Des œuvres qui interrogent les limites du vivant

La Grange a accueilli deux artistes, Matheline Marmy et Hunter Longe, en résidence durant cinq mois. Leurs œuvres sont à découvrir jusqu’au 30 juin 2022.

La Grange, carrefour des sciences et des arts, a accueilli deux artistes, Matheline Marmy et Hunter Longe, en résidence durant cinq mois. Les œuvres qu’ils ont créées dans ce contexte entre septembre 2021 et janvier 2022 sont à découvrir sur place, jusqu’au 30 juin 2022, dans une exposition collective intitulée « Dédié-e à sa propre allure », dont Hunter Longe est également le commissaire.

Comment distinguer ce qui est vivant de ce qui ne l’est pas ? Comment l’organique et l’inorganique cohabitent-ils ? Comment toutes ces limites fluctuent-elles ? En se troublant parfois, elles créent des flous qui nous invitent à repenser la manière dont nous envisageons chacun de ces deux pôles et leurs interactions. Des interrogations qui sous-tendent les pratiques de Matheline Marmy et Hunter Longe, deux artistes basés à Genève et qui viennent de passer cinq mois en résidence à La Grange.

« En arrivant, nous ignorions totalement avec qui nous allions travailler, il nous a fallu un bon mois pour le déterminer. Nous avons visité plusieurs labos et, finalement, c’est au fil des rencontres que les choses se sont décidées ».

Matheline Marmy

Hunter Longe se rappelle leurs premières visites à la plateforme et au musée : « Les chercheuses et chercheurs se sont rendu compte assez vite que la formation et la transformation de la matière nous intéressaient, ainsi que les processus et les appareils utilisés en laboratoire », se souvient-il. Il faut dire que son intérêt pour les minéraux l’a poussé jusqu’à suivre un semestre au Département de géologie à Genève.

Synthetic Pseudomorph II par Hunter Longe, 2022. Bois, Clous, cuivre, sulfate de cuivre. Fabrice Ducrest / UNIL

Il nous entraîne vers une vitrine. À l’intérieur, une roche présentant des veines colorées et un bocal contenant des cristaux jaunes fluorescents sous les UV. Joli, mais radioactif, préviennent des autocollants triangulaires jaunes. « Nicolas Meisser, conservateur de minéralogie et pétrographie au Musée cantonal de géologie, a créé ces cristaux en laboratoire en 1997, ce qui les empêchait d’être répertoriés. Ce qui est fou, c’est que quelques années plus tard, en 2010, on a découvert dans une mine en Utah une roche absolument identique ! » Celle-ci porte aujourd’hui le nom de meisserite. Il poursuit :

« Ce qui est intéressant aussi, c’est que ce minéral s’est formé indirectement à cause de l’activité humaine : en ouvrant la mine, on laisse entrer l’atmosphère, ce qui déclenche des réactions chimiques. »

Hunter Longe
Comme un fossile venu du futur

Créateur, création, où cela commence-t-il et s’achève-t-il? Le travail de Hunter Longe nous invite à nous méfier des évidences.L’une des pièces qu’il expose à La Grange incarne aussi ce questionnement. Ici, des morceaux de bois trempent dans un bain de sulfate de cuivre (la substance bleue que l’on utilise pour combattre le mildiou dans les vignes). « J’ai essayé de recréer un processus qui m’a fasciné sur un bois partiellement fossilisé en cuivre que j’ai vu au musée de géologie », explique-t-il. Il a fallu planter des clous dans les tranches d’arbres pour que le processus s’amorce enfin. Il se poursuivra durant toute l’exposition et Hunter Longe se réjouit de voir cette œuvre évoluer au fil du temps.

Pour ces pièces et son autre création, il s’est directement inspiré du travail de la Plateforme de microscopie électronique. « Pour être étudiés au microscope électronique, les spécimens organiques doivent être préparés », rappelle-t-il. En effet, avant d’observer une partie grande comme une tête d’épingle sur un cerveau de souris, il faut que ses protéines et lipides soient encapsulés et remplacés au niveau moléculaire par des métaux lourds. « On trempe à cet effet les échantillons dans des solutions d’osmium de plomb et d’uranium. Des manipulations qui nous amènent à nous interroger : que voit-on ? Et par quel biais le regarde-t-on ? Voilà des questions qui m’intéressent en tant qu’artiste », conclut-il. Ses « faux fossiles » (en bois et cuivre) qui forment un écho à ces découvertes nous renvoient tout à la fois au processus de préparation évoqué précédemment, à un circuit imprimé, à la pierre de Rosette, à une protoécriture, comme à un fossile tombé de l’espace. Et l’on est touché par la beauté mystérieuse de ces objets, lointains et pourtant étrangement familiers, suspendus entre un passé très ancien et un futur dont on n’oserait affirmer qu’il est proche.

Juncture (Contact Vector). Matheline Marmy, 2021-2022. Gel de silice, sulfate de cuivre, sulfate de fer, acide tatrique, cristaux tartrate de cuivre et de fer, verre soufflé, acier patiné. © Fabrice Ducrest / UNIL

Les pièces réalisées par Matheline Marmy suscitent le même sentiment d’étrangeté. Elle a choisi de les montrer dans des lieux de passage (derrière une porte et à côté d’un ascenseur). « Des entre-deux qui m’intéressent, car ils permettent d’instaurer une tension », souligne-t-elle. De fait, le spectateur ne peut s’empêcher, l’espace d’une seconde, de s’interroger sur la nature de ce qu’il regarde, une fois encore : ces tubes de verre remplis de curieuses substances légèrement mouvantes font-ils partie du décor ou de l’exposition ? Le doute s’évapore rapidement. « Dans ces tubes, des cristaux de tartrate de cuivre et de fer poussent dans un gel de silice ; un processus que l’on peut qualifier d’«organique», car les cristaux se forment et croissent durant l’exposition, bien que ces réactions chimiques se produisent entre des matières inorganiques, explique-t-elle. Je m’intéressais déjà aux réactions chimiques. Mais grâce à cette résidence, j’ai pu avancer dans ce domaine, en me donnant vraiment le temps de m’y plonger », se réjouit-elle.

Pour les deux artistes, l’expérience a été très enrichissante. « C’est intéressant également de voir des réflexions communes déboucher sur des formes aussi différentes », conclut Matheline Marmy.

« Dédié-e à sa propre allure », foyer et café de La Grange, jusqu’au 30 juin 2022