Né au Liban en 1963, le philosophe français Paul Audi vit à Paris depuis qu’il a dix ans. Nous l’y avons rencontré, avant sa venue à l’UNIL le 14 mai dans un séminaire sur l’histoire de l’antisémitisme, et le soir même pour une conférence en ville.
Paul Audi est l’auteur de plus d’une trentaine d’ouvrages, dont Tenir tête, percutant livre composé de lettres échangées entre deux amis français, l’un juif et l’autre pas, ainsi que de réflexions qui les encadrent (Stock, prix Femina de l’essai 2024). Ce philosophe s’intéresse au christianisme et au judaïsme, qu’il aborde d’un point de vue philosophique et littéraire. Il cite volontiers Kafka, Proust et Philip Roth, notamment. Il s’intéresse également à l’islam, et plus particulièrement à l’islamisme, qui s’est emparé de la cause palestinienne. S’il estime qu’il est « très difficile de demander à un État qui a le monopole de la violence légitime de ne pas rétorquer », il écrit dans le préambule de son livre que « même si la guerre est parfois inévitable, elle représente pour l’être humain une déchéance, un échec, un scandale, une raison justifiée d’avoir honte ». Rencontre à Paris avec ce philosophe qui s’exprimera dans le cadre du séminaire de Jacques Ehrenfreund sur l’histoire de l’antisémitisme, puis lors d’un dialogue avec l’écrivaine Nathalie Azoulai, elle aussi interpellée par l’effrayante chaîne des événements depuis le 7 octobre 2023, dont elle témoigne dans son récent roman Toutes les vies de Théo (P.O.L, 2025).
Comment vous sentez-vous alors que la guerre se prolonge dans des conditions terribles et que chacun se trouve sommé de choisir son camp ?
Comme beaucoup de monde, j’ai de la peine à supporter les lignes de clivage de plus en plus dures, qui nous opposent, parfois à l’intérieur d’une même famille. Combien de nous ont perdu des amis ? Et combien en ont gagné de nouveaux ? Mais les anciens amis avec lesquels nous n’étions pas d’accord sur plein de choses ne nous pardonnent plus de n’être pas d’accord sur ce sujet-là. Avant même de discuter de la situation, nous devons rallier un camp, sans parler du fait que chacun, parfois à son insu, se transforme en juge et assène son verdict en ne se souciant pas de l’ensemble des paramètres qu’il importe pourtant de prendre en compte. Je plaiderai cependant jusqu’à mon dernier souffle pour qu’on fasse en toute circonstance un usage raisonné de la nuance.
D’aucuns vous diront que la nuance face à un « génocide », c’est un peu facile.
La question se pose tout de même de savoir s’il s’agit d’un génocide ou d’autre chose. Pour l’instant cette qualification est soutenue par une partie de l’opinion publique mondiale qui se rassemble autour d’une même certitude, mais le mot est suffisamment grave pour qu’il exige de n’être employé qu’à l’issue d’un procès en bonne et due forme. Pour ma part, j’attends que les instances chargées d’appliquer le droit international se déclarent à ce sujet, ce qu’elles n’ont pas encore fait. S’il existe en revanche un projet génocidaire, c’est celui qui est inscrit en toutes lettres dans la charte du Hamas.
Il y a parmi les juifs une minorité qui endosse cette dénonciation extrême envers Israël…
Sans doute, mais j’ai tendance à rattacher ces incriminations à la culture de la dispute et de la surenchère morale, propre à l’esprit juif. En Israël même, les autorités sont accusées de dérives extrémistes (et il ne fait aucun doute que ces dérives existent, l’extrême droite messianiste étant au pouvoir, et la guerre étant tous les jours plus atroce). Alors de deux choses l’une : ou ces accusations (pain bénit pour les ennemis d’Israël, qui se plaisent à les exploiter) témoignent d’une forme d’immaturité, voire d’irresponsabilité, étant donné l’extrémisme diabolique dont fait montre le Hamas et la menace existentielle qui pèse sur Israël, ou elles renvoient, plus profondément, à cette culpabilité originelle, à ce sentiment de faute d’avant la faute, si l’on peut dire, qui imprègne les consciences juives. Car il y a dans la conscience juive, qui est toujours une conscience située « devant la loi », comme dit Kafka, quelque chose qui induit une culpabilité antérieure à tout acte, et ce dans la mesure où, par principe, nul ne saurait se sentir a priori à la hauteur de l’exigence morale que recouvre la Loi.
Même si on est un juif athée ? Car après tout c’est une loi divine…
Même athée, on demeure, en tant que juif, le récipiendaire d’un legs moral et symbolique transmis de génération en génération, jusqu’à soi et au-delà. Ce legs est celui de l’exigence de justice envers n’importe quel être humain ; et cette exigence est si absolue qu’elle a pour effet de ne laisser personne tranquille. On peut en conclure que le poids de cette exigence morale qui pèse sur les épaules du peuple juif est écrasant. Il n’empêche : ce peuple n’en est pas moins, depuis l’origine, aux avant-postes d’une humanité qui se devrait, pour être elle-même, de porter le poids de cette même exigence. Pour les antisémites, passés maîtres en la matière, il n’est donc pas si extraordinaire de convaincre les juifs de leur culpabilité, y compris quand on s’attaque à eux et qu’ils doivent répliquer. C’est même un des topoï antisémites les plus pervers que celui qui consiste à faire croire que, dans la mesure où leur comportement ne respecte pas la loi qu’ils voudraient voir respectée universellement, les juifs sont eux-mêmes responsables de la haine qu’ils subissent.
Mais qu’enseigne le judaïsme aux juifs et au-delà ?
L’apparition du judaïsme dans l’histoire de l’humanité constitue un moment décisif, indistinctement spirituel et social, qui place les êtres humains devant un horizon d’universalité relatif à ce qu’il y a en eux de plus « humain », à savoir respecter en chacun la vie qui lui a été donnée et dont il a non seulement la garde mais la sauvegarde. La justice, à l’intérieur de sociétés plus anciennes, se résumait à un règlement immanent idiosyncratique, propre au groupe social. La Loi juive rompt avec ce schéma. Elle prétend à l’universalité, comme en témoigne le commandement « Tu ne tueras point ». En effet, ce commandement, loin de ne concerner qu’une peuplade dans une certaine région du monde, y est brandi comme ce qui transcende toute législation particulière et constitue le dénominateur commun du fonctionnement des hommes en société, à quelque culture qu’ils appartiennent. Bien sûr, le judaïsme ne se réduit pas à cela, mais c’est bien l’idée de cette transcendance de la Loi qu’il a apportée à l’humanité.
Comment comprenez-vous ceux qui évacuent l’aspect religieux du conflit israélo-arabe ? Votre livre décrit en profondeur l’éléphant au milieu de la pièce…
D’abord, je les inviterais à lire la charte du Hamas, qui est nourrie d’objurgations religieuses et se réclame de l’idéologie des Frères musulmans, dont la plupart des pays arabes se méfient au plus haut point. La cause palestinienne n’en est pas moins placée aujourd’hui, par les dirigeants palestiniens, sous une bannière religieuse peinte aux couleurs du fanatisme. Tous ceux qui estiment cette cause légitime et veulent la soutenir doivent non seulement s’en désoler, mais le dénoncer à toutes les occasions. Je rappelle que l’opération terroriste du 7 octobre, qui est un pogrom, a pour nom « Déluge d’al-Aqsa », qui renvoie à la mosquée de Jérusalem. Pourtant, pendant des décennies, la cause palestinienne s’est adossée à un discours d’émancipation, un discours de gauche à consonance marxiste. Il y avait aussi une dimension nationaliste arabe, laïque, qui encourageait par conséquent des chrétiens à participer au combat. Or elle est devenue l’affaire de l’Oumma, la communauté islamique des croyants. Le combat politique est interprété en termes de djihad, de guerre sainte. Toutes les victoires sur le terrain, et j’entends par là les défaites aussi bien, puisque toute défaite y est systématiquement tournée en victoire, sont remportées au nom d’Allah. Quant au Hamas, il joue singulièrement sur l’antijudaïsme qui transparaît des hadîth comme de certaines sourates du Coran, où le texte insiste sur le fait que les juifs sont des perfides, des hypocrites, des traîtres, des menteurs, des manipulateurs, bref, des êtres non fiables, qui ne méritent la confiance de personne et avec lesquels on ne peut frayer qu’une fois qu’on les a soumis. Ainsi se trouve constamment réactivé un principe de légitimation de la violence, à savoir le reproche que Mahomet adresse aux tribus juives de Médine, coupables à ses yeux de ne pas l’avoir soutenu. Les pogromistes avaient d’ailleurs à la bouche ce cri de ralliement, macabre comme il se doit : Khaïbar (628). Tout cela pour justifier le refus d’admettre l’expression d’une souveraineté juive dans ce Proche-Orient considéré comme un territoire sacré arabo-musulman (alors qu’il est le berceau des trois religions monothéistes), souveraineté juive qui s’apparente dans ces conditions à un sacrilège.
Mais fallait-il qu’Israël se constitue comme État juif ?
Israël, c’est l’État des juifs, État qui pour autant ne rassemble pas que des juifs. Plus de 20% de ses citoyens ne le sont pas. Aujourd’hui, la moitié de la population juive mondiale vit en Israël, pays qui représentait encore récemment, pour l’ensemble des juifs, la possibilité d’un refuge. C’est cette idée de refuge qui se dresse à l’horizon de l’existence d’Israël comme État juif pensé et créé par les sionistes des XIXe et XXe siècles. Si Israël représente toujours un possible refuge, c’est parce que l’animosité qui s’exerce à l’encontre des juifs a repris de plus belle. Historiquement, il aura fallu une exacerbation des persécutions pour que germe l’idée « sioniste » d’une autonomie politico-nationale. C’est dire que la Shoah n’est pas à l’origine de l’État d’Israël, même si beaucoup le croient et si, au moment de sa création, les fondateurs de cet État ont logiquement mis l’accent sur l’énormité et l’unicité de l’extermination des juifs d’Europe. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si l’on assiste, depuis une trentaine d’années, à une pernicieuse mise en cause de l’unicité de la Shoah. Et aujourd’hui tout est bon pour lui dénier son archisingularité, pour en contester le caractère absolument unique. Cette entreprise a un but : elle vise à la délégitimation d’Israël dans la région, sinon dans le monde, en plus du fait qu’elle vient en appui à la critique politique d’une gauche mondiale qui a besoin de s’identifier à un double combat : anti-impérialiste et anticolonial. C’est ainsi que la réalité d’Israël est transformée en pur fait colonial et que ce petit pays [53% de la superficie de la Suisse, ndlr] est perçu comme tirant parti d’une grande puissance impérialiste, les États-Unis.
Pouvez-vous nous donner une définition du sionisme ?
Je vais citer mon livre, à la page 174, ce sera plus simple : il s’agit de « la construction d’une conscience politique juive sur un espace politique juif, visant à l’autonomie collective, à la souveraineté, donc au rejet de toute tutelle extérieure ». Cette conscience politique s’exerçait au sein du peuple juif bien avant la création de l’État d’Israël en 1948, alors que la conscience politique palestinienne, inexistante sous l’Empire ottoman, ne se manifestera que bien plus tard, dans la lutte contre l’existence de l’État d’Israël. Attention : je ne dis pas que cette conscience n’a pas lieu d’être. Je dis que l’identité palestinienne ne tient pas tant à l’existence d’un territoire qu’à la lutte menée pour en obtenir un qui puisse être qualifié de « national ». Cette construction politique de l’identité palestinienne explique que les Palestiniens comptent nombre d’alliés chez les juifs israéliens, plus soucieux de leur existence état-nationale que ne le sont certains des représentants attitrés du peuple palestinien, par exemple ces chefs de guerre qui utilisent les civils à Gaza comme boucliers humains en leur interdisant de s’abriter dans les tunnels.
Les Accords d’Abraham entre Israël et plusieurs pays arabes, signés entre 2020 et 2022, peuvent-ils renaître ?
J’espère que oui. L’assassinat de Yitzhak Rabin par un fanatique d’extrême droite a entraîné Israël dans une impasse désespérante, dont tous les Palestiniens et tous les Israéliens ont aussitôt fait les frais. Comment trouver l’issue ? La trouverait-on en proposant une « solution » partielle, dont l’effet serait d’affaiblir le front de solidarité militaire des pays arabes, dont on sait qu’elle a été à l’origine de toutes les guerres subies par Israël depuis 1947-1948 ? C’est le pari qui a été fait, et il ne concernait pas au premier chef les Palestiniens. Je veux croire que ce n’est que provisoirement que la question palestinienne a été laissée de côté. Au reste, personne en Israël (que l’on soit de droite ou de gauche) ne pouvait penser un seul instant que la question palestinienne ne serait plus posée. Il n’en demeure pas moins que ce qui est venu au premier plan, c’est la question des garanties de sécurité pour Israël et l’idée que ces garanties ne pouvaient être tirées que d’une normalisation économique et culturelle avec les pays arabes. Aujourd’hui, le plan est complètement remis en cause, comme le souhaitait le Hamas. Pour l’Arabie saoudite, l’émergence de l’État palestinien est devenue une condition de l’accord, alors que pour Israël, du moins dans le discours officiel, l’accord reste la condition de l’émergence d’un État palestinien.
On a l’impression que le Hamas n’a pas été pris au sérieux, y compris par Netanyahou avant le 7 octobre. Pour certains, il représente même un mouvement de résistance, d’autres dénoncent les massacres du 7 octobre mais comme relégués dans un passé dépassé…
Nous devons tous prendre le Hamas très au sérieux. Mais il y a plusieurs façons de le faire. Une des façons est de prendre la pleine mesure du fait qu’au Moyen-Orient tout ce qui est politique est religieux, et tout ce qui est religieux est politique. Il faut donc aborder les gestes et les discours des acteurs locaux en se débarrassant des schémas de pensée occidentaux. S’il y a une chose que l’Occident a conquis de haute lutte, et sur une très longue période, c’est l’autonomie du politique par rapport au religieux. Les pays arabes sont soucieux, au contraire, de combattre toute tentative allant dans ce sens. Il s’ensuit que la séparation des deux ordres ne pourra pas se faire tant que des partis militaro-religieux, à forte capacité d’endoctrinement, prétendront être les seuls à pouvoir représenter les musulmans.
Venons-en à l’antijudaïsme chrétien, qui s’est transmis à travers les générations sur l’idée du « peuple déicide ». Vous parlez dans votre livre d’une violence commise à l’endroit de la préséance historique et spirituelle juive…
Dans le judaïsme, il y a bien sûr tout un pan moral et spirituel, qui se déploie à partir de cette idée de transcendance de la Loi dont je vous ai parlé, et c’est précisément cet enjeu moral et spirituel qui va donner naissance à la doctrine chrétienne. Cet hérétique juif, né à Nazareth et nommé Jésus, qui prêchait la bonne parole entendait surtout rompre avec une orthopraxie jugée mortifère pour sa propre religion. Or cette volonté de rupture contient comme un désir de « tuer le père », que les chrétiens vont chercher à inverser en accusant les juifs d’avoir tué leur Dieu. Le topos antijuif du « peuple déicide », qui aura la vie dure, est absolument fondamental pour comprendre l’essor du christianisme dans le monde. Il n’en demeure pas moins que, dès le départ, il y a l’idée que le christianisme est là pour « accomplir » le judaïsme, ce qui fait naître chez les chrétiens un sentiment de supériorité très difficile à surmonter. « Les premiers seront les derniers », formule le texte chrétien, et il a fallu 20 siècles et la Shoah pour que les chrétiens s’engagent dans un travail sur soi visant à se défaire de leurs réflexes antijuifs. Mais au Moyen-Orient, où il est né et a été si longtemps dominant, le christianisme continue d’offrir un modèle d’antijudaïsme aux sociétés musulmanes, sans oublier que l’islam prétend lui aussi détenir la vérité enfin accomplie du judaïsme.
Y aurait-il donc, selon vous, une forme d’ingratitude à l’origine du rejet des juifs ?
Une ingratitude immense et une ignorance tout aussi immense. L’antisionisme actuel a beau exciper de raisons « strictement politiques », il ne renvoie pas moins à ce fond d’ingratitude et d’ignorance, si difficile à surmonter. Alors qu’un antijudaïsme décomplexé profite de la valorisation du discours antisioniste, il me paraît urgent de montrer en quoi ce discours recycle de vieux clichés antisémites, tout en prétendant, bien sûr, s’en démarquer. C’est devenu un devoir de chaque instant de lever les confusions auxquelles notre profonde méconnaissance des fondements du judaïsme et de l’histoire du sionisme nous expose.
Mercredi 14 mai 2025 à Lausanne
Rencontre à l’UNIL, à l’invitation du Centre interdisciplinaire d’études juives, dans le cadre du séminaire du professeur Jacques Ehrenfreund sur l’histoire de l’antisémitisme. Entre 14 et 16 heures. Anthropole 3185.
Le soir même à l’Hôtel Alpha Palmiers, Lausanne, 19 heures, «Littérature et philosophie à l’épreuve du 7 octobre», rencontre entre Paul Audi et la romancière Nathalie Azoulai, à l’invitation de la CILV et des Amis de la FEJUNIL. Inscription par mail: AFEJUNIL@duck.com