La vasectomie : d’une pratique thérapeutique à l’instrumentalisation politique

Illustrant l’évolution d’une pratique chirurgicale et la pluralité des finalités qu’elle tend à servir, la vasectomie met en évidence une diversité de contextes historiques, politiques et sociaux au sein desquels elle révèle les rapports de pouvoir structurant l’époque dans laquelle elle s’inscrit.

Par Alice Minder et Chloé Schaer

De la thérapeutique au rajeunissement : virilisation et amélioration de l’homme

Vers la fin du 19ème siècle, le neuroendocrinologiste Charles Edouard Brown-Séquard émet l’hypothèse selon laquelle le sperme aurait la capacité de revitaliser et rajeunir un individu1.

Le testicule se retrouve promu comme glande à l’origine de l’énergie vitale1. D’abord sous forme d’injection de liquide orchidien, les thérapies androgéniques vont se développer en chirurgies sexuelles, telle la vasectomie.

Orchidien : relatif aux testicules. Terme médical employé au XXème siècle. Définition tirée du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL) [en ligne]. [Consulté le 12 juin 2023].

 Les testicules sont plus précieuses que le cœur lui-même ; le cœur n’est utile que pour vivre, tandis que les testicules le sont pour bien vivre.

Elle est alors appelée « opération de Steinach », du nom de son théoricien. Pour lui, les fonctions reproductives et hormonales sont assumées par deux glandes différentes présentes dans le testicule, dont les fonctions sont en concurrence l’une avec l’autre. Opérer une vasectomie permet ainsi de tarir la production de spermatozoïdes et, par extension, de stimuler la production d’hormones sexuelles. De fait, l’infertilité peut accroître la virilité1. Permettant la distribution interne d’une énergie mâle organique, l’opération promet la restauration des fonctions vitales et sexuelles avec une seconde jeunesse.

 Permettant la distribution interne d’une énergie mâle organique, l’opération promet la restauration des fonctions vitales et sexuelles avec une seconde jeunesse.

Cette opération témoigne d’ambitions mélioratives des capacités de l’homme, contemporaines à leur époque. Le corps masculin se transforme en un moteur de la modernité, par la fabrication de la virilité et donc d’énergie humaine1, essentielle pour une harmonie sociale globale.

Si l’opération de Steinach est tombée en désuétude avec l’emploi thérapeutique de la testostérone, elle a cependant été exportée à l’international, créant des milliers de « steinachisés ». La vasectomie étant employée uniquement pour sa fonction curative et méliorative, l’aspect contraceptif n’est pas une finalité et ne s’est surtout jamais constitué en problème au sein d’une période où la vasectomie volontaire à des fins contraceptives est pourtant interdite.

La vasectomie comme outil de contrôle de la population : eugénisme, néomalthusianisme et globalisation

Eugénisme et Néomalthusianisme

Extraite de sa visée thérapeutique, la vasectomie va être utilisée à des fins stérilisatrices sous l’influence de l’eugénisme et du néomalthusianisme. Ces idéologies voient alors en la vasectomie la possibilité de contrôler la population « défaillante » soit les « criminels, dégénérés et pervers »3. Associant ainsi caractéristiques socioéconomiques, facultés mentales et statut migratoire dans la construction de catégories raciales, l’eugénisme va conduire à l’utilisation de la vasectomie comme pratique de stérilisation forcée sur une partie de la population dès 1913. Définie par son caractère volontariste, la vasectomie instrumentalisée par les mouvements néomalthusiens illustre le passage « de l’eugénisme aux politiques de planification familiale »2 fondées sur des distinctions raciales.

Population mondiale et globalisation

Impulsées par le contexte géopolitique des années 1940, les réflexions sur la croissance démographique globale vont convertir les considérations eugéniques qualitatives en arguments d’ordre quantitatif qui s’articulent autour du concept d’« explosion démographique », en particulier concernant les pays « désign[és] comme le tiers-monde »2.

La vasectomie va alors faire l’objet de campagnes pour la stérilisation volontaire, à l’image de l’Inde, premier pays à instaurer une politique gouvernementale de planification familiale4. Réalisées à l’étranger, ces campagnes visent les classes populaires et illustrent l’idée d’une « fécondité différentielle »2 contre laquelle il s’agirait « d’instaurer une nouvelle discipline sociale »2.

Ainsi focalisée sur l’appartenance de classe, la vasectomie continue d’opérer une distinction sociale, empruntant des arguments aux stratégies de reproduction sociale et tendant à s’associer par période à des pratiques de stérilisation contrainte.

La vasectomie clandestine : entre milieux anarchistes et socialistes

Illégale dans de nombreux pays, la vasectomie à des fins de stérilisation volontaire va progressivement s’opposer à l’opération de Steinach ainsi qu’aux politiques de contrôle des naissances fondées sur la stérilisation forcée. Elle s’effectue alors principalement de manière clandestine sur des hommes prolétaires et s’inscrit dans une revendication politique. Provenant des courants socialistes et anarchistes, la vasectomie va servir à faire des « questions relatives à la reproduction et à la contraception […] des outils de réforme sociale »2.

Présents durant l’entre-deux-guerres en Autriche, en Espagne et en France, les réseaux vasectomistes s’inscrivent dans une époque marquée par des politiques natalistes et la répression des moyens anticonceptionnels, considérés comme immoraux.

Le terme « vasectomiste » est employé pour la première fois en 1935 par l’écrivain Victor Margueritte pour décrire ceux revendiquant la vasectomie contraceptive1.

Les membres de ces réseaux vont alors faire l’objet de procès qui se termineront tous sur un flou juridique1. De fait, si la pratique est fortement dévalorisée au regard des mœurs, elle ne peut cependant être considérée juridiquement de la même manière qu’une castration, acquittant partiellement les vasectomistes.  

 Scandaleuse en ce qu’elle échappe au contrôle de l’institution médicale, faisant passer le contrôle des naissances d’un plan institutionnel à individuel, destituant ainsi « les médecins d’une partie de leur pouvoir de gestion des corps ».

Ainsi, la vasectomie met en évidence le passage d’une technique chirurgicale en enjeu social et politique, illustrant son articulation à des idéologies aussi bien eugénistes qu’anarchistes. Car au-delà du résultat de ces interventions clandestines, c’est le caractère autonome de celles-ci qui entraîne une mise à l’index1. Scandaleuse en ce qu’elle échappe au contrôle de l’institution médicale, faisant passer le contrôle des naissances d’un plan institutionnel à individuel, destituant ainsi « les médecins d’une partie de leur pouvoir de gestion des corps »2.

Méthode contraceptive actuelle : entre démasculinisation et héroïsation

Tendant à une dépolitisation, elle est désormais l’objet de réticences individuelles de la part des hommes. La vasectomie est au centre d’une méfiance qui met en lumière une association entre masculinité et capacité de féconder2, face à laquelle l’infertilité se figure comme « menace pour la position sociale »2 des hommes et qui inclut la persistance d’un symbolisme associé aux testicules.

L’argument principal en faveur de l’intervention est désormais le partage d’une charge contraceptive qui incomberait ainsi au couple, au travers d’une responsabilité conjointe, au sein de laquelle les femmes sont systématiquement incluses.

La réalisation de ce travail s’appuie sur une recherche documentaire ainsi que des entretiens menés avec un médecin urologue et un homme ayant effectué une vasectomie

Cela concerne majoritairement des profils d’hommes similaires : 40 ans, déjà père de deux-trois enfants, qui effectue une vasectomie pour soulager les traitements contraceptifs de la femme. 

Les initiatives incitatrices à la pratique mettent en lumière la prégnance des normes de masculinités et de virilité présentes au travers de l’« héroïsation »2 des hommes opérés, leur visibilité dans l’espace médiatique et la mise en évidence d’arguments rappelant la virilité . Mobilisant des stéréotypes de genre, une économie de la gratitude et la médiatisation de l’engagement des hommes2, la promotion de la vasectomie tend, de fait, à la persistance du privilège masculin5 et à la pérennité des inégalités et des normes de genre.

Conclusion

Par ses multiples applications, la vasectomie est « une opération polysémique qui ne prend sens qu’en fonction des modalités de sa pratique »2. Qu’il s’agisse d’un instrument d’eugénisme, d’une technique d’amélioration physique ou encore d’une méthode contraceptive, cette même et unique pratique chirurgicale illustre la pluralité des perceptions sociales et des valeurs qui sont accordées à son utilisation et qui, par leurs évolutions, dessinent des trajectoires contrastées, voire contradictoires.


Références

1Serna Elodie (2021), Faire et défaire la virilité. Les stérilisations masculines volontaires en Europe (1919-1939), Rennes, Presses Universitaires de Rennes.

2Serna Élodie (2021), Opération vasectomie. Histoire intime et politique d’une contraception au masculin, Montreuil, Libertalia.

3Reilly Philip (1987), « Involuntary sterilization in the United States: a surgical solution », The Quarterly Review of Biology, vol. 62, n°2, pp. 153-170.

4Kashyap KN (1973), « Effects of vasectomy on population control and problems of reanastomosis », Proceedings of the Royal Society of Medicine, vol. 66, n°1, pp. 51-52.

5Terry Gareth, Braun Virginia (2011), « ‘It’s kind of me taking responsibility for these things’: Men, vasectomy and ‘contraceptive economies’ », Feminism & Psychology, vol. 21, n°4, pp. 477-495.

Informations

Pour citer cet article Pour citer cet article
Nom Prénom, « Titre ». Blog de l’Institut des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le XX mois 2022, consulté le XX mois 2023. URL :
Auteur·iceAlice Minder et Chloé Schaer, étudiantes en Master de Sciences sociales
Contactalice.minder@unil.ch, chloe.schaer@unil.ch
EnseignementCours Genre, Médecine et Santé

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