (personnages, bulles, décors) de manière à faciliter leur réarrangement en fonction de l’espace disponible sur les différents écrans.» Cette tâche est ardue et présente un vrai défi technologique pour les chercheurs de l’EPFL. «De manière contre-intuitive, pour une intelligence artificielle, la reconnaissance des éléments d’une photographie s’avère bien plus aisée que dans le cas d’une image dessinée. Pourtant, cette dernière est souvent plus schématique», remarque le professeur. En effet, grâce aux réseaux sociaux et aux bases de données, les machines disposent de quantités phénoménales de matériel photographique déjà annoté sur lequel s’exercer, alors que dans le cas de la BD, et pour des raisons de droits, bien moins de documents sont disponibles en ligne.

Plus loin, l’exposition lie technologie et création artistique avec les projets des étudiantes et des étudiants de l’École supérieure de bande dessinée et d’illustration de la ville de Genève. «Nous leur avons proposé de travailler sur des planches de Placid et Muzo, publiées après-guerre dans Vaillant. Nous leur avons également fourni la série historique Yves Le Loup, oubliée de nos jours.» L’algorithme conçu à l’EPFL a découpé les images pour livrer des éléments que les jeunes dessinatrices et dessinateurs ont mélangés, triturés et assemblés à leur sauce. Le résultat est plutôt subversif!

Visible jusqu’au 7 janvier 2024, «Couper/Coller» est le feu d’artifice final du projet Sinergia Reconfiguring Comics in our Digital Era, financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique et dirigé par Sabine Süsstrunk (EPFL), Mathieu Salzmann (EPFL) et Raphaël Baroni. Si l’exposition constitue l’aspect «grand public» de la recherche, une journée d’étude ouverte aux personnes intéressées se tient le 10 novembre, grâce à un financement lié au partenariat privilégié qui associe l’UNIL à l’Université libre de Bruxelles. Cet événement est consacré aux questions patrimoniales. «Par exemple, Erwin Dejasse nous parlera de la conservation de la BD punk, publiée dans des fanzines bon marché au papier fragile, dont la numérisation apparaît comme une véritable planche de salut.» En prenant le sujet par l’autre bout, d’autres contributions traiteront des soucis d’archivage que posent les œuvres nativement numériques, dont les supports souffrent d’obsolescence rapide. Une table ronde en compagnie notamment de Sophie Pujol, directrice du Centre BD de la ville de Lausanne, conclura la manifestation.

À voir

«Couper/Coller. Reconfigurer la bande dessinée à l’ère numérique». Exposition au «Pavilion» A de l’EPFL du 10 novembre 2023 au 7 janvier 2024. Entrée gratuite. Ouvert de 11 à 18h du mardi au dimanche. Vernissage le 9 novembre 2023.

Journée d’étude «La patrimonialisation de la bande dessinée à l’ère numérique , qui se tiendra le 10 novembre 2023 à l’EPFL, salle BC 420. Informations.