Relater un procès au plus près ou pour en dénoncer les manquements, s’opposer à un jugement par la force de l’écrit ou raconter des faits qui font bouger les lignes : l’alliance entre littérature et droit est connue. Un pôle de recherche interfacultaire la ravive à l’heure où la question rebondit dans la société.
Deux chercheurs intéressés chacun par la littérature et le droit : Charlotte Dufour œuvre à la Faculté des lettres et Loïc Parein à la Faculté de droit, des sciences criminelles et d’administration publique. Pour l’heure, c’est la FDCA qui finance un pôle de recherche ancré au sein du Laboratoire droit & littérature autour de cette question : «La puissance instituante de la littérature envers le droit – Les livres font-ils la loi ?» Au nombre des spécialistes rassemblés en réseau par le laboratoire, on compte le professeur François Ost, à l’Université Saint-Louis de Bruxelles, l’un des pionniers en Europe de ce courant d’étude à l’intersection de la littérature et du droit, qui participe également au pôle de recherche.
Libération de la parole au sujet des violences sexuelles
Charlotte Dufour décrit une étude en deux parties qui vont dialoguer dans un article scientifique commun. Cette articulation permettra d’étudier les effets d’abord sociaux – avant d’être éventuellement juridiques – d’œuvres fictionnelles ou biographiques en prise avec le temps présent. «Notre corpus problématise la question des violences sexuelles dans un sens large, sur les enfants, les femmes et les hommes», esquisse Charlotte Dufour. Autant de Me Too qui se pressent désormais dans une société qui a ouvert la porte à une plus grande libération de la parole, potentiellement à travers tous les milieux.
L’ordre juridique questionné par la littérature
Ces voix multiples, tissées dans divers écrits, semblent avoir déjà un impact social durable, amplifié par les médias et les réseaux sociaux. « Notre hypothèse sur la remise en question de l’ordre juridique par la littérature sera explorée à partir d’exemples en France, où l’on a déjà constaté un effet sur l’allongement du délai de prescription s’agissant des atteintes à l’intégrité sexuelle des enfants, puis sur des cas similaires en Belgique et en Suisse », détaille Loïc Parein, qui précise que le débat parlementaire en France a expressément mobilisé le livre de Camille Kouchner La Familia grande.
Au théâtre avec Ludivine Sagnier
Le second angle de l’étude abordera la problématique dans ses dimensions littéraires, incluant selon Charlotte Dufour « l’étude des procédés stylistiques et de leurs impacts sur la réception du public, le travail des maisons d’édition, le rôle des médias ainsi que les transpositions notamment théâtrales et filmiques ». À ce propos, le laboratoire s’est joint à l’Octogone, Théâtre de Pully, pour accueillir la pièce tirée du livre de Vanessa Springora Le Consentement, avec la comédienne Ludivine Sagnier (samedi 9 décembre 2023, spectacle suivi d’une rencontre avec l’écrivaine). Charlotte Dufour signale en outre la sortie du film de Vanessa Filho, traitant du même sujet. L’affaire est d’actualité en Suisse, où le Parlement est parvenu à un consensus concernant l’inclusion du consentement dans la réforme du droit pénal relatif aux infractions sexuelles…
Outre les deux ouvrages précités, le pôle de recherche travaillera également à partir du témoignage écrit d’Hélène Devynck, paru en 2022 sous le titre Impunité, qui dénonce des agressions sexuelles imputées par elle-même et plusieurs autres femmes au journaliste et écrivain Patrick Poivre d’Arvor. On suppose que ce dernier se servait de son aura littéraire et médiatique pour attirer ses proies de tous âges, comme Gabriel Matzneff, qui allait jusqu’à piéger les siennes – entre l’enfance et l’adolescence – dans les pages mêmes d’un journal littéraire qui servait directement ses activités pédophiles. « Nous irons aussi chercher des exemples dans la littérature suisse, pour étudier la manière dont les questions juridiques au sens large y sont abordées, par exemple chez Dürrenmatt, Robert Walser et Daniel de Roulet, ou, sur la thématique spécifique des violences, dans Sa Préférée de Sarah Jollien-Fardel, Le Cri du lièvre de Marie-Christine Hornet Les Orageuses de Marcia Burnier », évoque Charlotte Dufour.
«Dans un procès, il n’y a jamais rien que du droit»
Loïc Parein, avocat spécialiste en droit pénal
Donnant un séminaire Droit pénal et littérature à l’UNIL sur le modèle éprouvé à Bruxelles par François Ost, Loïc Parein explore avec ses étudiantes et étudiants un livre pédagogique comme Les Choses humaines de Karin Tuil (adapté au cinéma par Yvan Attal), qui lui permet de montrer « le contexte culturel et social dans lequel s’inscrit toute décision judiciaire » (ici une mère féministe qui doit défendre son fils accusé de viol, ainsi qu’un père à la morale dépassée, sans oublier un substrat religieux). « Dans un procès, il n’y a jamais rien que du droit », résume le spécialiste.
Ses étudiantes et étudiants sont plus troublés par Rose Bonbon, édité par Gallimard en 2002 et signé Nicolas Jones-Gorlin. Mais le cas est intéressant dans la mesure où, de manière fictive, le narrateur est un pédophile, ce qui permet d’aborder la manière dont le droit pénal s’applique à la littérature. Le roman est paru avec un bandeau d’avertissement et a été vendu sous cellophane, un procédé que Loïc Parein juge un peu naïf, voire hypocrite, comme si même quelques lignes constituaient déjà un poison. En droit suisse, l’auteur échappe potentiellement à toute condamnation « si le livre a une valeur culturelle digne de protection ». Comment prouver cette valeur ? En focalisant uniquement sur les qualités littéraires de l’ouvrage ? Paradoxalement non. « Il s’agit de savoir si l’intérêt public prime sur la liberté de création, indépendamment de la valeur esthétique et sans dissocier l’œuvre de l’accusé », souligne le spécialiste du droit pénal. En somme, le droit suisse ne juge pas l’œuvre mais son auteur à une époque donnée…
« If you have tears, prepare to shed them now »
Autant de questions passionnantes, également brassées à travers divers événements organisés par le pôle de recherche et le Laboratoire droit & littérature, dont un colloque le 4 octobre dernier à l’UNIL qui a fait intervenir plusieurs enseignants en droit et / ou littérature, parmi lesquels Kevin Curran (lettres, section d’anglais) et Peggy Larrieu (Université d’Aix-Marseille). Le premier a fait une brillante démonstration de l’importance matérielle des objets pour les lecteurs comme pour les témoins et les juges, à partir d’une tirade dans Jules César de Shakespeare, quand, après l’assassinat de l’empereur, Antoine évoque à trois reprises le manteau de César (deux fois mantle, une fois vesture) pour en montrer les déchirures à l’endroit des coups portés et concluant : « Quoi, vous voilà pleurant, bonnes âmes, rien qu’à voir les blessures du manteau de César ! Regardez donc ici, le voilà, lui, tout abîmé, vous le voyez, par ces traîtres ! »…
Les femmes ni plus ni moins monstrueuses que les hommes
Pour sa part, Peggy Larrieu a subtilement analysé le mythe de Médée et la question de la criminalité des femmes, dont on dira pour résumer que dans l’horreur elles peuvent être des hommes comme les autres, ni plus ni moins monstrueuses ; les considérer essentiellement comme des victimes relève donc du cliché sexiste, ce qui ne doit pas nous empêcher de rappeler que les femmes sont nettement moins concernées par les infractions graves et sont aussi « très rarement sanctionnées par des peines privatives de liberté », une clémence des juges en fonction du sexe, que l’on attribue aussi au fait qu’elles sont moins susceptibles de récidiver ; une mansuétude contrebalancée par la tendance à médicaliser la criminelle en fonction de sa supposée fragilité psychologique. Difficile de résumer davantage et de terminer ce texte sans citer les interventions des professeurs Lise Michel, Jérôme Meizoz, Jean Kaempfer et Denis Tappy notamment. À suivre, donc…
À écouter
Le consentement, Impunité, Sa préférée… Les livres font-ils la loi? Une série d’entretiens (vidéo et son) réalisés par Forum RTS, avec notamment Charlotte Dufour (maitre assistante à la Faculté des lettres) et Loïc Parein (chargé de cours à la Faculté de droit, des sciences criminelles et d’administration publique).