Histoire d’un article métajournalistique

Quand le point de vue des journalistes s’invite dans les interviews. Un sujet traité par une journaliste à la rencontre d’un linguiste.

Une récente étude de l’UNIL montre comment le point de vue des journalistes se retrouve parfois, malgré eux, dans les paroles des personnes qu’ils interviewent. Un sujet traité par une journaliste à la rencontre d’un linguiste.

Les professionnels des médias peuvent-ils raconter « des faits » en toute objectivité ? Telle est la grande question. Pour y répondre, j’ai tendu mon micro – ou plutôt exposé mon calepin et mon stylo – au linguiste Gilles Merminod, spécialiste de l’écriture journalistique. En mars, avec un linguiste de l’université finlandaise de Jyväskylä, Lauri Haapanen, il a publié une étude au sein de la revue Language & Communication qui interroge la manière dont les journalistes utilisent leurs propres prises de position durant les interviews pour produire du contenu.

Leur étude s’appuie sur des données récoltées entre 2007 et 2014 (voir encadrés ci-dessous), « qui restent pertinentes pour comprendre les logiques journalistiques actuelles », précise-t-il. Des exemples illustrant des cas « typiques de l’écriture journalistique », caractéristiques de « la vie ordinaire de la production de l’information médiatique ». Alors certes les outils technologiques ont évolué depuis, « mais les méthodes de narration, de sélection et de reformulation des sources restent pour partie les mêmes », considère l’expert de la Faculté des lettres de l’UNIL.

Premier cas : la fabrique invisible

Dans l’un des exemples étudiés par Gilles Merminod et Lauri Haapanen, la journaliste interroge une témoin, entrepreneuse immigrée, sur les difficultés de son parcours. Lorsque la professionnelle des médias lui demande : « C’était dur à accepter ? » parlant ici de la perte de statut social de sa témoin après son arrivée en Europe, celle-ci acquiesce : « Oui, c’était dur. » 

Plus tard, dans l’article publié, cette réponse apparaît comme une citation directe et spontanée : « En Chine, j’étais une ingénieure reconnue. Ici, je n’étais rien. C’était difficile à accepter. » Ce qui est présenté comme une confidence authentique est en réalité le produit d’une interaction cadrée. L’émotion exprimée n’est pas inventée, mais elle a été suscitée et mise en forme pour correspondre aux attentes d’un récit médiatique.

Dans leur étude, Gilles Merminod et Lauri Haapanen établissent que la routinisation des processus de production conduit les journalistes à « effacer leur propre contribution du produit final, en présentant des prises de position comme si elles provenaient uniquement de la source. Ce faisant, ils intègrent leurs propres points de vue dans les produits d’information tout en adhérant ostensiblement aux normes journalistiques de neutralité et d’objectivité. » Dans les cas étudiés, les journalistes ont une pratique d’écriture qui suppose un certain désengagement par rapport à une position qu’ils ont adoptée auparavant. Voilà qui pose le cadre. Faut-il en déduire que ces conclusions s’étendent à tous les professionnels des médias ? Sont-elles problématiques ? Suis-je moi-même en train de pratiquer cette forme de désengagement après prise de position en rédigeant ce papier ? Ça y est, ma curiosité est piquée.

Second cas : de la radio à la TV

Le second cas étudié concerne la transformation d’une interview radio en sujet télévisé. Initialement, le journaliste réalise un entretien diffusé à la radio. Au cours de l’interview, il prend ouvertement position en qualifiant un événement de « tragique ». Ce cadrage, prononcé à l’antenne, est également endossé par la personne interviewée qui acquiesce et développe son propos.

Plus tard, ce même matériel est repris et diffusé en reportage TV. L’intervention initiale du journaliste disparaît complètement du montage. Seule reste la réaction de l’interviewé, avec pour effet de donner l’impression qu’elle vient directement de lui.

Il est important de préciser que cet effacement n’est pas une manipulation. Il s’agit d’un procédé courant d’adaptation, destiné à fluidifier le récit télévisuel. Il illustre toutefois la façon dont les journalistes initient des prises de position durant les interviews, qui disparaissent ensuite du texte final. Une fabrique de l’actualité qui rend leur posture invisible.

Derrière le stylo, le miroir

Bon. Reprenons du début. Il y a une ironie certaine dans le choix d’un sujet sur la neutralité de ma profession. Car si la recherche de Gilles Merminod a retenu mon attention, c’est évidemment parce que mon avis sur « la question de l’objectivité journalistique » est déjà forgé. Bien sûr, la déontologie de ma profession m’empêche de le révéler ici, dixit même ChatGPT : « Le travail du journaliste ne consiste pas à donner un avis personnel sur les sujets traités. » Soit. Je le tairai. Cependant, pour un sujet métajournalistique comme celui-ci, opter pour une écriture en « je » me semble plus honnête, et un moyen aussi de contourner toute forme de monologisation, soit le mécanisme, évoqué dans l’étude des deux linguistes, d’effacement de la voix du journaliste « par lequel un dialogue est transformé en monologue dans le produit final ».

Alors selon Gilles Merminod l’objectivité journalistique est-elle un mythe ? « Ce n’est pas à moi de dire si les journalistes sont objectifs ou non. Je ne m’intéresse pas à la façon dont l’objectivité est construite. Pour moi, l’objectivité est une donnée de base quand j’étudie l’activité de journalistes professionnels. Leur activité est soumise à un certain nombre de procédures, le croisement des sources par exemple, qui visent à produire des textes qui soient adéquats aux faits. Je me penche en revanche sur la façon dont les ressources langagières sont mobilisées. J’ai ce qu’on appelle une herméneutique de la confiance. Comment fait-on ce qu’on fait du mieux qu’on pense pouvoir le faire ? Les journalistes sont objectifs grâce à leurs choix langagiers, mais sont assujettis au langage lui-même. Ils ne peuvent que travailler avec les ressources et les contraintes que les langues leur offrent. Je ne peux pas donner de leçon d’objectivité, car mon travail s’intéresse davantage à l’infrastructure langagière. »

En aparté

Puisque cet article se veut méta, il est nécessaire de signaler les mécanismes évoqués dans la recherche, qui entrent en jeu ici. Cette dernière citation est non seulement le fruit d’un processus de désengagement, à savoir qu’en choisissant de la placer entre guillemets je me retire complètement de la responsabilité de ce propos et l’attribue pleinement à Gilles Merminod. 

Mais elle est aussi le fruit d’une pratique appelée entextualisation, soit la mise en texte d’un discours oral. Durant l’interview, la réponse du chercheur à la question « Objectivité journalistique, mythe ou réalité selon vous ? » était, il faut le dire, bien plus longue, et entrecoupée de parties que mon œil journalistique a jugées « parasites » pour l’écrit. Les supprimer cependant ne change, il me semble, rien au sens de son propos, mais permet seulement de le rendre digeste à la lecture. Certaines parties de cette citation ont également été émises à d’autres moments de l’entretien. Mon travail de journaliste a ainsi consisté à « bricoler » pour tout rassembler et forger, à partir de matériaux épars, une réponse unique. Tel est le « savoir-faire des journalistes, pour reprendre les mots de Gilles Merminod sur cette pratique. C’est vraiment quelque chose que je trouve passionnant chez eux, cette capacité d’attacher des extraits de discours, des bouts de paroles ensemble et d’aboutir à un produit final qui a du sens. »

Sa réponse de linguiste sur la question de l’objectivité journalistique n’est donc pas aussi catégorique que je ne l’espérais. « L’étude que nous avons menée visait plutôt à montrer comment les médias construisent des voix. On peut voir les médias relativement au prisme de l’objectivité, de la neutralité ou de l’impartialité, mais, au-delà, c’est surtout important de comprendre qu’ils construisent une réalité collective, un monde peuplé de personnages qui s’incarnent notamment par leur voix. »

Le chemin qui mène au texte

Via une approche à cheval entre l’ethnographie et la linguistique, le travail du chercheur consiste à scruter l’arrière du texte, les gestes d’écriture, la forme des phrases, le choix des mots, les manières de poser une question, en bref il analyse les processus de production. Il observe ce qui reste et ce qui disparaît dans le produit final. « Longtemps les linguistes se sont centrés sur l’étude des produits finis. Moi, ce qui m’intéresse, c’est le chemin qui mène au texte », explique-t-il. Pour ce faire, il filme des processus d’écriture, enregistre des séances de travail, compare les différentes versions d’un même sujet. 

Peut-être donc que la bonne réflexion se situe ailleurs. Comme le suggère Gilles Merminod, l’enjeu n’est pas de traquer une neutralité absolue, mais de comprendre que l’information est une construction collective. Faite de choix. De cadrages. D’effacements. La question n’est pas de savoir si oui ou non les médias construisent des voix ou des personnages mais d’accepter ce postulat et de pousser la réflexion plus loin en s’intéressant aux enjeux qui en découlent. « Cela ne remet pas en question le travail des journalistes, bien au contraire. Par définition l’information est construite, c’est incontestable. Alors autant qu’elle le soit par des journalistes professionnels, c’est-à-dire des personnes au fait des impératifs déontologiques de leur profession. »

Gilles Merminod a déjà mené de nombreuses observations au sein de rédactions. Et il ne compte pas s’arrêter là (voir encadré en fin d’article). Observations qui l’ont toutes mené au même constat : « Les journalistes doivent écrire vite, sous pression, en respectant des formats précis. Mais le journalisme est une écriture collective, il s’appuie en général sur une chaîne de relecture et de réécriture. Une fois que l’auteur principal soumet son papier, qui au préalable a été discuté en séance par la collectivité, il passe encore dans les mains d’autres collègues, pairs ou supérieurs hiérarchiques. Un responsable d’édition peut aussi encore l’ajuster un peu, pour le rendre conforme à une mise en page attendue par exemple. » Alors, même lorsqu’il n’y a qu’une seule signature en bas d’un article, « celui-ci n’est jamais le fruit du travail d’une seule personne ».

Un personnage, trois réalités

Le chercheur me donne un exemple qu’il utilise en cours avec ses étudiants, celui de l’arrestation du militant écologiste Paul Watson, fondateur de l’organisation de défense des océans Sea Shepherd. Pour un même événement, traité par différents médias, les journalistes ont présenté le personnage de trois manières différentes : « Il y a un article qui le qualifie de militant écologiste engagé, un autre de fondateur de Sea Shepherd et un troisième de jusqu’au-boutiste des mers qui divise. » Trois cadrages. Trois récits. Trois façons de construire l’actualité. « Et pourtant la même personne, qui devient dans chaque récit un autre personnage », commente le linguiste.

« Dans ces variations, quand elles sont le fait d’organes journalistiques reconnus par la profession, il ne faut voir, selon Gilles Merminod, aucune forme de manipulation. Ce sont des pratiques professionnelles intériorisées, un art du langage qui permet d’être à la fois fidèle à une déontologie de neutralité tout en produisant des récits qui soient intelligibles. »

Alors plutôt que de questionner l’objectivité générale du journalisme, comprendre comment les journalistes produisent des textes qui rendent compte de l’actualité permet selon lui « de mieux décrypter les informations reçues ». Et rendre visibles les coulisses de l’écriture journalistique « améliore la littératie médiatique », c’est-à-dire la compréhension que le public peut avoir de l’information qu’il reçoit au quotidien.

Observer la convergence des rédactions à la RTS

Gilles Merminod prépare actuellement un nouveau projet de recherche en collaboration avec la RTS, financé par le Fonds national suisse (FNS) et accueilli par l’Université des sciences appliquées de Zurich (ZHAW). En 2026, les rédactions radio, télévision et web de la RTS seront regroupées dans un même bâtiment sur le campus de Dorigny. Le chercheur va observer les évolutions des pratiques langagières des journalistes. Comment les cultures rédactionnelles propres à la télévision, à la radio et au web vont-elles cohabiter ? Quelles habitudes d’écriture perdureront ? Quelles pratiques se transformeront ? Et pourquoi ? Ce travail linguistique et ethnographique devrait permettre de mieux comprendre comment se construisent les récits d’actualité dans un univers médiatique en mutation.