Deux planches du Capitaine Fantôme (Jacques François et Cazanave, 1946) analysées par Raphaël Oesterlé
Ces deux épisodes du « Capitaine Fantôme », publiés dans les n°33 (07.11.1946) et 34 (14.11.1946) de Coq Hardi, permettent de faire apparaître la difficulté à décrire la manière dont les parties d’un feuilleton s’enchaînent. L’épisode du n°33 s’achève sur le combat – verbal – entre de Vyrac, le héros du récit, et Pater-Noster, un homme de main du malfaisant Capitaine Fantôme ; l’enjeu de la lutte consiste à acquérir une jeune femme vendue comme esclave. La lutte s’engage au milieu de la page, une case plus grande introduisant cette nouvelle situation. L’évanouissement de Vyrac marque la fin de l’épisode.
Ce procédé semble ainsi relever de la clôture, la phase d’enchère prenant fin avec la perte de conscience de Vyrac (un élément d’ailleurs souligné par le récitatif de la dernière case : « Mais de Vyrac ne pourra plus lui disputer la señorita ») : la situation amorcée en cours d’épisode a été menée à son terme. La composition de la dernière case, qui montre de Vyrac inconscient, accentue cette impression : il vient buter contre le bord droit de la case, ce qui souligne la fin de l’épisode. Narrativement, sa perte de connaissance coïncide ainsi avec l’interruption de la lecture. La focalisation sur de Vyrac est ainsi strictement respectée. Le mode de l’alternance, sur lequel était construite l’action, est donc rendu désormais impossible, ce qui entraîne la fin de l’épisode, et repousse à la semaine suivante le retour sur le lieu de la vente. Le refus de représenter ce qui échappe à de Vyrac crée de la sorte une frustration, qui contribue à programmer l’attente impatiente de l’épisode suivant.
Et de fait, plusieurs éléments ménagent l’incertitude du lecteur quant à la suite des événements. Rien ne nous est en effet dit sur l’issue des enchères ; l’avant-dernière case mentionne bien un début de décompte (« Vingt mille écus ici !!.. Qui dit mieux ??… Une fois !.. Deux fois !!… ») mais le « trois fois » n’est pas mentionné. L’issue reste ainsi résolument hors-champ. Cette tension vers le hors-champ est d’ailleurs exacerbée dans la dernière case. La fenêtre, par laquelle on pourrait voir l’estrade, n’est représentée qu’en amorce. La volonté de respecter au plus près l’angle de vision de Vyrac conduit à un choix de cadrage qui empêche la vue sur le marché aux esclaves. Le lecteur partage donc le dilemme de Vyrac, encore agrippé aux rideaux de la fenêtre par laquelle il regardait la scène, mais déjà inconscient et entraîné au sol par le poids de son corps. L’épisode s’achève ainsi sur une tension entre clôture et ouverture, représentative de la narration feuilletonnesque.
Le début de l’épisode suivant soulève lui aussi un certain nombre de questions. La première case est en effet complexe. Si le texte marque une ellipse claire (« Deux semaines ont passé depuis le jour où, sous les lazzis de la foule Pater-Noster a emmené sa jeune et belle esclave »), le statut de l’image est plus ambigu, puisque cette dernière représente non la situation supposée actuelle, mais la scène, à présent vieille de deux semaines, de l’enlèvement de la señorita par Pater-Noster. Il s’agit donc ici de l’une des rares occurrences où l’image consiste en un retour en arrière. Cette rupture temporelle est accentuée par le fait que nous changeons de focalisation, le récit donnant à présent à voir une scène à laquelle de Vyrac n’a pas eu accès. Cette case vient ainsi mettre un terme aux interrogations sur lesquelles l’épisode précédent s’était terminé, et conclut l’alternance qui avait alors cours (la position de Pater-Noster, à l’opposé du sens de la lecture, accentue ce décalage, nous ramenant de force aux éléments passés).
La configuration d’une nouvelle phase narrative a lieu à partir de la seconde case. Continuant celui de la première, le récitatif nous amène à la nouvelle situation de Vyrac. Outre la complexité des interactions entre texte et image, cette entame montre la multiplication des motifs pouvant constituer un « début d’épisode ». Cet exemple rend bien compte de la difficulté à analyser les stratégies narratives employées au moyen de l’usage de grilles d’analyse.