Autisme et genre : entre classifications diagnostiques, représentations collectives et expérience subjective

De plus en plus thématisé dans l’espace public et médiatique, le sujet de l’autisme semble davantage présent dans les représentations collectives. S’il parait mieux diagnostiqué et discuté, cette ouverture au sujet du trouble du spectre autistique (TSA) demeure cependant associée à un imaginaire collectif duquel sont majoritairement exclues les femmes.

Par Chloé Schaer et Alice Minder

Analysé au prisme du genre, le trouble du spectre autistique éclaire les imbrications entre classifications médicales, représentations collectives et expérience subjective. En questionnant l’influence des rapports et normes dans la construction de l’identité, les parcours des personnes rencontrées permettent de révéler les modalités particulières de l’autisme au regard du genre.

Une perspective interprétative : focus sur le vécu subjectif :

Dans la lignée des travaux d’autrices telles que Courcy1 ainsi que Seers & Hogg2, l’étude des expériences subjectives de femmes ayant un TSA permet de développer une analyse à partir du point de vue des concernées et de mettre en évidence les particularités et obstacles spécifiques propres à leur parcours.


Cette enquête, fondée sur les récits de vie des enquêtée·x·s*, souhaitait valoriser leur perspective concernant leurs trajectoires biographiques et thérapeutiques ainsi que leurs réflexions critiques au sujet de l’autisme.

Ce travail se base sur cinq entretiens semi-directifs menés avec des personnes diagnostiquées TSA. Quatre femmes et une personne agenre ont ainsi été rencontrée·x·s à la suite d’une annonce à laquelle elle·x·s ont répondu. Celle-ci avait été transmise à une association suisse romande et diffusée sur un groupe de discussion privé. Les entretiens, d’environ une heure chacun, se sont déroulés dans des lieux publics choisis par les enquêtée·x·s. Ils ont été enregistrés puis analysés de manière thématique. Les points de convergence entre les diverses expériences recueillies ont constitué la base de l’analyse.

Remettre en question l’identité genrée ?

Le rapport au genre et à l’identité de genre est apparu comme un élément central dans la construction de la subjectivité des enquêtée·x·s et leur positionnement face à certains processus de catégorisation sociale. Traduisant une absence d’identification à l’identité de « femme », leurs propos soulignent la primauté qu’elle·x·s accordent à ce qu’elle·x·s sont en tant que personne, plutôt qu’à l’appartenance à une identité fondée sur le genre, perçu comme des catégories indéfinies et construites qui relèvent une forme de performativité:

« Pour moi c’est des notions très floues qui peuvent être très subjectives en fonction de la perception qu’on a de soi-même et c’est principalement très construit. Au final moi je me considère plus comme un humain, j’ai pas besoin qu’on me définisse à travers mon sexe quoi. » – Camille 

Cette perspective fait écho à la confusion éprouvée par les enquêtée·x·s face aux codes, aux normes et aux attentes associés à la catégorie identitaire de « femme », décrits comme des ensembles de prescriptions floues et arbitraires. Si seulx l’unx des enquêtée·x·s s’identifie explicitement comme agenre, l’ensemble de leurs propos révèlent ainsi une mise à distance de l’identité de genre à laquelle elle·x·s tendent à être associée·x·s. Leur moindre conformité aux normes genrées constitue ainsi un point commun qui permet d’interroger les éventuels liens entre TSA et réflexivité au regard du genre.

La réflexivité face à l’essentialisation : survivance des stéréotypes genrés :

Les propos des enquêtée·x·s révèlent cependant une certaine essentialisation des genres, notamment concernant les différences comportementales et sociales entre femmes et hommes ayant un TSA. Ainsi imaginé·e·x·s au travers d’une dichotomie qui met en jeu l’incorporation de comportements et codes sociaux ou la distanciation avec ces derniers, les femmes* et les hommes autistes se caractériseraient alors par une nécessité à « apprendre » ou « désapprendre » certaines des attentes sociales, afin de favoriser leur bien-être.

Opposé·e·x·s au travers d’une dichotomie qui met en jeu l’incorporation de comportements ou la distanciation avec ces derniers, les femmes* et les hommes autistes se caractériseraient par une nécessité à ‘apprendre’ ou ‘désapprendre’ certaines des attentes sociales

Cette naturalisation des différences, traduite, entre autres, par une supposée meilleure capacité d’adaptation ou des facilités relationnelles observées et rapportées par exemple lors de groupes de parole, met en évidence les normes et attentes différenciées concernant les aptitudes relationnelles et sociales selon le genre1. Ainsi intégrés par les enquêtée·x·s, ces propos illustrent une certaine ambivalence au regard du positionnement face au genre, mais mettent également en évidence la manière dont ce dernier a influencé leur parcours social et relationnel. La survivance des stéréotypes de genre mis en lumière par les réflexions des enquêtée·x·s démontrent la manière dont des injonctions peuvent être implicitement assimilées et souligne une autre modalité d’intersection entre genre et autisme.

Entre conformité et épuisement :

Les normes et attentes sous-tendues par les stéréotypes de genre sont également vécues par les enquêtée∙x∙s à travers l’existence de fortes pressions sociales et d’attentes comportementales. Que celles-ci soient formulées par des tiers ou soient issues d’une situation donnée, elles sont à l’origine de sentiments tels que l’inadéquation ou la différence, et s’accompagnent généralement d’un sentiment d’échec et de résignation.

Particulièrement présentes durant leur enfance ou antérieurement à leur diagnostic, les attentes sociales décrites par les enquêtée·x·s se sont parfois accompagnées d’incitations à la conformité, formulées notamment par les parents, les conduisant à interagir par imitation des autres. Ce mécanisme de « camouflage » est un comportement fréquent au sein de la population autiste, en particulier chez les femmes3. Ce besoin de se conformer et de « rentrer dans le moule » à tout prix les conduit à étouffer leurs propres personnalité ou besoins, et impacte de fait leur estime personnelle, leur bien-être et leur santé mentale4. Susceptibles de mener à l’épuisement, ces mécanismes sont d’autant plus significatifs qu’ils concernent également des attentes genrées propres au modèle social hétéronormatif, dont la maternité, à l’image de Cécile qui a eu un enfant qu’elle ne souhaitait pas :

« Maintenant j’ai un fils, il a 13 ans, mais c’est encore pire que ce que j’imaginais, c’est insupportable. Le fait d’être mère, je supporte pas, je veux pas ce lien avec quelqu’un. » – Cécile

Pouvant mener à l’épuisement, ces mécanismes sont d’autant plus significatifs qu’ils concernent également des attentes genrées propres au modèle social hétéronormatif

Représentations stéréotypées et biais genrés : la difficulté d’accès au diagnostic :

Si toute·x·s les enquêtée·x·s ont un parcours propre concernant l’obtention d’un diagnostic, aucune·x d’entre elle·x·s ne l’a cependant obtenu avant sa majorité.

Presque toute·x·s ont effectué divers suivis avec des thérapeutes avant d’être diagnostiquée·x·s avec un TSA ; leur prise en charge psychothérapeutique et l’absence de détection d’un grand nombre de professionnel·le·s s’est souvent associé à la pose d’autres diagnostics, en réalité comorbidités du trouble du spectre autistique.

TSA : Actuellement, l’autisme est défini comme « trouble du spectre de l’autisme (TSA) », soit un « trouble neuro-développemental caractérisé par des difficultés dans les domaines de la communication, des interactions sociales ou des comportements et par des activités et des intérêts restreints ou répétitifs »1. Il est dépeint « en tant que continuum »1. La notion de « syndrome d’Asperger » est désormais remplacée par « TSA SDI », signifiant « trouble du spectre de l’autisme sans déficience intellectuelle ».

Si l’élargissement de la catégorie diagnostique et l’introduction du concept de « spectre »ont contribué à les conduire vers ce diagnostic et mettre fin à une certaine errance thérapeutique, certain·e·s professionnel·le·s demeurent cependant peu formé·e·s, illustrant ainsi des représentations incomplètes et stéréotypées de l’autisme au sein même du corps médical. Ces « biais androcentrique[s] »1 ont comme conséquences des manques concernant la détection et l’accompagnement.

Le genre des enquêtée·x·s est interprété comme étant précisément un obstacle à leur diagnostic et semble ainsi avoir participé à les exclure des tableaux cliniques dans lesquels elle·x·s s’inscrivaient pourtant5. Articulées au biais genrés présents dans la médecine de manière plus globale, leurs expériences soulignent l’existence et l’influence des obstacles spécifiques alliant identité de genre et TSA1 :

« Entre le TSA et le genre, j’ai souvent l’impression que j’ai pas reçu les soins adaptés. » – Anne

Rapporté comme étant précisément un obstacle à leur diagnostic, le genre des enquêtée·x·s semble ainsi avoir participé à les exclure des tableaux cliniques dans lesquels elle·x·s s’inscrivaient pourtant

L’utilité du diagnostic : vers une compréhension empathique :

Si les diagnostics féminins* tardifs sont un phénomène connu, ils permettent aux concernée·x·s de considérer leur vie avec une nouvelle perspective. Ils permettent d’adoucir la pression sociale ressentie et contribuent à l’émergence d’une compréhension empathique de soi-même, de ses besoins et de ses limites5. Les cadres d’interprétations qu’ils fournissent permettent ainsi une meilleure réflexivité concernant la construction de l’identité.

Conclusion :

Éclairant de nombreuses similarités, les parcours biographiques et diagnostiques des enquêtée·x·s mettent en lumière l’influence du genre dans leur trajectoire et leur vécu. Leurs propos soulignent l’impact des normes et attentes genrées dans leur parcours en tant que femmes* autistes, mettent en évidence les obstacles spécifiques auxquels elle·x·s font face et révèlent la nécessité d’une diversification concernant les représentations actuelles de l’autisme.

Cette recherche, menée à échelle réduite, permet de penser aux divers autres enjeux inhérents au diagnostic TSA, à l’image d’une éventuelle surreprésentativité de personnes blanches de classe moyenne supérieure. Soulignant les croisements entre trajectoires thérapeutiques et caractéristiques sociales et démographiques, l’analyse des modalités diagnostiques de l’autisme permet d’éclairer les problématiques associées à la prise en charge médicale de manière plus élargie, à l’image de l’accès à l’information et aux professionnel·le·s de santé adapté·e·s.

*Le but de ce travail visait à éclairer les particularités des parcours de personnes dont l’identité de genre est autre que masculine. Initialement pensé à propos des femmes, nous avons également inclus dans ce projet, au cours de la recherche, une personne agenre. Pour des raisons de simplification de l’écriture, nous adopterons donc le terme de « femmes* », incluant par l’astérisque notre enquêtéx agenre. C’est également le féminin pluriel complété d’un « x » qui sera employé concernant l’ensemble des personnes rencontrées, afin de représenter au mieux nos « enquêtée·x·s ».

Références

1 Courcy, Isabelle. (2021). « Nous les femmes on est une sous-culture dans l’autisme ». Expériences et point de vue de femmes autistes sur le genre et l’accompagnement. Nouvelles Questions Féministes, 40(2), 116‑131. https://doi.org/10.3917/nqf.402.0116.

2 Seers, Kate, & Hogg, Rachel (2021). ‘You don’t look autistic’ : A qualitative exploration of women’s experiences of being the ‘autistic other’. Autism, 25(6), 1553‑1564. https://doi.org/10.1177/1362361321993722.

3 Bargiela, Sarah, Steward, Robyn, & Mandy, William. (2016). The experiences of late-diagnosed women with autism spectrum conditions: An investigation of the female autism phenotype. Journal of Autism and Developmental Disorders, 46, 3281-3294. https://doi.org/10.1007/s10803-016-2872-8.

4 Seers, Kate, & Hogg, Rachel. (2023). “Fake it ‘till you make it”: Authenticity and wellbeing in late diagnosed autistic women. Feminism & Psychology, 33(1), 23-41. https://doi.org/10.1177/09593535221101455.

5 Leedham, Alexandra, Thompson, Andrew, Smith, Richard, & Freeth, Megan. (2020). ‘I was exhausted trying to figure it out’ : The experiences of females receiving an autism diagnosis in middle to late adulthood. Autism, 24(1), 135‑146. https://doi.org/10.1177/1362361319853442.

Informations

Pour citer cet article Pour citer cet article
Nom Prénom, « Titre ». Blog de l’Institut des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le XX mois 2022, consulté le XX mois 2023. URL :
AutricesChloé Schaer et Alice Minder, étudiantes en Master de Sciences sociales
Contactchloe.schaer@unil.ch, alice.minder@unil.ch
EnseignementCours-séminaire Sciences sociales de la médecine et des systèmes de santé

Par Céline Mavrot, Francesco Panese, Noëllie Genre