Rencontre avec Mona Chollet pour parler de son livre Réinventer l’amour, Prix européen de l’essai. Il s’agit d’un plaidoyer pour une hétérosexualité véritable, à travers laquelle les hommes aimeraient vraiment les femmes, sans les réduire aux fantasmes entretenus par des siècles de domination masculine.
Accueillie à l’UNIL par la vice-rectrice Anne-Christine Fornage, Mona Chollet a participé à une table ronde alors qu’elle recevait le 44e Prix européen de l’essai, décerné par la Fondation Charles Veillon. Animé par le professeur Francesco Panese (également membre du jury et vice-président de la fondation), ce débat a rassemblé plusieurs chercheuses intéressées par la question du genre et de l’égalité. Le lendemain, vendredi 8 avril 2022, l’autrice a reçu son prix au Lausanne-Palace des mains du président de la fondation, Cyril Veillon. Pour l’uniscope en ligne, j’ai pu échanger avec elle mes impressions au sujet de son ouvrage très inspirant d’abord pour les femmes elles-mêmes, mais aussi pour les hommes.
À la lecture de vos pages j’ai été frappée par la présence de la religion dans les fantasmes entretenus au sujet des femmes. On voit par exemple que celles qui souhaitent « sauver » un homme, y compris parfois un criminel, sont souvent croyantes. Comment expliquez-vous cette persistance du religieux dans notre société sécularisée et soucieuse de sa logique démocratique (certes imparfaite) et donc de l’égalité femmes-hommes ?
C’est vrai, nous sommes pétris de culture religieuse et il faut s’interroger sur ces schémas. L’Église a été une énorme source de misogynie. Je me rappelle avoir lu Les quatre femmes de Dieu de Guy Bechtel, un essayiste pas vraiment jeune puisque né en 1931, qui décrit différents modèles féminins dans la religion : la putain, la sorcière, la sainte… et Bécassine.
Je pense que la religion ne glorifie les femmes que pour en faire des figures idéales, qui ont laissé un fort héritage dans notre culture et qui véhiculent des idées de pureté, de patience et d’abnégation auxquelles les femmes réelles sont censées adhérer. Et comment incarner au mieux cette sainte figure qu’en essayant, même au prix de sa propre sécurité et de son propre bonheur, de sauver un homme viril et torturé ? Ce mythe de l’homme en souffrance correspond à celui de la femme salvatrice.
Je cite l’intellectuelle afro-féministe bell hooks qui, dans le sillage du psychiatre américain Scott Peck, nous invite à penser l’amour non pas comme un simple sentiment autorisant toutes sortes de comportements, y compris violents, mais comme un ensemble d’actes. Peck parle de la « volonté d’étendre son moi dans le but de nourrir sa propre croissance spirituelle et celle de l’autre ». On est loin de la soumission religieuse avec cette forme de spiritualité. Cela dit, je ne pense pas que supprimer les religions suffirait à vaincre la domination masculine, qui s’étend, vous l’aurez remarqué, au-delà de la sphère des trois monothéismes.
«Les religions ont permis en effet de renforcer des systèmes politiques particulièrement injustes envers les femmes…»
Peut-être parce que le problème patriarcal repose sur l’imbrication du religieux et du politique et qu’il faudrait accentuer la séparation de l’Église et de l’État pour favoriser cet autre type de spiritualité, autrement dit commencer par instaurer un peu partout la démocratie et la laïcité si on veut améliorer les relations entre les femmes et les hommes ?
Ce n’est pas le sujet de mon livre mais, en effet, les religions ont permis dans divers contextes de renforcer des systèmes fort peu démocratiques et particulièrement injustes envers les femmes. Maintenant, notre société continue à entretenir cette culture patriarcale, si bien que des hommes athées peuvent aussi être misogynes, et des croyants ne pas l’être. C’est cette culture que je veux dénoncer et qui nous impacte toutes, y compris quand on n’a pas été soi-même abusée par des hommes pervers et violents.
Aujourd’hui, dans notre société, nous pouvons nous appuyer sur quantité de textes et de luttes, c’est un moment très prometteur pour les jeunes femmes, avec une bonne dynamique, même si je n’aime pas me montrer trop optimiste car il y a de la résistance…
«L’actrice Carrie Fisher a rappelé que les hommes ne vieillissent pas mieux, mais sont autorisés à vieillir…»
Vous donnez de nombreux exemples de cette culture hétérosexuelle, et en réalité misogyne, et la force de votre livre,c’est qu’il réveille un mauvais souvenir en chaque femme, si j’ose dire. Je me rappelle avoir entendu Serge Gainsbourg, que j’aime bien comme artiste, dire une chose horrible mais qui alors passait crème: que les hommes en vieillissant se composent un visage tandis que celui des femmes s’écroule avec l’âge…
Ah oui, il a dit ça ? C’est affreux et ça rejoint mes observations car cette horrible phrase de Gainsbourg est un préjugé très répandu. Dans le couple tel qu’il se déploie historiquement, tant que l’homme est le plus âgé, ça ne gêne personne ; quand c’est la femme, c’est tout de suite un sujet de préoccupation, voire de moquerie. Et pourtant, qu’on soit homme ou femme, c’est un privilège de vieillir, on peut vivre plein de choses, c’est une occasion de s’enrichir.
Au cinéma, l’écart d’âge est encore plus marqué que dans la réalité. L’actrice Carrie Fisher en a pris plein la figure quand elle a osé rejouer à 30 ans d’écart dans Star Wars, en 2015 et 2016. Elle a affirmé que les hommes ne vieillissent pas mieux, mais sont autorisés à vieillir. Son histoire est tragique et on peut penser que le régime drastique imposé par les producteurs a encore affaibli son organisme ; elle est morte à 60 ans d’un arrêt cardiaque juste après avoir joué toutes ses scènes dans l’épisode VIII.
«Les hommes vivent leurs défaillances sexuelles comme un déshonneur…»
Sous l’angle de la performance sexuelle, on voit que ce n’est pas facile pour les hommes, passé un certain âge…
Oui, et en plus on ne leur rend pas service car ils vivent leurs défaillances comme un déshonneur. Si on arrête avec ce mythe de la performance masculine qui ne serait jamais touchée par l’âge, il y a d’autres moyens d’avoir une vie sexuelle épanouie jusqu’au bout. Je me souviens d’un podcast où une femme racontait en avoir marre des relations amoureuses car elle les trouvait trop basées sur la performance masculine. Un homme qui disait prendre de l’âge a répondu qu’il se sentait rassuré sur son avenir amoureux par les propos de cette femme.
C’est très rare qu’on parle de ça. On préfère nous expliquer que les hommes peuvent procréer sans souci jusqu’à un âge très avancé, or si on regarde les données médicales, on constate que la fertilité masculine décroît aussi et que les enfants d’hommes âgés sont plus à risque de naître avec un problème.
J’aime beaucoup ce que vous écrivez au sujet du conte La Belle et la Bête. Vous dites que la Bête laissée libre se transforme toute seule en prince, sans l’effort de la Belle qui, elle, est déjà heureuse car la Bête est douce…
Oui, on devrait se foutre la paix avec les injonctions à changer l’autre à travers une conception exacerbée et irréelle de l’amour. On peut se dépasser autrement et pour soi-même, ce qui n’est pas simple dans une culture qui place les femmes constamment sous le regard de tout le monde. Pour être pleinement créative, on doit bénéficier de moments préservés du souci de son apparence et de ses obligations soi-disant féminines : il faut pouvoir perdre la conscience de soi-même pour s’absorber totalement dans une activité physique ou intellectuelle.
Cela dit, il n’y a aucun mal à vouloir être heureuse avec un homme, mais il ne faut pas se contenter de peu ou même du pire. Est-ce possible dans le cadre d’une relation hétérosexuelle ? Je ne minimise pas la difficulté, mais quand on est féministe, on a l’habitude de s’attaquer à des problèmes sérieux et on ne se décourage pas. Réinventer l’amour, ce n’est pas évident, surtout si l’on songe que le simple partage des tâches domestiques n’est pas encore assuré malgré tous nos combats.
Vous voulez décomplexer les femmes, il me semble, sur leurs fantasmes sexuels et le fait de chercher un amour authentique sans quitter pour autant l’hétérosexualité ni se retirer dans la solitude…
Je cite Histoire d’O, dans lequel Pauline Réage essaie de décrire le désir d’une femme pour un homme. On aurait tort de décréter que ce roman, écrit par une femme qui met des mots sur son désir, est entièrement aliéné. La vie est courte et ça oblige aussi à faire avec son imaginaire érotique tel qu’il est, même encombré par tout un fatras venu de loin.
Les femmes vivent déjà beaucoup sous le poids de la honte, alors on ne va pas en plus culpabiliser si nos fantasmes ne correspondent pas à nos manières de vivre et à nos aspirations à l’émancipation.
En somme vous tuez le couple patriarcal toxique, forcément toxique, et vous sauvez le simple bonheur amoureux où la femme peut – pourrait – exprimer ses besoins sans être jugée et l’homme s’autoriser enfin à aimer ?
Je pense que c’est un bon résumé de mon livre, mais il ne faut pas cacher la difficulté d’un tel programme dans un contexte où l’homme reçoit encore une éducation ou, disons, baigne encore dans toute une culture qui présente l’amour comme une chose secondaire et peu sérieuse, en tout cas sur le plan officiel. On fait comme si le soin de l’amour reposait essentiellement sur les femmes. C’est de là que nous venons et à partir de là que nous pourrions, hommes et femmes, parvenir au « simple bonheur amoureux » qu’évoque votre question.
Pour aller plus loin
Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, par Mona Chollet, 44e Prix européen de l’essai, éditions La Découverte, label Zones, 2021
Table ronde UNIL et cérémonie du Prix européen de l’essai au Lausanne-Palace sur le site web de la Fondation Veillon