Alain Damasio, lanceur de pistes

Interview de l’écrivain phare de la science-fiction française qui était invité par le Numerik Games.

L’écrivain phare de la science-fiction française était l’invité du Numerik Games, coproduit par l’UNIL et la HEIG-VD. Une belle occasion pour l’interviewer au sujet du tout-numérique, de la crise actuelle ou encore du rôle de la science-fiction pour un monde plus désirable.

Alain Damasio, auteur technocritique et militant, était reçu dans le cadre du premier volet des sept événements printaniers organisés par le Numerik Games Festival de mars à début juillet 2021, diffusés online, et reprenant la programmation qui avait été prévue pour l’édition en présentiel de novembre 2020. Voici les vidéos à (re)regarder sur YouTube : 

Nous avons grappillé 30 minutes de l’agenda chargé de celui qui a écrit le chef-d’œuvre fantasy La Horde du Contrevent (2004) et l’éblouissant roman d’anticipation Les Furtifs (2019), pour une interview Zoom. Discuter avec ce Lyonnais installé à Marseille, c’est un peu comme prendre une bière dans un bar avec un ami de toujours, loquace et débordant de gentillesse. Il possède la faculté de mettre tout le monde à l’aise. Tout comme celle de se jouer des mots, de la typographie et des codes en général, pour bâtir des mondes à part entière, fascinants et dérangeants.

Alain Damasio, peut-on dire de cette période de pandémie, qui nous coupe les uns des autres, où l’on est confiné dans nos « technococons » numériques comme vous l’écrivez dans Les Furtifs, où les interactions comme la nôtre se font par écrans interposés, où nos vies sont régies par de nouvelles restrictions, que nous nageons en pleine science-fiction ?

Le côté cobaye de ce laboratoire anthropologique dans lequel nous vivons est incroyable. J’y découvre une flexibilité, une capacité à se plier à des règles sanitaires, disciplinaires, à la fois très contraignantes et normalisantes, et à s’y tenir, souvent difficilement, car la deuxième vague est une grosse déflagration, notamment en France. Ce qui me frappe aussi, c’est le terme « présentiel » : c’est le mot du Covid. On a dû inventer ce mot pour l’évidence d’être ensemble sur un même lieu au même moment. « Distanciation sociale » est aussi horrible, mais « présentiel » veut dire que tu es obligé de faire un effort spécifique pour qu’advienne l’évidence du face-à-face, du corps-à-corps, des rencontres en chair et en os. C’est très flippant et très science-fiction. La SF avait depuis longtemps anticipé la dématérialisation, la virtualisation du monde, et a poussé ces axes en imaginant le pire, en figurant des consciences, des morts qui survivent dans le réseau. Et là, cette dématérialisation des corps se produit au quotidien. Certains de mes amis passent huit heures par jour en visioconférence. Je ne sais pas comment ils tiennent.

La crise actuelle se profile-t-elle comme un terreau fertile pour une prochaine œuvre et votre imaginaire en général ?

Aucune idée. J’ai l’impression que ce que je vis là va me servir à un moment donné, mais il faudra que je prenne du recul. En ce moment, je trouve hallucinante la double peine des lois liberticides liées au terrorisme et des lois liberticides liées au sanitaire. C’est de l’intersectionnalité de la peur : terreur envers le migrant, l’étranger, et peur de son voisin, de sa copine, ou de son enfant, qui sont potentiellement porteurs du virus. La distanciation sociale est passée à travers le foyer, à travers des liens qui devraient être extrêmement intimes… J’ai trouvé ça vraiment, vraiment terrifiant. Tout cela a donné un effet d’aubaine aux gouvernements pour tester des procédures de surveillance par drones, de traçabilité avec des applications, peut-être des passeports sanitaires, etc. Ils s’éclatent, ils peuvent expérimenter plein de choses différentes. Pareil pour le télétravail, du côté du patronat. Le télétravail a un intérêt massif en termes de coût des locaux : si tu as moins de bureaux à payer et que le lieu de travail de tes salariés est simplement chez eux, c’est toujours ça de pris. Donc on est en train de tester le degré de motivation ou de démotivation du travail à domicile. Peut-être qu’ils vont trier les types de salariés adaptés au télétravail, en fonction de leur autodiscipline et de l’efficacité de leur surmoi patronal (rires) ?

Diktats numériques et traçabilité poussés à leur paroxysme, villes entièrement privatisées comme dans Les Furtifs : être écrivain de SF, c’est être lanceur d’alerte ?

Comme tu mets en scène le pire, oui, lancer des alertes est le premier rôle historique de la SF. Puis ce rôle doit se compléter par l’idée qu’on est des lanceurs de pistes, de fenêtres, de clairières, d’ouvertures, de sentiers, d’autres possibilités d’existence, en même temps qu’on montre le cauchemar vers lequel on fonce. Les deux aspects sont indispensables. Dans mon travail, j’essaie de réduire les prospectives cauchemardesques, de les mettre plutôt en arrière-plan, et de développer et d’explorer ce qu’on peut faire d’autre : du postcapitalisme, du postnumérique, de la low tech, de l’économie du gratuit. En bref, plein de choses qui n’existent pratiquement pas aujourd’hui.

L’imaginaire, les romans de SF peuvent aider à développer de nouveaux moyens de militer ?

La SF tient un rôle de préparateur d’imaginaire et de récits, qui laisse voir et rend visible un autre monde possible, un monde qui ne fonctionne pas sur les paradigmes qui sont les nôtres aujourd’hui. Ce travail d’invention et de prospective n’est pas juste d’écrire trois concepts dans un essai, mais de faire vivre des personnages à l’intérieur de ces mondes-là : le lecteur les voit réagir, interagir et se construit une mémoire d’un vécu simulé. Par exemple dans Les Furtifs, je pose l’idée de « la Céleste », un groupe de militants qui invente un mode de vie communautaire en utilisant les toits pour collecter de l’eau, mettre des éoliennes et des panneaux solaires, qui fait des ateliers pour les enfants, crée des rues aériennes où l’on se déplace de tyrolienne en tyrolienne, réinvente la ville par les toits. Si un jour des gens un peu grimpeurs dans l’âme ou parapentistes se rappellent « la Céleste », ils seront peut-être prêts à investir les toits. Le philosophe Yves Citton parle de préscénarisation des comportements. Je me sens une grosse responsabilité sur la qualité et la désirabilité de ces types de scénarios, je veux donner envie aux gens de le faire.

Que peut-on dire de la place de l’écologie dans la SF ?

On est sorti d’une technoscène cyberpunk caractérisée par le couplage avec la machine, qui était vue comme une force de libération, pour revenir à une réarticulation avec le vivant, un peu plus loin que l’écologie, qui vise à faire de la nature une espèce de sanctuaire. Il s’agit plutôt d’intensifier nos liens avec les espèces animales, végétales, avec les biotopes, avec les écosystèmes, réapprendre à habiter comme un vivant parmi les vivants, à en tirer une vitalité qu’on a perdue. Ça, je le sens devenir très fort, même dans les luttes sociales anticapitalistes. Il y a un effet de convergence avec les luttes écologiques. La SF française est très portée là-dessus, notamment le collectif Zanzibar, dont je fais partie. Donc on va vers le biopunk ou le zoopunk, ou encore l’écopunk. C’est l’idée que l’émancipation viendra à partir du moment où le bonheur est d’être lié à son environnement, de l’énergie qu’on peut tirer d’une forêt, d’un maquis, d’un rapport avec les animaux, d’une compréhension de leur comportement… Pour moi, l’écologie dans la SF est son horizon, son point de fuite.

Donc l’idéologie développée dans le mouvement cyberpunk, c’est fini ?

L’une des idées du cyberpunk était de dire que le capitalisme allait dominer le monde, écraser les États, nous soumettre à sa logique de profit. C’est effectivement advenu. L’autre pensée était d’affirmer que le couplage homme-technologie allait produire une forme d’émancipation de ce capitalisme féroce, une augmentation des capacités de l’être humain, de sa perception, de son bonheur et de ses jouissances. Et cela s’est en partie réalisé, non pas avec des technogreffes, mais avec le smartphone qui contient toute notre identité. On y trouve un aspect émancipateur, oui, mais aussi extrêmement autoaliénant. Ce sont des systèmes addictifs, développés par les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft). Les gens ne savent plus comment se défaire de leurs addictions aux réseaux sociaux ou aux jeux vidéo. Même si certaines personnes arrivent à distinguer les désirs vains et superflus, liés aux réseaux sociaux, des désirs vraiment nécessaires – j’appelle ça l’épicurisme technologique – la plupart n’y parviennent pas.  La promesse du cyberpunk s’est abîmée dans la tristesse et la monotonie.

On entend beaucoup moins parler de la « zone à défendre » de Notre-Dame-des-Landes, que vous aviez soutenue. La pandémie a-t-elle étouffé ce type de mouvements ?

En fait, ça bouge pas mal. Mais comme ces militants passent peu de temps à valoriser leur action sur les réseaux sociaux car ils préfèrent les vivre, on en parle peu. Ils préparent plusieurs initiatives, partant du principe qu’il va falloir réinvestir les terres, notamment les zones dites artificialisées, celles où l’on bâtit de grands entrepôts ou des centres commerciaux. Ils tentent de développer une agriculture intelligente et respectueuse du vivant. Je trouve cette approche très juste et pertinente, car on a trop cru au virtuel, à la puissance du numérique. Je pense qu’il faut revenir à des choses très concrètes. Être ensemble au même endroit donne beaucoup de forces pour que les choses adviennent.

Numerik Games Festival: quid de la suite ?

Les prochains événements reprenant la programmation de l’édition de novembre 2020 seront multiples et variés, visant des communautés aux centres d’intérêt différents. « Certains seront axés jeux vidéo ou ateliers pour les familles, ou encore placés sous le signe de la science-fiction », résume Marc Atallah, directeur du Numerik Games et maître d’enseignement et de recherche à la Faculté des lettres.

La cuvée 2021 du Numerik Games Festival est prévue en présentiel, si la situation sanitaire le permet, du 27 au 29 août.

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