Se déplacer avec un déficit visuel : entre autonomie et vulnérabilité

Si favoriser l’autonomie reste un objectif central dans l’accompagnement de personnes en situation de handicap, qu’entend-on exactement lorsque l’on parle d’autonomie ? Comment se pose cette même question lorsque l’on parle de jeunes en situation de handicap ? A-t-on raison de considérer l’autonomie comme une propriété individuelle ou faut-il la penser en termes de relations ? Telles sont les questions que l’on se propose ici d’aborder.

Par Damien Mioranza et Marie Voisard

L’autonomie constitue sans doute l’une des notions clés du travail d’accompagnement médico-social de personnes en situation de handicap, mais elle reste principalement pensée comme une caractéristique individuelle ; une personne est généralement considérée plus ou moins autonome selon sa capacité à réaliser seule différentes actions.

Nous tenterons de repenser cette notion, afin de souligner non seulement les relations que les individus entretiennent avec leur environnement, mais aussi la collaboration entre les divers membres des espaces publics. Pour cela, nous nous appuierons sur l’observation des déplacements de deux jeunes en situation de déficit visuel, Inès et Danni*, respectivement dix-sept et quinze ans. 

Situation de handicap
La notion de situation urbaine handicapante renvoie au modèle de Processus de production du handicap (PPH), qui se situe à la frontière entre une conception individualiste et une conception sociale du handicap. Pour appréhender au mieux les diverses situations de handicap, le modèle du PPH préconise de prendre en compte des facteurs personnels, comme les différences corporelles et fonctionnelles qui influencent le développement des individus. Ainsi que les facteurs environnementaux et sociaux « […] qui, par des processus institutionnalisés d’oppression, d’exclusion, de dévalorisation, d’invalidation, créent le handicap. »(p. 22-28).

Si se déplacer de manière autonome revient pour eux à prendre les transports publics et à se rendre de leur domicile à leur école seul·e. Nous décrirons le travail nécessaire à la réalisation de ces déplacements puis nous nous intéresserons aux interactions entre les jeunes observé·e·s et les autres membres des espaces publics.

L’autonomie comme accomplissement perceptif : mobiliser des prises pour l’action

Pour effectuer leurs déplacements quotidiens et identifier par exemple l’emplacement d’un passage pour piéton, le bord du trottoir ou la sortie d’une gare, Inès et Danni, mobilisent ce que Rachel Thomas5 appelle des « prises pour l’action ».  

Pour devenir une prise pour l’action, une propriété de l’environnement doit non seulement être disponible, perceptible et localisable dans l’espace, mais doit aussi être mise en lien avec l’action en cours. 

Les aménagements urbains spécifiquement conçus pour les personnes en situation de handicap visuel, tels que des revêtements en relief au sol ou les feux de signalisation sonores font office de prises pour l’action. Mais nous constatons également qu’Inès et Danni mobilisent d’autres caractéristiques perceptibles de l’environnement urbain, comme les bruits de la ville ou le rythme de marche des autres piétons. Ainsi sur le chemin de l’école, Inès se sert d’un abaissement de trottoir situé à proximité d’un revêtement pavé, qu’elle perçoit à la canne comme aux pieds. C’est la perception de ces caractéristiques du sol qui lui permettent de situer le passage piéton qu’elle emprunte pour traverser la route.

Pour devenir une prise pour l’action, une propriété de l’environnement doit être à la fois disponible, localisable dans l’espace et mise en lien avec l’action en cours. Se déplacer dans l’espace public relève ainsi d’un accomplissement perceptif situé5.

L’usage de la notion de prise pour l’action nous invite à passer d’une conception du handicap comme propriété individuelle à une focalisation sur la situation urbaine handicapante. Plus encore, elle nous permet d’avancer une conception écologique de l’autonomie. Se déplacer de manière autonome revient ainsi à dépendre de l’adéquation entre les caractéristiques de l’environnement et ses compétences propres de passant·e, voyant·e· ou non voyant·e.

L’autonomie, résultat d’un travail collectif

L’observation fine des interactions entre les personnes voyantes et non-voyantes nous a permis de réaliser que l’autonomie dans les déplacements ne peut pas se limiter à sa dimension perceptive et motrice. Puisqu’elle résulte d’un travail collectif d’ajustement de l’ensemble des membres des espaces publics.

En tant qu’« attracteur catégoriel »4, la canne blanche joue un rôle central entre les personnes voyantes, malvoyantes et non voyantes. Sa visibilisation permet à Danni et Inès de bénéficier de l’attention et de la collaboration des autres passant·e·s. Inès qui est atteinte de cécité ne peut pas s’en passer mais Danni qui est fortement myope en fait une utilisation variée. Ainsi, lorsqu’il est familier des lieux dans lesquels il se rend, il la dissimule partiellement et lorsqu’il en sent le besoin, il la tient devant lui, exposant son déficit aux tiers. Autrement dit, en étant porteurs d’une canne blanche, Danni et Inès produisent la catégorie « malvoyant ». Elle et il attirent l’attention des passant·e·s et les autorisent à rompre l’inattention civile qui régit en principe les relations entre anonymes dans l’espace public. 

Lors de l’observation du déplacement que Danni effectue quotidiennement de la gare à son lieu de formation, nous relevons l’extrême rapidité avec laquelle il se déplace. Bien qu’il soit habitué à ce trajet, la familiarité n’est pas la seule explication de son aisance. En effet, l’école spécialisée dans laquelle il se rend, se situe à proximité de plusieurs échoppes. Les commerçant·e·s, qui semblent ainsi habitué·e·s à la présence des enfants avec un déficit visuel dans le quartier, ont adapté leurs habitudes. Quand Danni s’approche, nous remarquons qu’ils s’empressent de retirer les obstacles qui encombrent son passage.

L’inattention civile
Pour Erving Goffman2 (p. 83-84), les contacts entre inconnus dans les lieux publics sont caractérisés par l’inattention civile, à savoir la démonstration, par un·e passant·e, de la prise en compte de l’existence d’un·e autre sans pour autant lui manifester une attention particulière. L’inattention civile se manifeste habituellement par un échange de coups d’œil et permet notamment aux piétons de ne pas se rentrer dedans et de se signifier mutuellement leurs intentions sans passer par des explications verbales.A la suite de Goffman, Marc Relieu4 propose le concept « d’attention civique ». Il estime qu’un marqueur catégoriel tel qu’une canne blanche rend les passant·e·s attentives et attentifs à la présence et aux besoins des non-voyant·e·s qui les portent. Les passant·e·s seraient alors disposé·e·s à adapter leur comportement et à proposer leur aide.

Cet événement met en lumière la nature coopérative des relations entre les individus voyant·e·s, et mal-voyant·e·s. Ces ajustements se déroulent sur un mode implicite et font rarement l’objet d’explications verbales. Les passant·e·s en présence d’une personne qu’ils estiment non voyante passent alors, pour le dire comme Relieu4 (p. 147) « de l’inattention civile à l’attention civique ». Danni en est conscient et semble compter implicitement sur l’attention active des passant·e·s.

Se déplacer de manière autonome revient ainsi à dépendre de l’adéquation entre les caractéristiques de l’environnement et ses propres compétences de passant·e, et ce que l’on soit voyant·e ou non voyant·e.

De même, Inès nous relate une traversée de route difficile. Sous la pluie, alors que la route mouillée modifie le bruit des voitures, elle ne parvient pas à savoir si un véhicule à proximité s’arrête. Elle attend face au passage piéton, sans oser avancer. Après un certain temps, un conducteur de sa connaissance s’arrête, sort de sa voiture et l’aide à traverser. L’écart à la norme, à savoir un temps d’arrêt particulièrement long attire certainement l’attention du conducteur, qui de plus la connaît. Ce dernier décide de sortir de son véhicule et d’aider Inès à traverser plutôt que de continuer son chemin en s’agaçant. Nous supposons que la canne blanche qu’Inès tient dans sa main ainsi que d’autres marqueurs catégoriels permettent au conducteur d’interpréter la situation de manière adéquate. Autrement dit, il ne voit pas une piétonne qui attend de manière inexpliquée devant un passage piéton, mais une jeune non-voyante en difficulté pour traverser la route sous la pluie. C’est cette interprétation adéquate, permise par la présence de marqueurs catégoriels ainsi que par sa connaissance d’Inès, qui le poussent à s’arrêter pour proposer son aide.

Autonomie et vulnérabilité dans l’espace public

Nos observations nous amènent à considérer que se déplacer de manière autonome revient à être placé·e dans une situation de double dépendance. Les passant·e·s voyant·e·s comme non-voyant·e·s dépendent de l’adéquation entre les caractéristiques de l’environnement et leurs compétences de passant·e, ainsi que du travail collectif d’ajustement et de coopération des autres usager·ère·s des espaces publics. 

« […] La vulnérabilité et la dépendance ne sont pas des accidents de parcours qui n’arrivent qu’aux « autres » quels qu’ils soient : elles caractérisent toutes les vies humaines. »

(Paperman 2010 : 56)

Les jeunes que nous avons observé délèguent une part de l’attention nécessaire aux passant·e·s voyant·e·s qu’elles et ils s’attendent à croiser dans la rue. En ce sens, nous proposons de penser l’autonomie de manière distribuée, non seulement entre les passant·e·s mais également avec les objets techniques, feux sonores, marqueurs au sol ou même véhicules et passages piétons qui habitent, structurent et dynamisent l’espace public. Pour le dire comme Patricia Paperman3 « […] la vulnérabilité et la dépendance ne sont pas des accidents de parcours qui n’arrivent qu’aux «autres» quels qu’ils soient: elles caractérisent toutes les vies humaines.» (p. 56).[4]  Or, nos observations nous permettent de considérer la rue comme un espace de vulnérabilité dans lequel nous dépendrions toutes et tous de l’attention des un·e·s envers les autres.

Références

1Fougeyrollas, P. (2010). La funambule, le fil et la toile. Transformations réciproques du sens du handicap. Québec [Que.] : Presses de l’Université Laval. 

2Goffman, E. (1966). Behavior in Public Places. Notes on the Social Organisation of Gatherings. New York, The Free Press.

3Paperman, P. (2010). Éthique du care : un changement de regard sur la vulnérabilitéGérontologie et société, 2(2), 51-61.

4Relieu, M. (1994). Les catégories dans l’action : L’apprentissage des traversées de rue par des non-voyants. Dans Fradin, B., Quéré, L., & Widmer, J. éd., L’enquête sur les catégories : De Durkheim à Sacks (pp. 144-170). Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales.

5Thomas, R. (2003). L’accessibilité des piétons à l’espace public urbain: un accomplissement perceptif situé. Espaces et sociétés, 2(2-3), 233-252.

Informations

Pour citer cet article Nom Prénom, « Titre ». Blog de l’Institut des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le XX mois 2021, consulté le XX mois 2021. URL :
AuteursDamien Mioranza et Marie Voisard, étudiants de Master en sciences sociales
ContactDamien.mioranza@unil.ch
Marie.voisard.1@unil.ch
EnseignementAtelier Enfant, enfances et santé

Daniela Cerqui Ducret, Michael Cordey et Carla Vaucher