« Faire l’histoire des transidentités » : représentations trans médiévales

Joseph de Schönau, une icône trans au Moyen-âge ? L’historien Clovis Maillet est venu présenter ses travaux à Lausanne le 31 mars 2022, dans le cadre du festival Histoire et Cité ; voici un compte-rendu qui plonge sur les traces des saintexs trans.

Remettre la lumière sur les personnes oubliées de l’Histoire, faire revivre leurs récits et entendre leurs voix, voilà le défi que s’est lancé le festival Histoire et Cité pour sa septième édition, qui a pour thème les « Invisibles ».

Quoi de mieux que la présentation des travaux de l’historien et performer Clovis Maillet en guise d’ouverture de ce week-end de rencontres ? En effet, cet enseignant diplômé de l’EHESS, auteur de plusieurs ouvrages dont Les Genres fluides : de Jeanne d’Arc aux Saintes trans (2020), spécialiste des questions de genre au Moyen-âge a pour projet de réexaminer la place des personnes trans dans l’histoire, en se posant une question centrale par laquelle passe tout événement historique : qui veut-on rendre visible ? Et qui décide de ce qui doit être rendu visible ? Quels effets entraîneront cette visibilité sur les personnes désormais exposées ? Clovis Maillet s’est alors donné une mission : « faire l’histoire des transidentités ». C’est ce à quoi il nous invite lors de cette soirée, en retraçant le parcours d’une figure ayant vécu au Moyen-âge. En effet, ses biographies successives permettent d’entrevoir l’évolution occidentale des conceptions du genre à travers les siècles.

Le plus surprenant dans tout cela, ce que plus on avance dans le temps, moins le genre est perçu comme fluide et plus il revêt un caractère figé !

Cette figure, c’est un moine cistercien ayant vécu au XIe siècle près de Cologne, dans ce qui est alors le Saint-Empire romain germanique. Seulement, l’identité de genre de ce moine a fait l’objet de diverses lectures au fil des réécritures, tantôt femme travestie en homme, tantôt personne transgenre. Le plus surprenant dans tout cela, c’est que plus on avance dans le temps, moins le genre est perçu comme fluide et plus il revêt un caractère figé !

En effet, c’est au XIIe siècle que sont écrites les premières chroniques relatant de la vie de ce moine, que l’on appelle Joseph. Au moment de sa toilette funèbre, sa poitrine interpelle ; les moines se concertent et décident de sa transition post-mortem – Joseph de Schönau, mort en 1188, devient Hildegonde. A cette période, on redécouvre les saintexs trans antiques comme Marin de Bythinie, qui sont alors des figures valorisées. Le genre est alors compris comme fluide ou tout du moins plastique – du moins lorsqu’il s’agit de moinexs menant une vie chaste.

Un siècle plus tard, dans les écrits de Césaire de Heisterbach, la « bienheureuse vierge Hildegonde » est bien décrite comme une femme, « ayant simulé l’homme » – elle deviendra toutefois Saint Joseph, mais l’auteur insiste sur sa condition féminine. Ce dernier, prédicateur cistercien, a en effet besoin d’une figure féminine vertueuse, pour faire office de première sainte de son ordre religieux ; Saint Joseph est alors bien opportun. Le modèle de la femme ayant vécu parmi les moines, à la manière de ceux-ci, est alors très populaire et hautement valorisé, associé à la sainteté et à la chasteté, sans toutefois permettre une réellement plasticité du genre.

Avec l’émergence de la littérature gothique, des représentations toutes autres s’associent à ce type de personnage. En effet, la figure de la femme vivant secrètement au milieu des moines revêt alors une dimension érotique et mystérieuse. Ce serait elle qui se cacherait derrière l’ambigüité homosociale des relations entre les hommes du monastère. Cette femme est inquiétante également, c’est par elle que le chaos risque de survenir et de troubler la paix spirituelle.

Progressivement, toute dimension trans est supprimée et avec elle, la condition de ces personnes – invisibilisées dans leur commémoration même…

Aujourd’hui encore, Joseph/Hildegonde est une figure vivante, sous d’autres atours toutefois. L’écrivain catholique Jacques Gauthier en parle dans son roman historique comme d’une femme déguisée en homme – on est bien loin d’une lecture trans ! C’est bien là que l’on revient à la question de la manière dont sont relatées les trajectoires marginalisées ; toutes ces sources proviennent d’hommes cisgenres, ils instrumentalisent à leurs propres fins l’histoire du personnage. Césaire avait besoin d’une sainte, Gauthier a besoin de montrer que le catholicisme contemporain permet l’égalité hommes/femmes. Progressivement, toute dimension trans est supprimée et avec elle, la condition de ces personnes – invisibilisées dans leur commémoration même…

On pourrait se questionner, à l’image du public de cette conférence, sur la condition réelle des personnes que l’on pourrait qualifier de trans à cette époque ; le manque de sources étant cruel, il faut se contenter de l’histoire des dominants, mais il existe des outils : ainsi utiliser la catégorie trans, évidemment anachronique permet de « faire émerger des problèmes historiques » ainsi qu’on a pu le voir lors de la relecture historique selon la catégorie « femme », tout autant anachronique. Permettre un nouveau regard, faire entendre de nouvelles voix, trop longtemps silencieuses, c’est à cela qu’invitent Clovis Maillet et ses ouvrages, qui ne demandent qu’à être lus – pour que Joseph de Schönau et tant d’autres puissent avoir leur place dans l’histoire.

Références

Maillet Clovis. (2022, 31 mars). « Faire l’histoire des transidentités ? ». Festival Histoire et Cité, Lausanne, Suisse.

Maillet Clovis. (2020). Les Genres fluides : de Jeanne d’Arc aux Saintes trans. Paris, Arkhê, 172 p.

Informations

Pour citer cet articleNom Prénom, « Titre ». Blog de l’Institut des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le XX mois 2022, consulté le XX mois 2022. URL :
AuteurAurélien Baud, étudiant en Bachelor
Contactaurelien.baud@unil.ch
EnseignementSéminaire Sociologie des masculinités

Par Sébastien Chauvin et Estelle Rothlisberger

© Illustration : Peggychoucair, Pixabay