De Greta Thunberg à la crise migratoire : l’ambiguïté d’une affiche publicitaire

La campagne publicitaire des CFF s’adresse aux jeunes en évoquant la crise climatique. Un homme s’indigne de l’affiche retenue et la dénonce publiquement, mais son interprétation ne convainc pas le grand public. En cause, le visuel n’évoque pas les mêmes références chez tous.

Par Stéphane Huber

Le 6 septembre 2021, Claudio Prestigiacomo dénonce une affiche des CFF dans le média en ligne Blick-FR. Cet homme d’origine italienne, actif dans le milieu de la communication, critique l’image et le message de l’affiche publicitaire qui représenterait selon lui une allusion de mauvais goût à la crise migratoire. 

Une affiche qui dérange ?

L’article en question, intitulé « Une campagne des CFF crée le malaise », donne la parole au dénonciateur. Selon lui, la fille portraiturée affiche un regard « très fermé », s’ajoute à cela le carton « corné » sur lequel est inscrit le message suivant : « On veut arriver vite en Italie ! ». Le cumul de ces éléments évoque chez Claudio Prestigiacomo un certain malaise : « le seul thème qui me vient à l’esprit, c’est que c’est une campagne sur les réfugiés ». C’est en outre le choix des mots « aller vite » à défaut « d’aller mieux » en Italie qui renforce son interprétation.

Les ingrédients pour la genèse d’une polémique semblent réunis : un dénonciateur porteur d’une interprétation spécifique, un média notoire relayant sur Internet la dénonciation sous un titre accrocheur, ainsi qu’une réponse de la part des CFF. 

Toutefois, le ralliement des internautes aux accusations de Claudio Prestigiacomo fait défaut. Contre toute attente, les réactions des internautes critiquent l’interprétation dramatisante et accusatrice de Claudio Prestigiacomo. Un utilisateur se désole par exemple que « tout est prétexte au conflit et à une interprétation négative de nos jours ». Un autre affirme avoir saisi le message tel que défendu par l’ex-régie fédérale « J’ai 26 ans et j’ai parfaitement saisi le message derrière la campagne, perso ». En effet, les CFF affirment vouloir faire allusion à l’engagement des jeunes en faveur du climat et s’appuie sur le personnage de « Greta Thunberg ». L’interprétation d’un message n’est donc pas univoque mais davantage équivoque.

Une équation pour comprendre le blasphème

Ce décalage dans l’interprétation du message de l’affiche suscite deux questionnements sociologiques. Premièrement, quels sont les mécanismes qui régissent le déclanchement d’une polémique? Deuxièmement, pourquoi certaines personnes ont perçu cette affiche comme problématique alors que cela n’est pas le cas pour d’autres?


Afin de répondre à ces questions, il est possible de se rapporter à la théorie de Jeanne Favret-Saada relative à la question du blasphème (voir encadré). A partir d’une équation presque mathématique, l’auteure montre la manière dont un message – de tout type et de toutes formes – peut apparaitre comme blasphématoire. 

Si on réduit la formule de Favret-Saada à l’essentiel, elle relève quatre instances interdépendantes dans le processus d’avènement d’un blasphème. Il y a l’auteur [Y] d’un message suscitant un mécontentement, un dénonciateur [X], une autorité [Z] et un montage institutionnel [MI] englobant l’ensemble. Dans l’histoire des affiches, les personnages sont bien campés : les CFF [Y], Claudio Prestigiacomo [X] et les lecteurs du Blick-FR (et plus généralement la population suisse romande) [Z]. Le montage institutionnel est un contexte sociétal et institutionnel qui offre un ensemble d’interprétations possibles et de sanctions envisageables lorsqu’un interdit légal ou moral est franchi. Il détermine ainsi un bon d’un mauvais usage d’un mot, d’une image, d’un message etc. En somme, le montage institutionnel régit la recevabilité d’un message au sein d’un public ainsi que la portée des significations, amenant à des interprétations diverses et des potentielles sanctions en lien à l’infraction commise.

Mais que vient faire le blasphème dans cette histoire ? Bien que ne relevant pas de la même symbolique, les polémiques et le blasphème présentent des similarités dans leurs mécanismes d’apparition. La dénonciation d’un cas de blasphème fait suite à un heurt de valeurs sacrées et peut produire des effets importants sur la société, à savoir diviser les personnes. Elle peut, dans certains cas, verrouiller toutes formes de débats ou de critiques sur la thématique du sacré et des symboles divins au sein de l’espace public. En dénonçant l’usage de tel mot ou de tel choix visuel, le dénonciateur condamne ces éléments, leur appose son cadre d’interprétation et détermine ainsi que leur usage est problématique. Il y a donc une logique « d’appropriation » du symbole en question car le dénonciateur régule son usage. Or, c’est justement dans cet arbitrage autour de ce qui est licite ou non que nait généralement une polémique au sein de l’espace public.

L’ensemble des interprétations possibles d’un symbole, ou d’une image dans ce cas, puise dans les références communes d’une collectivité donnée. Ces références proviennent de la réalité culturelle, spatiale et temporelle de cette collectivité. Par exemple, nous ne faisons pas les mêmes blagues ou n’utilisons pas les mêmes gestes corporels de communication d’un pays à un autre, d’une époque à une autre, d’un milieu social à un autre. Les références communes permettent également de faire des inférences: par exemple un M orange, évoquera immédiatement la Migros auprès des Suisse·sse·s.

Une polémique qui ne prend pas

Les membres d’une communauté n’attribuent pas le même sens aux détails visuels de l’affiche. Prenons l’exemple de la pancarte en carton. Claudio Prestigiacomo attribue cet élément aux réfugié·e·s et à leur détresse, alors que l’association « jeune et pancarte » aura potentiellement plus de chances, en Suisse romande, d’être affiliée au militantisme. En effet, le fait de vivre une « réalité » façonne nos références communes et donc dans certains cas les manières d’interpréter un message. Ainsi, les références sur lesquelles compte Claudio Prestigiacomo, milanais d’origine, familier de la crise migratoire, ne sont pas alignées avec celles d’une partie du public auquel il s’adresse. En résultent des interprétations différentes de l’affiche des CFF. 

De plus, l’interprétation indignée de cette affiche est portée par un individu plus ou moins isolé, et non par un collectif institué, capable de fonder un « camp » : or toute polémique se nourrit d’une division en deux camps distincts, où les uns tentent de disqualifier les autres. La dénonciation de Claudio Prestigiacomo apparaît alors comme une revendication identitaire en relation avec son origine italienne.  Sa dénonciation résulte d’un traitement défavorable de l’Italie dans ce contexte migratoire, pays vers lequel nombre de réfugiés sont relocalisés (d’où « aller vite en Italie » devient problématiques à ses yeux). C’est donc l’impact sur l’image de son pays d’origine qui semble l’amener à déployer cette dénonciation. La mobilisation en faveur de son interprétation fait donc défaut car le public ne partage pas le même ressort interprétatif. Ainsi, la mise en commun de son indignation n’a pas eu lieu au sein de l’espace public romand.

Il convient aussi de relever le support sur lequel la dénonciation s’est opérée. Le Blick-FR œuvre sur un portail numérique où la loi du click règne. Il n’est ainsi pas rare de voir le Blick-FR publier des articles similaires. En effet, la médiatisation des polémiques répond au désir de sensationnalisme permettant à ce média de pérenniser son activité au sein d’un marché concurrentiel. C’est donc tout à son avantage de médiatiser des sujets susceptibles de générer du « trafic ». Le support joue un rôle sur la réception et donc sur l’interprétation d’un message, d’autant que le Blick-FR fait pleinement partie du montage institutionnel. La médiatisation de cette affiche par un média perçu comme davantage « sérieux », tel que la RTS, aurait potentiellement pu mener à des effets différents car le sujet aurait été interprété comme relevant de l’intérêt général.

Les CFF revoient leur copie

Malgré l’absence de polémique, l’entreprise ferroviaire a revu le visuel de sa communication suite à l’article du Blick-FR sans toutefois abandonner sa campagne précédente. Il s’agit cette fois d’une promotion pour les trains de nuit. On y voit une fille au regard assuré, toujours un carton à la main, portant la revendication « On veut plus de trains de nuit », accompagnée d’un symbole, fusion entre un cœur et un signe de paix, référence implicite à l’engagement pacifique des jeunes militant·e·s pour le climat. En répondant d’un simple « Oui, mais ça existe déjà », les CFF coupent l’herbe sous le pied à sa demande, lui apposant une teinte puérile. Cette nouvelle affiche apparait comme une tentative de rectifier le tir mais ce qui en ressort c’est la paternalisation des jeunes militant·e·s. Surfer sur la vague verte tout en décrédibilisant les principaux concernés, quelle étrange manière de faire de la publicité.

Références

Favret-Saada, J. (1992)., « Rushdie et compagnie : préalables à une anthropologie du blasphème », Ethnologie française, 22(3). p. 251-60

Autres références

L’article en question : https://www.blick.ch/fr/news/suisse/reference-aux-refugies-une-campagne-des-cff-cree-le-malaise-id16808018.html

Pour citer cet articleNom Prénom, « Titre ». Blog de l’Institut des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le XX mois 2022, consulté le XX mois 2022. URL :
Auteur Stéphane Huber, étudiant en sciences sociales
Contactstephane.huber@unil.ch
EnseignementSéminaire Communication et espace public (SP22)

Philippe Gonzalez ; Joan Stavo-Debauge & Célia De Pietro