Pédiatrie et soins palliatifs : le regard des sciences sociales

Dans une perspective d’anthropologie appliquée, ce travail de mémoire tente d’initier un pont entre Sciences et Cité en proposant une analyse qualitative qui problématise les discours des soignant·e·s d’une équipe de soins palliatifs pédiatriques. Quels sont les enjeux de l’insertion de soins palliatifs dans un service universitaire de pédiatrie ?

Depuis les années 1960, le terme « soins palliatifs » désigne l’investissement des techniques biomédicales qui permettent de prendre soin du patient·e que l’on ne peut pas ou plus guérir. Cette définition s’élargit dans les années 2000 et ne se limite plus à la fin de vie, mais à l’accompagnement des maladies complexes et potentiellement mortelles (voir OMS, 2002).

Inscrite comme une recherche en sciences sociales sur l’hôpital, cette ethnographie hospitalière en milieu pédiatrique tente de cartographier les spécificités locales liées au domaine des soins palliatifs pédiatriques et de les mettre en perspective avec leurs contextes d’émergences.

Cette analyse a été rendue possible grâce à l’observation de certaines réunions d’une équipe de soins palliatifs pédiatriques entre juillet 2020 et décembre 2021. En parallèle, une revue de la littérature biomédicale a été effectuée dans le but de mettre en miroir des observations locales, les publications et les recommandations internationales. 

En effet, l’anthropologie médicale s’intéresse aux pratiques de soins et de guérison, car elles témoignent du rapport au corps et à la maladie propre à une société12. Elle permet ainsi la mise en place de collaborations entre les sciences sociales et les sciences biomédicales, notamment dans une perspective de santé publique. La maladie et la santé comme objets socialement construits et politiquement élaborés peuvent alors se penser à la fois comme des expériences personnelles et à la fois au travers des différents contextes politiques et sociaux qui la font évoluer5.

Des représentations divergentes liées à un double tabou : 

L’observation de certaines réunions d’équipe entre juillet 2020 et décembre 2021 permet d’élaborer une analyse par études de cas dont la synthèse met en avant la pluralité des représentations liées aux soins palliatifs pédiatriques entre les équipes médico-infirmières, les intervenant·e·s paramédicaux et les parents. Du côté de l’équipe, on thématise les représentations liées à la mort ou à l’arrêt de soins comme des « fausses représentations ». À ce titre, les études de cas témoignent quelques fois d’une hostilité de certain·e·s soignant·e·s et de certains parents vis-à-vis de l’intervention d’une équipe de soins palliatifs pédiatriques dans la prise en charge d’un·e enfant. 

« Les soins palliatifs ce n’est pas la mort, c’est apporter de la vie jusqu’à la mort, dans un éventail de prestations très large. »

Infirmier·ère de l’équipe des soins palliatifs pédiatriques

Cette hostilité peut se comprendre par la méconnaissance de ces soins, qui sont historiquement rattachés uniquement à la fin de vie. Bien que de nouveaux paradigmes décrivent ces soins de manière plus globale et non plus nécessairement comme des soins rattachés à la fin de vie, les représentations de ces soins restent variées, que ce soit dans un centre hospitalier universitaire, dans une école spécialisée, en unité de soins à domicile ou directement auprès des familles.

Par exemple, dans le contexte américain, 70% de la population ne serait pas en mesure de définir correctement les soins palliatifs9. Plus spécifiquement, les aspects de soutiens psychosociaux et spirituels sont les moins connus, et les soins palliatifs sont souvent confondus avec l’hospice, associé exclusivement à la fin de vie1. D’autres recherches spécialement focalisées sur les professionnel·le·s de la santé montrent qu’ils et elles sont réticent·e·s à faire intervenir les soins palliatifs pédiatriques, car ils et elles pensent que cela signifierait aux familles l’abandon de leur enfant8;2;6. Cet élément se retrouve également dans le contexte suisse, où le projet pilote qui a amené la création de l’équipe des soins palliatifs pédiatriques s’est focalisé dans un premier temps sur la mortalité infantile et l’accompagnement au deuil (voir Farhni-Nater & Fanconi, 2009). 

Dans ce contexte, les différentes représentations des soins palliatifs pédiatriques impliquent que la prise en charge des patient·e·s ne répond pas à des connaissances cliniques scientifiquement fondées, mais à des relations interprofessionnelles et interpersonnelles qui provoquent un fonctionnement à géométrie variable. 

Ce premier constat peut se comprendre dans les perspectives de la construction de la figure de l’enfant et de l’émergence de la médecine moderne. En effet, la représentation de l’enfance se construit en fonction du contexte socio-historique dans lequel elle est inscrite, et elle évolue avec la société. 

Par exemple, avant le XVIIe siècle, la vie scolaire ne fait pas de distinction d’âge. C’est avec la création de différents niveaux scolaires en fonction de l’âge qu’on observe une séparation graduelle entre le monde de l’enfance et le monde des adultes (voir Ariès, 1960). C’est également le cas du goût de l’intimité familiale qui apparaît dans les classes supérieures occidentales du XVIIIe siècle. Cette conscience du devoir d’aimer et d’éduquer les enfants constituerait une des transformations les plus importantes de la société occidentale, car la famille nucléaire est ainsi pensée comme la cellule de la société, où l’enfant devient un projet parental planifié.

En parallèle, les progrès de la médecine scientifique provoquent une révolution démographique. En France par exemple, la mortalité infantile passe de 263 ‰ au milieu du XVIIIe siècle à 126 ‰ au début du XXe, 52 ‰ en 1950 et 4,1 ‰ en 20037.

En même temps que l’évolution sociale qui place les soins et l’éducation des enfants au centre de l’investissement familial, la médecine évolue et rend impensable la mort d’un enfant, pourtant considérée comme un événement fréquent quelques siècles auparavant.

Parler de soins palliatifs pédiatriques revient donc à parler d’un double tabou relatif aux nouvelles sensibilités contemporaines : en même temps que l’on mentionne l’échec thérapeutique et technologique de la maladie que la médecine ne peut guérir, on mentionne également un événement qui va contre l’ordre souhaité du projet familial et qui représenterait l’échec du projet parental. À ce sujet, la psychologue Audrey Rollin contextualise les soins palliatifs pédiatriques comme des soins qui « dénoncent une réalité injuste, absurde et inimaginable » (voir Rollin, 2013, p.30), illustrant la sensibilité que le sujet évoque dans nos sociétés médicalisées.

Le double tabou qui entoure l’échec thérapeutique et l’échec du projet parental propose ainsi de contextualiser les différentes représentations liées aux soins palliatifs pédiatriques.

Des collaborations limitées

L’équipe des soins palliatifs pédiatriques mentionne l’unité de soins intensifs et l’unité de soins continus comme des collaborations limitées. Les critères de certifications internationales de ces unités de soins compliquent la collaboration avec les soins palliatifs pédiatriques, car ils limitent la fréquence d’intervention de l’équipe.
De plus, il peut arriver que certain·e·s patient·e·s suivis par l’équipe des soins palliatifs en unité d’hospitalisation « normale » requièrent davantage de surveillance. En cas de manque de capacité infirmière, ces patient·e·s peuvent être transférés en soins continus, compliquant le suivi de l’équipe de soins palliatifs en raison des critères de certifications internationales précédemment évoqués. Cela suggère une fragmentation des disciplines relatives à la santé, où certains savoirs et savoir-faire sont considérés comme plus légitimes que d’autres, suggérant une prédominance à la médicalisation.

Pourtant, les guidelines internationales recommandent l’articulation entre les soins intensifs et les soins palliatifs : si les progrès de la médecine limitent fortement la mortalité infantile, les interventions technologiques (notamment en cardiologie et en oncologie pédiatrique) impliquent une augmentation du nombre et de la durée d’hospitalisations : vivre plus longtemps ne signifie donc pas forcément que l’on jouira d’une bonne qualité de vie4;14. Les soins palliatifs pédiatriques sont alors recommandés dès la connaissance d’un pronostic incertain et simultanément aux soins curatifs dans le but d’apporter un soutien, d’aider les enfants et les familles à prendre des décisions de soins et soulager toutes les formes de douleurs physiques et de souffrances psychologiques, émotionnelles et spirituelles13.

Une étude comparative réalisée en oncologie pédiatrique démontre que les patient·e·s qui ont reçu des soins palliatifs précoces auraient une qualité de vie significativement supérieure et moins de symptômes dépressifs que le groupe contrôle.

Au niveau national, l’étude PELICAN (« Pediatric End-of-Life Care Needs ») montre qu’en Suisse, quatre enfants sur cinq meurent à l’hôpital, dont 62% en unité de soins intensifs3. En reprenant la culture hospitalière locale observée, ces enfants ne pourraient pas systématiquement bénéficier de soins palliatifs lors de leurs derniers jours de leur vie passés aux soins intensifs. Cependant, toujours selon l’étude PELICAN, les professionnel·le·s des soins intensifs pédiatriques déplorent un manque de connaissances spécifiques liées aux soins palliatifs pédiatriques, l’absence de consensus lié à l’approche thérapeutique et à l’encadrement des enfants, un manque de clarté dans la répartition des compétences ainsi que des questions éthiques non résolues. Une panoplie de compétences qui appartiennent spécifiquement aux équipes de soins palliatifs pédiatriques (sans mentionner l’accompagnement du deuil de la famille en cas de décès), pourtant volontairement éloignées de ces unités de soins aigus, résultant d’une sous-utilisation des compétences palliatives pédiatriques.

Une étude comparative réalisée en oncologie pédiatrique démontre que les patient·e·s qui ont reçu des soins palliatifs précoces auraient une qualité de vie significativement supérieure et moins de symptômes dépressifs que le groupe contrôle10. Tout en ayant reçu moins de soins intensifs, ces patient·e·s ont également obtenu une survie médiane supérieure. Une autre étude démontre également que les patient·e·s au bénéfice de soins palliatifs pédiatriques ont davantage participé aux discussions concernant le pronostic et la réanimation11 – éléments reconnus comme facilitant le deuil des parents en cas de décès15. En outre, la prise en charge complémentaire entre soins curatifs et palliatifs améliore la transition thérapeutique dans l’éventualité où l’état de santé se péjorerait, sans que cela soit rattaché à un échec du traitement curatif14;10.

Une invisibilisation locale des soins palliatifs pédiatriques

L’aperçu de ce travail de master met en avant la pluralité des représentations des soins palliatifs pédiatriques qui, en l’absence de protocoles institutionnels systématiques, provoquent des obstacles à la collaboration pluridisciplinaire nécessaire à la prise en charge des patient·e·s atteint·e·s de maladies graves, chroniques ou incertaines. Les représentations qui font référence à la mort ou à l’arrêt de soins entretiennent le double tabou de l’échec thérapeutique et de l’échec du projet parental. Cette culture hospitalière se traduit localement par des critères de non-hospitalisation en unités de soins aigus, en même temps que, paradoxalement, la littérature nationale et internationale suggère un manque de compétences techniques et relationnelles concernant les pronostics incertains ou sombres qui accompagnent les enfants hospitalisé·e·s dans ces unités de soins aigus. 

Dans cette recherche, les soins palliatifs pédiatriques sont alors représentés de manière diverse, ce qui engendre une sous-utilisation de ces soins, voire leur invisibilisation au sein de certaines unités. Malgré les limites de certaines collaborations, les prestations de soins palliatifs pédiatriques se développent continuellement depuis le début des années 2000. L’équipe élargit ses prestations, se structure et se professionnalise dans une perspective médico-infirmière et pluridisciplinaire (aumônerie, psychologue). En bientôt 20 ans d’existence, l’équipe continue de se former, l’effectif augmente régulièrement, tout comme l’offre de formations aux autres unités de soins. Dès la rentrée d’août 2022, le CAS en soins palliatifs (HES Arc) intègre pour la première fois en Suisse romande une option « pédiatrie », concrétisant plusieurs années d’investissement et de développement dans les soins palliatifs pédiatriques.

Cette recherche anthropologique sur l’hôpital n’aurait pas vu le jour sans l’implication et la confiance du Professeur Ilario Rossi, décédé des suites d’une maladie grave au mois de juin 2022. Par ces quelques lignes, l’auteur souhaite saluer son engagement dans la recherche et l’enseignement de l’anthropologie de la santé, ici et ailleurs. 

Références

1 Bakitas M., Lyons K. D., Hegel M. T. et al. (2009). Effects of a palliative care intervention on clinical outcomes in patients with advanced cancer: the Project ENABLE II randomized controlled trial. Journal of the American Medicine Association, 302(7), 741-9. https://doi.org/10.1001/jama.2009.1198 

2 Balkin E. M. Kirkpatrick J. N. Kaufman B. et al. (2017). Pediatric cardiology provider attitudes about palliative care: a multicenter survey study. Pediatric Cardiology, 38(7), 1324-31. https://doi.org/10.1007/s00246-017-1663-0 

3 Bergstraesser E., Zimmermann K., Eskola K., Luck P., Ramelet A. S. & Cignacco E. (2015). Paeditric end-of-life care needs in Switzerland: current practices, and perspectives from parents and professionals. A study protocol. Journal of Advance Nursing, 71(8), 1940-7. https://doi.org/10.1111/jan.12650 

4 Blume E. D., Balkin E. M. Aiyagari R. et al. (2014). Parental perspectives on suffering and quality of life at end-of-life in children with advanced heart disease: an exploratory study. Pediatric Critical Care Medicine, 15(4), 336-42. https://doi.org/10.1097/PCC.0000000000000072 

5 Cohen P. & Rossi I. (2011). Le pluralisme thérapeutique en mouvement. Anthropologie et Santé, 2. https://doi.org/10.4000/anthropologiesante.606 

6 Kavalieratos D. Mitchell E. M. Carey T. S. et al. (2014). Not the Grim Reaper Service: an assessment of provider knowledge, attitudes, and perceptions regarding palliative care referral barriers in heart failure. Journal of the American Heart Association, 3(1), e000544. https://doi.org/10.1161/JAHA.113.000544 

7 Morel, M. (2004). La mort d’un bébé au fil de l’histoire. Spirale, (sup. 31), 15-34. https://doi.org/10.3917/spi.031.0015

8 Morell E. Thompson J. Rajagopal S. et al. (2021). Congenital Cardiothoracic Surgeons and Palliative Care: A National Survey Study. Journal of Palliative Care, 36(1), 17-21. https://doi.org/10.1177/0825859719874765 

9 Shalev A., Phongtankuel V., Kozlov E. et al. (2018). Awareness and misperceptions of hospice and palliative care: a population-based survey study. American Journal of Hospice and Palliative Medicine, 35(3), 431-9. https://doi.org/10.1177/1049909117715215 

10 Temel J. S., Greer J. A. Muzikansky A. et al. (2010). Early palliative care for patients with metastatic nonsmall-cell lung cancer. The New England Journal of Medicine, 363(8), 733-42. https://doi.org/10.1056/NEJMoa1000678 

11 Ullrich C. K., Lehmann L., London W. B. et al. (2016). End-of-Life care patterns associated with pediatric palliative care among children who underwent hematopoietic stem cell transplant. Biology of Blood and Marrow Transplantation, 22(6), 1049-55. https://doi.org/https://doi.org/10.1016/j.bbmt.2016.02.012 

12 Vidal L. (2008). L’anthropologie au cœur de la médecine. Médecine/Sciences, 24(10), 879-84. https://doi.org/10.1051/medsci/20082410879   

13 Waldman E., Wolfe J. (2013). Palliative care for children with cancer. Nature Reviews Clinical Oncology, 10, 100-7. https://doi.org/10.1038/nrclinonc.2012.238 

14 Wan A., Weingarten K. & Rapoport A. (2020). Palliative Care?! But This Child’s Not Dying: The Burgeoning Partnership Between Pediatric Cardiology and Palliative Care. Canadian Journal of Cardiology, 36(7), 1041-9. https://doi.org/10.1016/j.cjca.2020.04.041 

15 Wolfe J. et al. (2000). Understanding of prognosis among parents of children who died of cancer: impact on treatment goals and integration of palliative care. Journal of American Medicine Association, 284(19), 2469-75. https://doi.org/10.1001/jama.284.19.2469 

Autres ressources

Ariès P. (2014 [1960]). L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime. Paris : Éditions du Seuil.

Fahrni-Nater P. & Fanconi S. (2009). Développement des soins palliatifs pédiatriques dans le canton de Vaud. Médecine & Hygiène : InfoKara, 24(2), 73-85. https://doi.org/10.3917/inka.092.0073 

OMS, 2002, p.84 : https://apps.who.int/iris/handle/10665/42494 (dernière consultation le 20.12.21).

Rollin A. (2013). Aux limites du pensable : Les désirs de l’enfant en fin de vie. Presses Universitaires de Grenoble : Jusqu’à la mort accompagner la vie. 114(3), 29-34. https://doi.org/10.3917/jalmalv.114.0029 

Informations

Pour citer cet articleNom Prénom, « Titre ». Blog de l’Institut des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le XX mois 2022, consulté le XX mois 2022. URL :
AuteurDavid Comte, diplômé en sciences sociales
Contactdavid.comte@eduvaud.ch
EnseignementMémoire de master

Sous la direction de Daniela Cerqui-Ducret, Lucia Candelise et Ilario Rossi

© Illustration : Silvio Zimmermann, Pixabay