« Dans quelques années, une matière qui sera essentielle à l’école sera peut-être l’art de poser des questions à des machines. » Telle était la réflexion du sociologue Olivier Glassey parue il y a exactement un an dans un article de l’uniscope intitulé « ChatGPT : à quoi ressemblera l’enseignement dans dix ans ? ». Cette prédiction était la bonne : depuis l’automne dernier, plusieurs cours sont apparus dans les programmes universitaires. Yash Raj Shrestha, professeur au Département des systèmes d’information de la Faculté des hautes études commerciales et chef du groupe de l’Applied AI Lab, enseigne notamment l’ingénierie du prompt aux niveaux bachelor et master à l’UNIL. Cette nouvelle discipline consiste à trouver les bonnes instructions à donner à une intelligence artificielle basée sur le langage telle que ChatGPT afin d’aboutir au résultat souhaité.
Ces nouveaux cours ne sont qu’une adaptation parmi de nombreuses autres mises en place depuis l’arrivée publique de ChatGPT en novembre 2022. En un an, bien des événements et débats ont eu lieu. Il y a eu des régulations politiques différentes en fonction des lieux et des moments (on se souvient notamment du bannissement total de l’IA en Italie pendant le mois d’avril), la sortie de la quatrième version, bien plus puissante que la précédente, l’intégration de l’agent conversationnel dans le moteur de recherche Bing, la connexion directe avec Internet ou encore la fusion avec le générateur d’images Dall·e. Petit à petit, la technologie s’est immiscée dans les vies, de la maison au lieu de travail.
Ce sont ces montées en puissance et en présence dans nos vies de l’IA qui ont poussé Yash Shrestha à l’intégrer dans ses enseignements : « ChatGPT est bien là, et les entreprises n’hésitent pas à s’en servir. Autant préparer les étudiants et étudiantes à les utiliser quand ils entreront dans la vie active. » Dans ses cours, il apprend à rester critique face aux réponses générées par l’agent conversationnel : « Les étudiants doivent être responsables de toute erreur créée par ChatGPT. » Autre compétence capitale, l’adaptation :
« La technologie évolue chaque jour et ils doivent être capables d’apprendre rapidement, même après leurs études. »
Prof. Yash Shrestha
Pour Jean-François Van de Poël, adjoint digital learning à la direction du Centre de soutien à l’enseignement, l’université n’est plus uniquement un lieu de transmission du savoir : « Ce n’est plus le cas depuis 30 ans, car les sources de disponibilité des informations se sont fortement démocratisées. On est passé de la télévision au GPS : l’enseignant·e est passé·e du partage et de la transmission directs à une guidance et des conseils de navigation dans le monde de la connaissance. »
Liberté académique
Chaque enseignant et chaque enseignante est libre de choisir la manière d’intégrer, ou non, les IA génératives à ses cours, autant pour l’enseignement que pour l’évaluation. Les disciplines et exigences sont bien trop variées pour qu’une seule règle soit imposée. L’Université de Lausanne a rédigé une FAQ sur l’intelligence artificielle divisée en trois domaines (l’enseignement, la recherche et les études) afin de répondre aux questions de la communauté, telles que : « Puis-je utiliser ChatGPT ou d’autres outils d’IA à l’UNIL ? » ou « Peut-il être demandé aux étudiant·e·s d’utiliser ChatGPT ? »
Mais une université n’est pas uniquement un lieu d’enseignement. Elle est aussi un lieu de recherche. Dans un milieu compétitif, la venue de ChatGPT fait aussi sa révolution. Il peut contribuer à la rédaction d’articles, à l’écriture du code qui effectuera les analyses ou encore au processus d’évaluation. « Il est déjà utilisé dans certaines parties, comme pour faire une première vérification du fonctionnement des codes en informatique », rebondit le chercheur en IA.
On pourrait penser que ChatGPT ou d’autres intelligences artificielles actuelles ou futures ne serviraient qu’à compléter des tâches mécaniques et répétitives. Pourtant, comme le précise le professeur, « les IA sont aussi très bonnes pour créer de nouvelles choses ». Trouver de nouvelles idées, de nouvelles pistes de réflexion, ces technologies pourraient aussi repenser la recherche. Mais quelles conséquences sur le savoir construit ? C’est encore trop tôt pour le dire.
S’il est intéressant pour une université de repenser sa place dans l’enseignement et dans la recherche face à l’arrivée de ces intelligences artificielles, les dynamiques de pouvoir qui tournent autour de celles-ci ont aussi leur importance. Il y a un an, l’uniscope soulevait déjà la thématique de la gestion financière d’une telle technologie, alors en libre accès et gratuite : « On ne sait pas encore comment vont se stabiliser les modèles économiques autour de ces logiciels ainsi que ceux qui s’en empareront », expliquait Olivier Glassey. Un an plus tard, la version la plus performante du modèle de langage est payante, l’entreprise mère OpenAI a une collaboration étroite avec Microsoft et le code source est de moins en moins accessible. Sans oublier le développement parallèle d’autres logiciels du même type par d’autres entreprises, comme Bard deGoogle ou encore Open Assistant par LAION, accélérant la compétition dans le domaine et son développement.
Pour Yash Shrestha, la croissance de ces entreprises exacerbe les inégalités et les institutions telles que les universités risquent d’être dépassées. Il vient de publier un commentaire dans la revue Nature Computational Science dans lequel il recommande de collaborer entre universités et gouvernements et d’inciter à partager les codes sources de technologies utilisant l’intelligence artificielle.
Les bouleversements n’en sont encore qu’à leurs débuts et les universités ont du pain sur la planche. Un grand changement à venir est sans doute lié aux données : considérant la rapidité d’une IA pour produire du contenu, les informations existantes proviendront bientôt majoritairement des machines elles-mêmes. « Le nombre de données disponibles sur Internet sera au minimum 100 fois plus grand d’ici deux ou trois ans », précise Yash Shrestha. Or un agent conversationnel tel que ChatGPT puise sa capacité en grande partie d’Internet. Lorsque la boucle sera bouclée et que les IA produiront leur propre contenu d’apprentissage et dépasseront la production humaine, où nous dirigerons-nous ? La connaissance s’effondrera-t-elle ou s’ouvrira-t-elle vers d’autres perspectives ? Affaire à suivre.
Pour aller plus loin…
Vincent Varlet, professeur associé à la Faculté de biologie et de médecine de l’UNIL et responsable du centre Shift (Swiss Human Institute of Forensic Taphonomy) au CHUV, parle de sa pratique et du nouveau master en taphonomie humaine qui ouvrira ses portes en septembre 2024.
À cheval entre médecine légale, sciences forensiques, écologie et sociologie, la taphonomie humaine étudie la décomposition des corps humains après leur décès. De nombreux tabous enveloppent le sujet et soulèvent des problématiques liées à nos pratiques funéraires actuelles. Des changements sont nécessaires et le professeur Vincent Varlet en parle dans cet épisode disponible sur toutes les plateformes :
Pas de lecteur audio ? Vous trouverez le fichier mp3 ici.
Plus d’épisodes du podcast ? C’est par ici !
Intéressé·e par le master en taphonomie humaine ?
Les inscriptions sont ouvertes jusqu’au 30 avril ou au 28 février pour les étudiant·e·s ayant besoin d’un visa. Toutes les informations sont sur le site de la faculté.
Crédits musiques : Sacred Inside, Flint ; A forest dark, Alon Peretz ; Lost at sea, Ian Post ; Miracle, Veaceslav Draganov ; Duty Calls, Grisly Brill
]]>La Faculté des lettres a ouvert un poste de professeure assistante en prétitularisation conditionnelle en études télévisuelles. Ce dernier ainsi que le pôle de recherche qui l’accompagne ont été confiés, depuis la rentrée du semestre de printemps 2024, à Anne-Katrin Weber, titulaire d’une bourse PRIMA accordée par le Fonds national suisse (FNS). Établi notamment dans le but de créer des synergies avec la RTS, attendue sur le campus de Dorigny en 2025, ce poste traduit aussi la volonté de la faculté de « renforcer le pôle d’excellence dans le domaine de l’audiovisuel », se réjouit la nouvelle professeure.
« L’histoire de la télévision en Suisse, c’est aussi celle du service public. »
Anne-Katrin Weber, professeure en études télévisuelles
Anne-Katrin Weber dispensera ainsi des cours-séminaires de niveau bachelor et master au sein de la section d’histoire et esthétique du cinéma, mais sera également à la tête d’un laboratoire de cinq personnes, au sein duquel la recherche s’articulera principalement autour de deux pans. L’histoire de la télévision en Suisse, avec un focus sur la RTS et ses archives, « car l’histoire de la télévision en Suisse, c’est évidemment celle du service public », souligne la chercheuse. Mais pas seulement. Spécialiste du champ d’études sur la télévision « utilitaire », qu’elle contribue à façonner à travers ses travaux récents, Anne-Katrin Weber s’intéresse également à l’histoire de la télévision comprise dans un sens plus large, soit au-delà de sa réception dans l’espace domestique et de son appréhension comme un média de masse uniquement. « Il y a de nombreuses utilisations auxquelles on ne pense pas lorsqu’on envisage l’objet télévisuel. Dès les années 1950, la télévision se met au service d’institutions très diverses où elle remplit des fonctions de surveillance, d’instruction, d’automation et bien d’autres encore. Avec mon équipe, nous nous penchons sur l’histoire longue de cette télévision utilitaire afin de comprendre comment elle a façonné nos milieux professionnels, mais également des pratiques sécuritaires ou scientifiques. »
Ce poste professoral est véritablement « unique en son genre en Suisse », se réjouit Léonard Burnand, doyen de la Faculté des lettres. La télévision, en effet, n’a pas encore rejoint le rang de discipline académique, en Suisse. À l’international, le champ des études télévisuelles s’est imposé dès les années 1970, dans le sillage des Cultural Studies notamment. S’il s’agit toutefois d’un objet d’étude peu convoité, en comparaison à d’autres, c’est parce que « la télévision n’a jamais été considérée comme un objet culturel noble, explique la professeure. Elle a eu, et continue d’avoir, mauvaise réputation. » Le cinéma, à l’inverse, « a connu un phénomène d’artification, ce qui lui a permis de s’imposer au sein du paysage académique. »
« La télévision est un média qui a couvert la seconde moitié du XXe siècle. Il a ainsi produit énormément d’archives intéressantes à mobiliser. »
Anne-Katrin Weber, professeure en études télévisuelles
La chercheuse se réjouit donc de l’opportunité de contribuer au développement de ce champ d’étude en lui donnant une identité propre. Outre les enjeux académiques, ce poste est principalement né de la volonté de créer un contact plus formel entre la RTS et l’UNIL. Anne-Katrin Weber détaille : « Je vois cette composante de mon cahier des charges comme la possibilité d’œuvrer au service de la communauté UNIL. Loin de détenir le monopole de la collaboration avec la RTS, je souhaite construire un pont entre les deux institutions. » Développer des projets communs, visibiliser les travaux qui sont faits à l’UNIL, et surtout aiguiller les chercheuses et chercheurs, toutes facultés confondues, qui souhaiteraient travailler avec les archives de la RTS. « La télévision est un média qui a couvert la seconde moitié du XXe siècle. Il a ainsi produit énormément d’archives intéressantes à mobiliser. Mais ce n’est pas une démarche intuitive de s’y plonger lorsqu’on n’a jamais utilisé ce type de matériel. Il faut se familiariser avec une certaine méthode de recherche », reconnaît l’historienne. Elle se réjouit donc de pouvoir soutenir les personnes intéressées « à explorer la richesse de ces fonds ».
« La télévision est morte », « c’est la fin de la télévision », « elle est devenue obsolète ». Ces discours sont monnaie courante dans le débat public. Mais Anne-Katrin Weber n’y adhère pas. « L’audiovisuel tel que je le conçois est absolument central dans notre vie quotidienne, estime la chercheuse. De Facetime à Zoom, en passant par la vidéosurveillance ou encore les drones, ses utilisations sont multiples. » Quant au service public, référent principal lorsqu’on évoque la télévision, la chercheuse juge nécessaire qu’il demeure fort dans une démocratie : « C’est un service à la population central, d’autant plus dans un pays plurilingue comme la Suisse. »
Si aujourd’hui on consomme la télévision autrement, l’historienne ne s’en étonne pas, car depuis toujours ses formes varient. « On pense souvent au petit poste dans le salon, mais quand on regarde de plus près, l’objet télévisuel a connu de nombreuses transformations. Tout au long de la seconde moitié du XXe siècle, les récepteurs TV se sont multipliés dans, puis hors de l’espace domestique. Les structures institutionnelles ont été modifiées, en particulier par la libéralisation du marché audiovisuel dans les années 1980, et se sont encore diversifiées avec le numérique. Concernant les contenus télévisuels, le succès des séries TV confirme la portée économique et culturelle du médium. » Pour Anne-Katrin Weber, l’objet télévisuel a ainsi toujours été pluriforme.
Et si on pouvait distinguer les contrefaçons des œuvres artistiques originales en se basant sur des caractéristiques standards : sujet, taille, date ou encore lieu de signature ? Eh bien, à travers son travail de thèse, mené au sein de l’Ecole des sciences criminelles de l’UNIL, Liliana Wuffli-Wolf a montré que c’était possible ; pour l’instant du moins avec les œuvres de l’artiste franco-suisse Félix Vallotton (1865–1925).
« Démontrer en justice qu’une œuvre est le résultat d’une fraude est un processus extrêmement complexe. Non seulement il faut pouvoir la soumettre à l’expertise de spécialistes, mais il est également nécessaire de prouver la volonté délibérée de tromper de la part de son auteur », explique la criminologue et juriste de profession. C’est pourquoi elle a décidé d’imaginer un outil simple et accessible, basé sur la probabilité pour déceler le niveau d’authenticité douteuse d’une œuvre. Le but ? Pouvoir s’y référer « sans formation en statistiques et sans l’assistance d’un expert en art », précise-t-elle dans sa recherche. Évidemment, « l’œil d’un spécialiste ne pourra jamais être remplacé, avertit-elle. Cet outil s’utilise plutôt en amont pour alimenter les soupçons ».
Il aura fallu six mois d’études de cas minutieuses pour codifier les 201 « faux » connus de Félix Vallotton détenus par la fondation du même nom, ainsi que les 1704 authentiques, et permettre à Liliana Wuffli-Wolf d’établir sur cette base un outil statistique fiable. Fructueux, le modèle a aujourd’hui démontré « une précision allant de 70 à 91% lors de la classification des contrefaçons », annonce-t-elle dans sa thèse. Celui-ci n’est toutefois applicable « qu’aux œuvres de Félix Vallotton ». La méthodologie ainsi créée pourrait néanmoins être reproduite pour analyser les probabilités établies « pour un autre peintre sur la base d’un nouvel ensemble de données incorporant les caractéristiques des faux et des œuvres originales de l’artiste en question ».
« En un sens ça ressemble un peu à un jeu. Il faut compter une quinzaine de minutes pour effectuer le processus. »
Liliana Wuffli-Wolf, criminologue et juriste
Mais concrètement, comment ça marche ? L’experte nous explique : « À partir d’une liste de caractéristiques standards, le modèle calcule, en fonction des diverses combinaisons absence / présence, la probabilité qu’une œuvre soit « vraie » ou « fausse » ». Dans ce cas précis, une dizaine de variables sont pertinentes : le sujet, la taille, la date ou encore le lieu de la signature. Rien de bien sorcier à identifier, même pour un œil amateur, puisqu’il s’agit généralement d’informations disponibles dans les documents qui accompagnent l’œuvre.
Si Liliana Wuffli-Wolf n’exclut pas la possibilité de créer à l’avenir un logiciel informatique ou une application afin de faciliter l’utilisation de sa méthode, elle souhaitait d’abord montrer que celle-ci pouvait être accessible même manuellement. « En un sens ça ressemble un peu à un jeu, considère-t-elle. Il faut compter une quinzaine de minutes pour effectuer le processus. »
« La standardisation de cette méthode ouvrirait la voie pour un logiciel générique qui pourrait traiter n’importe quelle base de données formatée selon la méthodologie développée dans ma thèse », se réjouit Liliana Wuffli-Wolf, rappelant que « la combinaison des caractéristiques est unique chez chaque artiste, donc les calculs statistiques devraient être adaptés à chacun ». Mais l’obstacle principal pour développer un tel logiciel, c’est l’accès aux bases de données. « C’est vraiment difficile, voire impossible, d’obtenir les données connues sur les contrefaçons repérées car il n’y a aucun intérêt étatique à reconnaître qu’elles le sont, explique la chercheuse. Il s’agit d’une zone grise. Même à l’échelle d’une fondation ou d’un propriétaire privé, l’enjeu est gros et il n’y a vraisemblablement aucun intérêt à reconnaître que l’œuvre acquise est une fausse. Au bout du compte le sujet est un peu tabou. »
Durant sa recherche, la spécialiste s’est donc heurtée à un véritable mur de confidentialité. Si elle avait commencé à codifier les œuvres de Chagall, elle a malheureusement été contrainte d’opérer un demi-tour, faute d’accès aux données. C’est la Fondation Félix Vallotton, établie à Lausanne, qui lui a finalement ouvert ses portes. « Cette collaboration a été rendue possible grâce à la confiance accordée à l’Ecole des sciences criminelles, en raison de sa réputation irréprochable en Suisse ainsi que de l’intérêt marqué pour la recherche », considère Liliana Wuffli-Wolf. Le conseil d’administration de la fondation et ses spécialistes ont ainsi autorisé la chercheuse à accéder aux informations confidentielles, en lui demandant toutefois de signer un accord de confidentialité avant de se plonger dans les archives.
Ici, la moyenne d’âge des patients est plutôt élevée, ce qui ne les empêche pas de se montrer réceptifs aux approches thérapeutiques technologiques proposées. « À presque 90 ans, l’une de nos patientes était si contente des premiers essais qu’elle a voulu participer à la thérapie », sourit Andrea Serino, directeur du nouveau centre de recherche en neuroréhabilitation, inauguré en novembre dernier par le CHUV, l’UNIL et l’Institution de Lavigny, sur le site de celle-ci.
Scientifiques et professionnels de la santé collaborent à réduire l’écart entre recherche et application en neuroréhabilitation. Reportage vidéo au cœur d’un environnement à la pointe de la technologie.
]]>Raphaëlle Ruppen Coutaz, maître d’enseignement et de recherche à la section d’histoire de la Faculté des lettres de l’UNIL, et Pauline Milani, lectrice à l’Université de Fribourg, dirigent le projet. Elles l’ont appelé « Dictionnaire » pour souligner qu’il s’agit tout à la fois d’un outil de référence, de transmission et de reconnaissance. Reste qu’il a tout d’une base de données : hébergé par l’UNIL – une manière d’en assurer la pérennité, comme le relève Raphaëlle Ruppen Coutaz – il est aussi destiné à être enrichi au fil du temps. Son but : favoriser une histoire plus inclusive.
L’idée a vu le jour dans le droit fil du cinquantenaire du suffrage féminin, célébré en 2021. De nombreux travaux ont mis en avant des femmes, dont « Hommage 2021 » qui a réuni les portraits de 179 pionnières de l’égalité de toute la Suisse. Le projet était éphémère, mais certaines notices ont ensuite été intégrées au Dictionnaire historique de la Suisse. « Ces trois dernières années, une quarantaine de nouvelles notices de femmes ont été publiées dans le DHS. C’est considérable. Hélas cela n’a guère augmenté ni le pourcentage ni la visibilité des femmes. Les notices de femmes représentent toujours un peu moins de 5% du total (1239 contre 24’059). Ces entrées sont donc littéralement noyées dans l’immensité de cette œuvre », souligne Pauline Milani. Les deux chercheuses ont décidé de donner une suite à « Hommage 2021 » en créant une plateforme. Pour lancer le projet, elles ont coorganisé un séminaire de master entre leurs universités. Les étudiantes et étudiants ont réalisé des portraits supplémentaires et des articles thématiques qui y sont désormais publiés.
L’on peut aborder cet ouvrage virtuel par quatre portes : outre les portraits, pour la plupart disponibles dans trois langues nationales, on trouve un onglet « articles », qui permet de remettre les biographies dans un contexte plus large. De la place des femmes dans l’édition du soir du téléjournal de la TSR pendant les années 1990 aux clubs suisses des femmes alpinistes, les sujets sont variés. Pour l’instant, nombre d’entre eux sont centrés sur la période contemporaine, terrain des recherches de Raphaëlle Ruppen Coutaz et Pauline Milani. Un champ temporel qu’elles espèrent voir s’étoffer par de futures contributions.
Le premier des deux onglets suivants est consacré aux sources, des archives à la presse papier en passant par les images ou les films utilisés pour rédiger portraits et notices. Quant au dernier, baptisé « entités », il met en avant les institutions, organisations et écoles mentionnées dans les portraits et les articles. Une façon de montrer à quel point les femmes sont ancrées dans le monde, comme « de faire ressortir des lieux qui leur ont permis de se former et de se rencontrer », complète Raphaëlle Ruppen Coutaz.
Si le grand public peut trouver ici de quoi alimenter sa curiosité, le duo aux commandes du projet espère que la base de données servira de support à de futures recherches et d’outil de médiation dans les classes. Collaboratif, il est en outre appelé à s’étendre : placé sous le patronage de la Société suisse d’histoire, « il a été pensé comme un projet bottom up et est donc ouvert aux contributions des historiennes et historiens souhaitant y participer », souligne Raphaëlle Ruppen Coutaz. Avec sa collègue, elle table sur le fait que, à moyen terme, périodes historiques, régions et langues s’équilibreront.
Face à l’engouement qu’a suscité cet outil depuis son lancement, les deux chercheuses se sont mises en quête de fonds. Le but : engager une personne formée en histoire de manière à assurer le suivi des propositions tout en développant des partenariats avec d’autres projets en lien. Ce n’est donc que le début de l’aventure.
]]>Peut-on parler de tout à l’apéro ? En mettant la question « Santé, économie et innovations : quels futurs ? » au programme du prochain Apéro-sciences (lire encadré), qui aura lieu le jeudi 29 février 2024 entre 18 et 20h, L’éprouvette parie que oui.
Ce soir-là, Séverine Arnold, professeure au Département de sciences actuarielles à HEC Lausanne, évoquera l’apport de son domaine de recherche en lien avec la longévité et les modèles de fonds de pension. « D’après certaines théories, on pourrait vivre mille ans – des expériences réalisées sur des souris ont démontré qu’une forme de rajeunissement est déjà possible », amorce-t-elle. Et de souligner que, de facto, cette remontée dans le temps pourrait fort bien s’appliquer à l’être humain. Elle poursuit : « À l’inverse, d’autres travaux montrent que notre espérance de vie est arrivée au bout de son développement, car on aurait atteint les limites biologiques du corps. » Deux hypothèses extrêmes qu’elle intègre dans son travail d’actuaire, « qui consiste à s’assurer que l’on est capable de gérer financièrement les risques compris entre ces deux extrêmes ». Les caisses de pension utilisent par exemple ces données pour élaborer des réponses à ces questions qui préoccupent tout le monde, du public à la chercheuse : notre société sera-t-elle en mesure de payer nos retraites dans l’hypothèse où nos existences devaient s’allonger de dizaines ou de centaines d’années ? Et, dans l’affirmative, comment ?
Elle en convient, le sujet peut effrayer, mais qu’à cela ne tienne, elle se réjouit de l’aborder : « En réalité, beaucoup de personnes se braquent d’emblée, car on ne le leur a jamais présenté de façon claire. J’aime partager mes connaissances avec le plus grand nombre de façon à ce que chacune et chacun dispose des informations nécessaires pour comprendre les enjeux, puis décider ou voter en conscience », souligne-t-elle. Par exemple sur l’opportunité de prévoir une treizième rente AVS, question à laquelle le peuple est invité à s’exprimer ce 3 mars.
Outre son intervention, on pourra aussi écouter Valérie Chavez (UNIL / HEC) évoquer le rôle des statistiques pour anticiper certaines situations de crise, comme l’engorgement des hôpitaux, et mieux les gérer. Yash Shrestha (UNIL / HEC) parlera des hackatons (ces marathons du numérique destinés à créer de nouvelles applications) dans le domaine de la santé. Et Valérie Junod (UNIL / HEC) traitera des questions de droit en relation avec la santé, la médecine et les assurances maladie qui occupent ses recherches.
Abreuver l’esprit et le corps
Faire sortir le savoir de l’académie pour le mettre à la portée du grand public, telle est l’idée de ces Apéros-sciences. « On se retrouve autour d’un verre, généralement hors les murs. Les orateurs et oratrices disposent d’une vingtaine de minutes et sont libres d’adopter le mode de présentation qui leur convient, du plus conventionnel au plus ludique », souligne Jennifer Genovese, médiatrice scientifique au Service culture et médiation scientifique (SCMS) de l’UNIL. Ce format horizontal, qui est organisé régulièrement depuis deux ans, vise à faciliter les échanges : « Il est plus aisé de poser une question devant un petit groupe que dans un auditoire de 200 personnes », rappelle-t-elle. Peut-être que les crus de Lavaux (des boissons sans alcool sont bien entendu également prévues) qui accompagneront ces miniconférences encourageront à la discussion.
Perfectionner sa pratique en quatre mois au contact des meilleurs spécialistes du monde. C’est la formule proposée par le « CAS in Cycling Coaching », une formation continue en coaching cycliste, organisée chaque année depuis 2022 par l’Institut des sciences du sport de l’Université de Lausanne (Issul) en collaboration avec l’Union cycliste internationale (UCI). La seconde édition vient de se terminer.
« L’UCI, dont le siège est à Aigle, est une fédération qui chapeaute le cyclisme à l’échelle mondiale. Son expertise couplée à l’excellence académique de l’UNIL nous permet de proposer un cursus attractif, innovant et sur-mesure, avec des experts renommés, qui n’existe nulle part ailleurs », commente Raphaël Faiss, coordinateur du programme. Cet ex-coureur cycliste d’élite est par ailleurs responsable de recherche au Centre de recherche et d’expertise dans les sciences anti-dopage de l’Université de Lausanne.
Avec une combinaison d’enseignements en présentiel, en ligne ou préenregistrés, cette formation vise un apprentissage à la fois théorique et pratique, qui se déploie sur quatre mois. En 2023, huit jours de présence ont eu lieu à Aigle, au Centre mondial du cyclisme, et d’autres cours se sont déroulés en laboratoire, sur le campus de l’UNIL. Les étudiants ont pu par exemple expérimenter des techniques d’entraînement innovantes, tester leur capacité à corriger des gestes techniques ou encore apprendre à réaliser des mesures de l’aérodynamisme d’un athlète. « Nous essayons de favoriser au maximum le présentiel, qui aide à mettre en pratique la théorie », souligne Raphaël Faiss.
Destiné aux coaches ayant effectué les trois degrés de formation dispensés par l’UCI, ou pourvus d’un bachelor universitaire, le CAS in Cycling Coaching vise un niveau d’apprentissage supérieur. « L’objectif est d’ouvrir les horizons en traitant de thématiques plus larges, importantes pour les entraîneurs de très haut niveau, comme la psychologie, le leadership ou le cyclisme féminin. Le cursus présente également des aspects clés pour la performance du cycliste qui ne sont pas traités dans d’autres type de programmes, tels que la technologie ou l’aérodynamisme », précise-t-il.
Au total, une quarantaine d’experts interviennent. Certains sont de l’UNIL, comme la professeure Roberta Antoni Philippe pour la psychologie du sport, le professeur Fabien Ohl pour la perspective sociologique, le professeur Grégoire Millet pour l’entraînement en altitude ou encore Raphaël Faiss lui-même, notamment pour la physiologie de l’entraînement.
D’autres proviennent de l’UCI, à l’image de son directeur médical, Xavier Bigard, qui donne un cours sur la physiopathologie, ou à l’instar du spécialiste des réglementations et des nouvelles technologies Michael Rogers. On peut citer également le professeur Bert Blocken, une référence en matière d’aérodynamisme en cyclisme, ainsi que des athlètes, comme la Néerlandaise Marianne Vos ou la Suissesse Élise Chabbey.
« L’UNIL possède un institut des sciences du sport reconnu qui bénéficie d’un large réseau. En s’associant avec l’UCI, elle peut choisir les meilleurs spécialistes pour chaque thématique. Nos étudiants réalisent la chance qu’ils ont d’avoir des intervenants de cette carrure-là. »
Seuls une vingtaine de participants par année sont sélectionnés. Grâce au soutien financier de la Solidarité olympique, la moitié d’entre eux proviennent de pays éloignés de la Suisse tels que Taïwan, le Brésil, la Colombie, la Nouvelle-Zélande, l’Algérie ou la Tunisie. « Cela permet d’avoir des dynamiques d’échanges intéressantes et de comprendre les logiques et les besoins des coaches qui n’ont pas forcément accès à des outils hautement sophistiqués », relève Raphaël Faiss.
Reste à savoir si ce programme se poursuivra avec une fréquence annuelle ou bisannuelle. Un point encore en réflexion.
Discrète, elle arrive aux tables rondes de l’IDHEAP emmitouflée dans une jaquette de laine bleue. D’emblée, on la devine frileuse à l’idée de parler d’elle. Ses recherches l’enthousiasment, et lorsqu’elle aborde les enjeux des thématiques qu’elle explore, la vie académique dans laquelle elle évolue ou encore ses fonctions prochaines au sein de la Commission fédérale contre le racisme (CFR), sa retenue naturelle se teinte soudain d’un aplomb léger.
Professeure en inégalités et intégration à l’UNIL, au sein de la Faculté de droit, des sciences criminelles et d’administration publique (FDCA) depuis 2019, Flavia Fossati a intégré le 1er janvier 2024 la CFR, en tant qu’experte en science politique. « J’ai été très étonnée et heureuse de cette nomination, confie-t-elle. C’est vraiment un grand honneur, et aussi l’occasion de confronter la recherche à des logiques politiques et d’échanger avec des partenaires, spécialistes de la discrimination, qui l’abordent dans leur pratique sous une perspective différente de la mienne. C’est enrichissant, je vais apprendre beaucoup ».
Se confronter à des perspectives autres que les siennes apparaît clairement, au fil de l’échange, comme l’un des moteurs de Flavia Fossati. Qu’elle parle de recherche, d’enseignement ou évoque simplement ses étapes de vie, l’interlocuteur attentif ne manquera pas de percevoir, entre les lignes de ses propos, l’apparition de cette valeur clé inconsciemment revendiquée, à travers laquelle elle semble d’ailleurs en partie se définir. Ce qu’elle aime par exemple dans la vie académique, « c’est la possibilité d’échanger avec des collègues ou étudiants aux vies, expertises et expériences très différentes ». Les projets collaboratifs lui plaisent par-dessus tout parce qu’ils sont l’occasion « d’ouvrir les perspectives en travaillant avec des partenaires provenant de disciplines variées ». Et l’étape qu’elle préfère dans une recherche, c’est l’analyse des résultats : « Ils ne sont jamais sans ambiguïté, il y a toujours différents côtés et c’est précisément cette complexité que je trouve intéressante. »
« Plus on se penche sur un sujet, plus on a de questions. »
Flavia Fossati, professeure en inégalités et intégration à l’UNIL
Ouverture d’esprit et forte soif d’apprendre ont ainsi guidé pas à pas Flavia Fossati vers une carrière dédiée à l’étude des discriminations et inégalités en tout genre. À la question de savoir si elle a toujours voulu faire de la recherche, la professeure laisse échapper un petit rire gêné. Après un bref moment de réflexion, elle explique que son parcours s’est plutôt construit de manière intuitive. « J’ai avancé au fil de mes intérêts, sans vraiment réfléchir à l’aboutissement. J’ai toujours aimé étudier, et après mon travail de master j’ai clairement ressenti que ça ne pouvait pas être la fin. »
Véritable impulsion, son travail de mémoire sur les inégalités au sein du système éducatif a en effet réveillé en elle l’envie d’entamer un doctorat. « Plus on se penche sur un sujet, plus on a de questions. » Un aspect qui en décourage sûrement plus d’un, mais certainement pas Flavia Fossati, au contraire : « Construire une réflexion sur une thématique et constater qu’à la fin on reste avec davantage de questions qu’au début me fascine, et c’est d’ailleurs ce qui m’a toujours motivée à poursuivre. »
Quand elle s’exprime, les propos de Flavia Fossati sont rythmés d’anglicismes et de germanismes involontaires. D’origine tessinoise, elle a étudié la sociologie et le droit international à l’Université de Zurich, qu’elle a fréquentée jusqu’à la fin de son doctorat. Puis elle s’est dirigée vers l’UNIL pour son postdoctorat. « C’est très intéressant de vivre dans les trois parties de la Suisse, car on se rend compte qu’il y a réellement des différences culturelles de l’une à l’autre, sourit-elle. Comme le sens de l’humour par exemple, ou encore le niveau de formalités. » La chercheuse a eu la chance pourtant de ne jamais se sentir déracinée nulle part et aujourd’hui elle serait d’ailleurs incapable de dire dans quelle partie de la Suisse elle se sent le plus chez elle. « C’est tellement différent, et je me suis retrouvée un peu partout, admet-elle. Il y a vraiment quelque chose d’interculturel. »
C’est lors d’un voyage au Japon, quand elle a une vingtaine d’années, qu’elle prend conscience de ce que signifie vraiment « être suisse ». « Je me déplaçais avec un groupe de personnes aux origines variées, certaines venaient d’Australie, d’autres du Canada, etc. Et lorsqu’il nous était demandé d’où on venait, j’ai vite constaté qu’il y avait un enthousiasme très prononcé pour la Suisse », se souvient-elle. Les stéréotypes allaient bon train, « Heidi ! », « le chocolat ! », tous néanmoins avec une consonance positive. Aujourd’hui encore, elle qualifie ce souvenir « d’expérience clé », qui lui a ouvert les yeux. Quand elle l’évoque, on observe fugacement l’écœurement se dessiner sur son visage. « Constater qu’un simple passeport, qu’une appartenance attribuée sans que vous le vouliez puisse changer à ce point la façon dont les gens vous perçoivent m’a fait comprendre la notion de privilège. Pour des raisons d’imaginaire collectif, on est associé à quelque chose de positif ou de négatif. Or si moi, je n’ai rien fait pour mériter d’être suisse, alors d’autres ne méritent pas non plus les traitements injustes qu’on leur inflige. »
« Constater qu’un passeport puisse changer à ce point la façon dont les gens vous perçoivent m’a fait comprendre la notion de privilège.»
Flavia Fossati, professeure en inégalités et intégration à l’UNIL
L’aspect délicat avec ce genre de phénomène, c’est qu’il se manifeste généralement de manière inconsciente ; ancré, dans le fonctionnement des institutions, on ne s’aperçoit pas qu’il s’agit de construction. Pas facile, donc, de rendre une société attentive à des problématiques liées aux inégalités sans tomber dans le blâme ou la culpabilisation. C’est pourtant un aspect qui lui tient vraiment à cœur. Compréhensive, Flavia Fossati explique : « C’est simplement la manière de fonctionner de notre cerveau : il y a toujours une réaction spontanée et une réaction plus lente et réfléchie, et donc certains stéréotypes ou préjugés sont assez automatiques car vous avez appris comme ça, et ça ne fait pas de vous une mauvaise personne. Ce qui compte, c’est de ne pas agir de manière discriminante. » Elle identifie d’ailleurs l’enjeu principal de sa nouvelle fonction au sein de la CFR justement comme la nécessité de parvenir à « rendre compte et informer, sans moraliser ».
]]>La Suisse n’existe pas ? Allons donc voir du côté des stations qui émaillent le pays sur ces montagnes plus ou moins hautes, jadis réservées à leurs habitants et aux alpinistes ! Pour citer le politologue Jean-Philippe Leresche, coresponsable, avec son collègue de l’UNIL Grégory Quin et le professeur émérite de l’UniNE Laurent Tissot, du livre Le ski en Suisse, une histoire : « Il s’agissait de raconter ce que la Suisse a fait au ski et ce que le ski a fait à la Suisse. » Préfacé par le skieur d’élite Daniel Yule, cet ouvrage monumental (une vingtaine d’auteurs, plus de 200 images) vient combler un certain vide, comme si le sujet avait paru trop léger jusqu’ici pour mériter un regard sociologique et historique.
Une chose est certaine : la Suisse n’existe pas seule. Si l’armée suisse s’est emparée du ski comme d’une arme pour garder ses frontières et ses cols enneigés, organisant par la suite nombre de compétitions, le matériel est d’abord venu de Norvège et la pratique sportive en question a été lancée en divers sites helvétiques par des pionniers britanniques de la montagne et du ski. L’historien du sport Grégory Quin cite notamment Mürren, petite station dans l’Oberland bernois à partir de laquelle le patriarche Henry Lunn attire ses compatriotes en créant une véritable agence, sème des hôtels, organise des concours de bobsleigh, de ski et de hockey sur glace ; Sir Arnold Lunn, son fils, inventera le slalom dans les années 1920, faisant ainsi de Mürren « le berceau du ski suisse ». Quant au mot « slalom », il est forgé par Lunn à partir du norvégien.
Dans un texte sur l’hôtellerie, Laurent Tissot cite un alpiniste anglais connaissant Zermatt l’été et découvrant ceci, lors d’une visite en janvier 1862 : « Il n’y avait pas une seule personne dans les rues, à peine une lumière dans les maisons, et les deux auberges étaient barricadées et abandonnées… » Pourtant généreuse, la montagne ne se donne pas facilement en hiver. Pour le ski, ce ne sera pas vraiment gagné avant l’essor vers 1930 du téléski, si bien que la luge et le patin semblent convenir davantage aux femmes et aux enfants, sans déplaire non plus aux hommes qui ne sont pas des skieurs alpinistes.
Comment sommes-nous passés de la montagne à la fois invincible et huppée, attirant ce que Thomas Mann nomme non sans ironie la «civilisation internationale», à «un peuple de skieurs» (titre d’un film touristique) ne contestant que fort peu les excès liés ultérieurement à une « monoculture intensive du ski » ? L’armée a popularisé l’image du soldat-skieur qui défend la patrie, des passionnés, des hôteliers, des financiers, des directeurs d’écoles de ski, des journalistes, toute une palette d’acteurs sociaux suisses et étrangers ont œuvré à cette apothéose de la glisse populaire, ski alpin roi, mais aussi ski de fond (redécouvert vers 1970 avec des parcours dédiés et jusqu’à la consécration du fondeur Dario Cologna, nommé «Suisse de l’année» en 2012), sans oublier le snowboard et autres pratiques fun, voire extrêmes, à l’heure où le ski alpin s’élitise à nouveau en amorçant un relatif déclin, associé notamment aux actuels enjeux climatiques.
Si l’on voit, bien avant les années 1930, le lien viril entre alpinisme, armée, montée des pistes à la force du mollet et saut à ski (« école du courage, de la force et de l’habileté » selon un écrit daté de 1924), il faut reconnaître que la pratique s’est ouverte aux femmes avec un certain équilibre que l’on ne trouve pas dans d’autres sports. Le «symbole national» ne pouvait pas éclore sans un lien ville-campagne, ni sans les femmes, au point qu’elles sont courtisées par exemple dans ce texte évidemment masculin de 1934 : « Non, pas de robes longues ! La petite jupette plissée rigolote ; et le gilet rouge avec des boutons argentés scintillants et le manteau court avec fermeture éclair, puis le petit bonnet rouge et les gants blancs à pois rouges… sans oublier, si cela ne tient qu’à moi, le rouge à lèvres. Ou mets ce que bon te semble… Mais surtout : viens ! Sors ! Je te donne tes skis et ajuste tes fixations. Je te montre comment prendre tes bâtons et comment glisser sur tes skis, comment avancer sur tes skis… »
Elles ont vite compris, s’illustrant brillamment aux fameux championnats du monde de 1987 à Crans-Montana, qualifiés dans un entretien original pour cet ouvrage de « folie complète » par l’ancien journaliste de la TSR Jacques Deschenaux : aux côtés du superhéros Pirmin Zurbriggen, les double médaillées Maria Walliser et Erika Hess «entrent dans la légende de leur sport», comme l’écrit Grégory Quin, sans oublier Michela Figini et Vreni Schneider. Pour se remémorer encore d’autres champions et championnes, il faudra parcourir ce livre richement documenté et illustré (la photographie, les images cinématographiques et en couverture de prospectus, de livres, sur affiches, dans les magazines et jusqu’au règne télévisuel accompagnent l’inexorable ascension du ski dans l’imaginaire helvétique).
Du ski élitaire difficilement accessible aux camps de ski, dont l’essor – à partir des années 1970 et la création de Jeunesse+Sport – permet pratiquement à chaque élève de partager une expérience commune, les auteurs de l’ouvrage nous plongent non seulement dans l’histoire de ce sport mais aussi, à travers lui, dans une tranche d’histoire sociale, économique, culturelle et politique de la Suisse.
Après tout, comme le rappelle Grégory Quin, l’accession au Conseil fédéral d’Adolf Ogi en décembre 1987 – à la suite d’un parcours notamment au sein de la Fédération suisse de ski puis au Conseil national – doit bien quelque chose au triomphe helvétique à Crans-Montana neuf mois plus tôt.
Le ski en Suisse – Une histoire, ouvrage dirigé par Grégory Quin, Laurent Tissot et Jean-Philippe Leresche, éditions Château & Attinger, 2024
]]>« Le côté intellectuel dans ce sport très physique et explosif me plaît énormément. J’aime créer ma stratégie pour piéger l’autre et mettre les touches sans me faire avoir », résume Alexis Bayard, numéro un suisse à l’épée (une des trois disciplines de l’escrime avec le fleuret et le sabre), douzième mondial et bientôt titulaire d’un Master en sport à l’UNIL en entraînement et performance – il recevra son diplôme ce mois de février. Notre rencontre se fait en visioconférence, le sportif étant en plein camp d’entraînement à Zurich avec l’équipe suisse.
Né en juin 1996, ce Valaisan de Sion vit pour le sport depuis petit, y compris dans ses rares moments de temps libre. Ses parents, fans de montagne, ont transmis à leurs deux fils le goût de la marche, de la grimpe et du ski. Alexis Bayard découvre l’escrime vers huit ans, alors qu’il s’était cassé la jambe, en assistant à un cours donné par sa cousine. Inscrit à la Société d’escrime de Sion, qui a lancé des médaillés olympiques tels que Jean-Blaise et Guy Evéquoz, ou encore Sophie Lamon, il croche et prend goût à la compétition.
L’escrimeur gaucher participe à des compétitions internationales avec l’équipe suisse dès 14 ans. Ses premières victoires, arrachées parfois « à la der », resteront gravées. Par exemple, « aux Championnats d’Europe U23 à Erevan, en Arménie, en 2018, on était proches de la défaite, mais on a gagné la finale. En équipe, les émotions sont plus fortes que seul ! On ne retrouve pas ces sensations au quotidien. »
Le Sédunois à la force tranquille aime raconter son sport, mais sans se la raconter. « Avec l’escrime, pas de grosse tête. Même si on a l’avantage pendant tout le duel, tout peut s’inverser à la fin. Et si on fait un beau résultat, aux compétitions d’après, on peut aussi être vite éliminé. » En témoigne le parcours tortueux de qualification de la Suisse pour les Jeux olympiques de Paris 2024 entamé au printemps 2023. En juin aux Jeux européens, l’équipe décroche l’argent mais sort au premier tour des Championnats du monde. Puis elle remonte aux compétitions suivantes. « Il reste deux coupes du monde par équipe avant de savoir si la Suisse sera qualifiée aux JO. Ce sera le stress jusqu’en avril-mai ! » souffle Alexis Bayard.
L’athlète, grâce au soutien de Swiss Olympic surtout, est passé au stade de sportif professionnel après avoir rendu ses derniers travaux UNIL en fin d’année 2023. Dont son mémoire pratique, supervisé par le professeur Grégoire Millet, sur les effets bénéfiques de la répétition de sprints en hypoxie induite (diminution de la concentration d’oxygène dans le sang, ndlr) par hypoventilation volontaire chez des escrimeurs d’élite.
L’épéiste indique que sans le dispositif d’accompagnement pour les sportives et sportifs de très haut niveau à l’UNIL ses neuf entraînements par semaine entre Berne et Lausanne, dont deux de préparation physique au Centre Sport et Santé du Service Sport Santé UNIL+EPFL » auraient été difficilement compatibles avec ces hautes études. Il a pu les effectuer en trois ans à temps partiel (après un Bachelor en sport à l’Université de Fribourg). « Dans la malchance du Covid, commencer le master en 2020 avec les cours sur Zoom et enregistrés était une chance. J’ai pu m’entraîner à la carte et rattraper les leçons plus tard. »
Préparateur physique, membre de la direction du Service Sport Santé UNIL+EPFL » chargé du transfert technologique, David Bourgit coache Alexis Bayard sur le plan physique. « Lorsqu’il est arrivé, il possédait déjà une solide expérience et un bon niveau en musculation et en cardio », raconte l’expert. Ce dernier lui fait travailler la qualité des mouvements « pour les rendre plus précis, rapides et efficients ». Grâce à la réalité virtuelle, ils entraînent aussi le rythme et le relâchement, ou encore la gestion du stress, vitale en escrime.
Les séances ont lieu au Pavillon Smart Training ouvert au grand public, dédié à la musculation connectée, à l’entraînement virtuel, à la médecine du sport et reprenant des tests créés pour les Jeux olympiques de la jeunesse Lausanne 2020. Alexis Bayard poursuivra, au moins jusqu’en août 2024, l’entraînement avec David Bourgit. Qui souligne : « Avec lui, la dynamique entraîneur-entraîné est excellente et ses feedbacks constructifs. C’est un sportif mature. »
Alexis Bayard considère le chapitre « sport-études » de sa vie comme chargé mais bon pour le mental : « Si dimanche je ratais ma compétition, lundi j’allais en cours et je passais à autre chose. » Des conseils pour les étudiants sportifs d’élite ? « Être structuré, se faire aider, se ménager car on ne peut pas tout faire et relativiser. Si on remet des examens à la session de rattrapage de septembre, quitte à réviser pendant les vacances, ce n’est rien à l’échelle d’une vie ! » L’escrimeur note que le point faible du dispositif se situe lors des sessions d’évaluations, qui coïncident souvent avec les compétitions.
Une fois sa carrière sportive terminée, Alexis Bayard se voit travailler dans le domaine de la préparation physique des athlètes de haut niveau, dans l’antidopage ou encore dans une fédération sportive. Mais en ce moment, l’épéiste de 27 ans veut vivre son sport à fond : « En escrime, l’âge d’or est à 27 et 28 ans, c’est le bon mix entre forme physique et expérience. Mais on peut tenir jusqu’à environ 32 ans. Cette tendance au vieillissement s’observe aussi dans d’autres sports, c’est intéressant. »
]]>Magnifique exposition dans le cadre d’une biennale à la Collection de l’Art Brut : présentée jusqu’au 28 avril 2024, elle envoûte comme un nuage d’où émergent des yeux, un nez, une bouche qui se forment et se déforment, nous laissant imaginer autant d’histoires. « Nous allons à la rencontre de ces visages, qui viennent aussi nous dire quelque chose de nous », commente Pascal Roman, professeur de psychologie clinique, psychopathologie et psychanalyse à l’UNIL. Ce voyage, dont il signale la « dimension anthropologique », renvoie à l’histoire de la peinture via des portraits démultipliés, croisés, composés et décomposés (on peut penser à Picasso, par exemple) mais aussi à «nos humanités partagées» et aux «folies qui les traversent», pour reprendre les mots du professeur et commissaire de l’exposition dans le catalogue.
Avec le soutien de Pauline Mack, assistante conservatrice, Pascal Roman a choisi 330 œuvres, exposées comme un jeu de pistes décliné en six sections, qui nous entraînent au gré des divers supports et matériaux utilisés ; le thème du visage est tantôt dessiné au stylo-bille, au feutre, à la mine de plomb, au marc de café, à la craie grasse, tantôt sculpté, brodé, crocheté, moulé, collé, décuplé, miniaturisé, inséré dans une boîte de chocolat, élaboré à partir d’une tache sur la nappe d’un restaurant, incrusté dans la pierre, des bouchons de liège, voire un noyau d’abricot, esquissé dans la laine, fixé sur un carton, parfois même utilisé en guise de carte postale ou d’enveloppe chatoyante illustrant l’une des six sections sur les « Visages en voyage ».
Il faut remercier Pascal Roman – et la directrice de la collection Sarah Lombardi, qui a si bien accueilli son idée – de faire circuler ces œuvres somptueuses jusque dans leur apparente simplicité, pour certaines, voire leur dureté puisqu’elles émanent pour plusieurs d’entre elles de personnes marquées par la solitude, la perte, la maladie. Chaque visiteur sera attiré selon un fil invisible tissé entre lui et telle ou telle production, sachant qu’une fois le lien opéré il ne sera pas possible de passer sans s’interroger sur les vies des artistes concernés.
Ainsi face à cette feuille morte brodée de petites perles figurant deux yeux, une bouche et un nez, on découvre Nicole Bayle, qui peint aussi des visages sur des couvercles de boîtes de conserve et travaille encore bien d’autres matières ; elle habite avec sa sœur près de Dieppe, une forme de banalité quotidienne transcendée par sa créativité. Et que dire d’Antonio Roseno de Lima, dont les portraits évoquent l’ébriété faisant voir triple ou davantage, avec pour commentaire en portugais : « Je fus un homme qui n’a jamais connu l’amour dans sa vie » ? Parle-t-il tristement de lui-même (autoportrait ?) alors qu’il a vécu dans une favela avec une femme, peut-être la jeune fille (moça) pauvre qu’il reproduit (on songe à Andy Warhol qui, lui, ne choisissait que des stars pour ses portraits en série) ? Qu’en est-il encore d’Edmund Monsiel, dont les dessins minutieux contiennent d’innombrables visages jumeaux de tailles diverses, jusqu’à une extrême petitesse ? Né en Pologne, il a dû fuir les Allemands en 1942, a travaillé dans une sucrerie et n’a pratiquement plus quitté jusqu’à sa mort, en 1962, le refuge qu’il avait trouvé dans le grenier de son frère. Il est possible, bien entendu, de passer devant ces œuvres pour elles-mêmes, sans développer une curiosité envers chaque auteur (le beau catalogue est là pour nous informer si nécessaire avec des textes de Sarah Lombardi, Pascal Roman et Marc Décimo, historien de l’art).
On constate, parfois, que Pascal Roman est allé très loin dans sa quête du visage, le trouvant à la limite entre l’homme et l’animal, le biologique et le mythologique, l’ovale coloré mais totalement privé d’ouverture (le Vaudois Pierre Kocher, dit Pilou), ailleurs encore les yeux tombés-récupérés, les dents inquiétantes figurées par des minicercles sur une bouche à peine accrochée à un trait de profil (étrangeté des portraits du Japonais Issei Nishimura, né en 1978…). «Comment se laisser toucher par la multitude de ces visages sans se perdre ?» interroge le psychologue. Il s’interdit par ailleurs de « plaquer un regard clinique sur ces œuvres » qui parlent à tout le monde à travers leur matérialité, leur fragilité, leur esthétique.
Un mélange de couleurs suaves est proposé par le Français Emmanuel Derriennic – vie tourmentée, pas un mari modèle – comme sur une tapisserie où s’imbriquent de petits visages peints à l’aquarelle et à l’encre de Chine. Une figure de femme émerge dans son éclatante blancheur parmi d’autres visages noircis à l’encre de Chine chez Mehrdad Rashidi, réfugié iranien opposé au régime des mollahs. Dans un ovale évoquant lui-même la forme du visage, Fernande Le Gris a posé gracieusement un ou deux visages colorés au crayon… Ces trois exemples témoignent d’une touchante délicatesse. Si vous y allez – et allez-y ! – n’oubliez pas de les saluer de ma part.
Exposition « Visages »
Colloque « Visage en création dans l’art brut et ailleurs »
Exposition « L’œil sous le vent de l’art brut »