« Le Cri qui tue », la revue de manga qui tabasse

Entre 1978 et 1981, six numéros du magazine de manga pionnier « Le Cri qui tue » ont été édités en Suisse romande. Exposition et événements.

Entre 1978 et 1981, les six numéros du magazine Le Cri qui tue ont été édités en Suisse romande. Cette publication pour adultes fut pionnière de la diffusion des bandes dessinées japonaises dans le monde francophone. À la BCU Lausanne, dès le 5 mai, une exposition met en lumière cette aventure. Au programme également, plusieurs événements en lien avec BDFIL.

Des cerisiers en fleur, des chatons kawaii ou des geishas? Ce n’est pas ce Japon de stories Instagram mais plutôt sa face sombre que l’on découvre dans Le Cri qui tue. Cette revue de mangas a été menée par Motoichi « Atoss » Takemoto, formidable touche-à-tout, et par son compère Rolf Kesselring, figure vaudoise de la contre-culture. Même si leur épopée n’a pas duré longtemps, elle fut à l’avant-garde de l’adaptation des bandes dessinées nippones en français. En prime, il s’agissait d’un produit local, puisque ses trois premiers numéros ont été édités à Yverdon-les-Bains et les trois suivants à Genève.

Responsable de la Documentation vaudoise à la Bibliothèque cantonale et universitaire – Lausanne, Myriam Jouhar a découvert Le Cri qui tue dans l’ouvrage Les mangas, publié en 2016 par la Maison d’Ailleurs et écrit par les chercheurs de l’UNIL Matthieu Pellet et David Javet. « Grâce au dépôt légal vaudois, les trois premiers numéros du magazine entrèrent à l’époque dans les collections de la BCUL. Le Canton de Vaud a abrité un chapitre de la réception de la culture japonaise, il y a plus de 40 ans, ajoute cette diplômée de l’UNIL et de la HEG Genève, qui a grandi avec Nana et Fruits Basket. Cette histoire mérite d’être racontée! »

© Le Cri qui tue n°2, Golgo 13, Takao Saitō, coll. BCU Lausanne; Le Cri qui tue n°5, Le Château, Tadashi Matsumori, coll. Centre BD de la Ville de Lausanne ; Le Cri qui tue n°3, C’est beau le progrès !, Yoshihiro Tatsumi , coll. BCU Lausanne ; Le Cri qui tue n°6, Les mémoires de Sabu et Ichi, Shōtarō Ishinomori, coll. Centre BD de la Ville de Lausanne (de gauche à droite). Graphisme : Jean-Samuel Fauquex © BCU Lausanne
« L’Expo qui tue »

Présentée dès le 5 mai au palais de Rumine, à l’entrée de la Bibliothèque cantonale et universitaire – Lausanne, « L’Expo qui tue » nous invite justement à revivre cette aventure. Ses deux commissaires sont Myriam Jouhar et David Javet, premier assistant en section d’histoire et esthétique du cinéma. « Le Cri qui tue nous permet de mieux comprendre l’histoire de l’arrivée des mangas dans le monde francophone », explique ce chercheur. De plus, cette revue a grandement bénéficié des talents présents à l’époque sur la scène romande de la BD.

En effet, plusieurs personnalités liées à ce monde ont collaboré au Cri, dans un atelier sis au chemin de Montelly, à Lausanne. Avec d’autres, la dessinatrice Véronique « Véronik » Frossard a assuré le lettrage (soit le traçage à la main des textes). Cela fut également la tâche de Frédéric Pajak, très brièvement. Le responsable de la maquette était le graphiste et bédéaste Sylvain « Sylli » Brossard. Pour préparer « L’Expo qui tue », Myriam Jouhar et David Javet ont interrogé ces trois artistes, afin de reconstituer le puzzle. Les éditeurs Rolf Kesselring et « Atoss » Takemoto sont quant à eux décédés, en 2022 et en 2020 respectivement.

Il est probable « qu’Atoss Takemoto, qui assurait le lien avec les auteurs et éditeurs japonais, recevait des photocopies des planches originales. Celles-ci étaient ensuite agrandies pour coller au format du Cri, et l’équipe en charge du lettrage et de la maquette travaillait sur cette base pour la version française, en « vidant » les bulles contenant le texte original pour le remplacer par la traduction, indique David Javet. On peut parler de réalisation artisanale, avec colle, Tipp-Ex, cutter et ciseaux. Ensuite, Sylvain Brossard filait en voiture avec la maquette jusqu’en Italie, chez l’imprimeur! » Le chercheur de l’UNIL note une particularité. « Ces bandes dessinées japonaises ont été prises en charge par des bédéastes romands qui possédaient un respect et une sensibilité pour ces œuvres. »

Bulles pleines et oiseaux

Le Cri qui tue fut un défi éditorial. « De nos jours, nous parcourons les mangas dans le sens de lecture original, soit de droite à gauche. Mais le magazine avait conservé le format de la BD franco-belge, afin de rester dans le mode de lecture le plus courant à l’époque », relève Myriam Jouhar. « Nous nous trouvons donc au moment où l’on s’interroge sur la meilleure manière d’adapter les mangas », complète David Javet. Les éditeurs français tâtonnèrent d’ailleurs tout au long des années 80 et 90.

La question de la langue est centrale. « Atoss Takemoto traduisait littéralement, dans le respect de la version originale, ce qui donnait des bulles de dialogue bien remplies. Rolf Kesselring mettait ensuite sa patte sur ces textes », note David Javet. Le français des publications actuelles est bien plus synthétique. L’une des œuvres phares publiée par Le Cri qui tue est Chōjin Taikei d’Osamu Tezuka. Ce dernier fut probablement le plus fameux des mangakas (avec Astro Boy). Dans la revue, sa série s’intitule Le système des super-oiseaux. L’édition française de 2006 s’appelle Demain les oiseaux. « Dans cette histoire, les oiseaux deviennent intelligents, bâtissent une civilisation et repoussent petit à petit les humains », se souvient Myriam Jouhar. Le dessin a beau être assez doux, « le récit reste inquiétant ».

La couverture du numéro 4 de la revue est un dessin d’Osamu Tezuka, tiré du Système des super-oiseaux. Il est permis d’imaginer que la grue représente le Japon et le coq la France, soit une mise en scène symbolique de l’affrontement entre deux styles de bandes dessinées.
© Le Cri qui tue n°4, Le Système des super-oiseaux, Osamu Tezuka, coll. BCU Lausanne
Le bruit des revues

Dans le choix des œuvres publiées, Le Cri qui tue « s’inscrit dans la lignée de L’écho des savanes et de Métal hurlant, qui sont d’ailleurs liés par un lexique sonore », relève David Javet. Il s’agit de mangas pour adultes, au contenu politique, érotique ou violent, comme Golgo 13 de Takao Saitō. Le personnage principal est un assassin professionnel. À côté des planches traduites, on remarque des pages plus didactiques, notamment « au sujet de l’industrie culturelle japonaise, relève Myriam Jouhar. Ces textes, rédigés par les éditeurs, demeurent pertinents aujourd’hui. On note une vraie volonté d’accompagner les lectrices et les lecteurs dans leur découverte de ce nouveau monde. »

Les raisons de la fin du Cri demeurent un peu mystérieuses. Comme ils le mentionnent eux-mêmes dans un éditorial, Rolf Kesselring et Atoss Takemoto ont connu passablement de galères avec la distribution en France, le marché potentiel le plus important, alors que cela fonctionnait en Suisse et en Belgique. Il n’en reste pas moins que la revue, présente alors au Festival de la bande dessinée d’Angoulême de 1979 à 1982, a eu de l’influence dans le monde francophone du manga, et notamment auprès de certains éditeurs. De plus, « il est intéressant de noter que le numéro 1 de cet ovni est sorti en juin 1978, un mois avant le début de la diffusion de la série télévisée d’animation Goldorak dans l’émission Récré A2 et son immense succès, note David Javet. À l’époque, le public jeune a bien mieux accroché aux productions japonaises que le public adulte. »

Si les originaux du Cri ne sont pas hors de prix, ils restent rares. L’exposition en propose des fac-similés, grâce notamment au Centre BD de la Ville de Lausanne, qui conserve les exemplaires manquants à la BCU Lausanne. Rien de mieux que de feuilleter sur place Le Cri qui tue pour apprécier son esthétique années 70, ses choix éditoriaux et sa liberté de ton.


Le choix de Myriam Jouhar
© Le Cri qui tue n°3, La Rose de Versailles, Riyoko Ikeda, coll. BCU Lausanne

« Le Cri qui tue est très largement masculin, que ce soit au niveau de l’équipe qui le réalise ou des auteurs présentés. Mais l’on y trouve aussi ces deux pages au sujet de La Rose de Versailles, œuvre célèbre de la mangaka Riyoko Ikeda. Sortie en 1972, cette série figure dans la catégorie shōjo, soit des histoires à destination d’un jeune public féminin. L’esthétique en témoigne, à l’exemple des yeux brillants des personnages. »

« Dans cet article écrit par Rolf Kesselring en 1979, il indique que Jacques Demy en tourne en ce moment une adaptation, intitulée Lady Oscar. Il est intéressant d’observer cet aller-retour entre le Japon et la France, car La Rose de Versailles se déroule avant la Révolution, et Marie-Antoinette en est l’un des personnages importants ! L’histoire n’est pas finie, car Netflix va proposer cette année un nouveau film d’animation japonais sur La Rose de Versailles. »


Le choix de David Javet
© Le Cri qui tue n°1, L’Hôpital Infernal, Saburo Kitagawa, Tadashi Matsumori, coll. BCU Lausanne

« Il s’agit d’une planche de L’Hôpital infernal de Kitagawa Saburo et Matsumori Tadashi, un manga d’horreur. Un travail de traduction et d’adaptation a été réalisé sur les onomatopées, qui possèdent une vraie valeur graphique, en versions originale et française. Par exemple, le lettrage du bruit des perceuses, réalisé à la main, crée ici une sensation de vibration et de terreur, avec un grand sens du détail. L’onomatopée originale japonaise a été reproduite avec l’alphabet occidental. Dans un entretien, le responsable de la maquette Sylvain Brossard nous a dit qu’ils allaient parfois jusqu’à prolonger des traits ou reconstruire des décors pour que les textes s’adaptent bien. »

Événements

« L’Expo qui tue », jusqu’au 25 octobre, palais de Rumine, BCU Lausanne. Lu-ve 8h-22h, sa 8h-17h. bcu-lausanne.ch – 021 316 78 63. Vernissage le 15 mai à 18h30. Visites guidées les 10 et 17 mai, 15h, ainsi que le 25 septembre, 18h30.

« Le manga, objet de culture et de musée ». Samedi 10 mai, 10h30, Plateforme 10 – Auditorium Photo Élysée – mudac. Avec Myriam Jouhar, Sophie Pujol (Centre BD de la Ville de Lausanne). Modération : David Javet.

« Changer de sens ? Adaptations des premiers mangas en francophonie ». Journée d’études organisée par la section d’histoire et esthétique du cinéma de l’UNIL. Vendredi 16 mai de 10h à 13h30. Plateforme 10 – Auditorium Photo Élysée – mudac.

« Passé, présent et futur du manga en francophonie ». Samedi 17 mai, 10h30. Plateforme 10 – Auditorium Photo Élysée – mudac. Avec Julien Bouvard, Xavier Guilbert et Bounthavy Suvilay. Modération : David Javet.