La recherche en Suisse et la pratique de la médecine sont directement menacées par l’initiative populaire du 13 février 2022 sur l’interdiction de toute expérimentation animale, essais cliniques sur l’humain et importation des médicaments développés de cette façon. Les hautes écoles rejettent cette initiative aux conséquences extrêmes, de même que toute la classe politique. Panorama complet avec la vice-rectrice Liliane Michalik.
Le monde de la recherche en biologie, en médecine et en pharmacologie, les hautes écoles suisses, les fondations et les hôpitaux universitaires doivent se battre contre une initiative qui menace l’excellence scientifique de notre pays et la mise au point de nouveaux traitements attendus dans des domaines où l’UNIL est à la pointe par son profil axé notamment sur les sciences de la vie : oncologie, immunologie, cardiologie, neurologie, diabétologie et tant d’autres. La biologiste et vice-rectrice Liliane Michalik répond en détail à toutes nos questions.
Que pensez-vous de cette initiative du 13 février 2022 ?
Je la trouve néfaste à plus d’un titre, et personne ne la soutient au Conseil national et au Conseil des États. Si elle devait être acceptée ce serait catastrophique pour les soins médicaux et la science, mais aussi pour l’économie et la société dans son ensemble. L’Arc lémanique, qui bénéficie de la proximité et de la collaboration si fécondes des deux universités et hôpitaux universitaires de Lausanne et Genève, de l’EPFL et de toute une série de fondations et d’instituts dédiés à la recherche biomédicale, serait particulièrement touché.
L’UNIL a fait le choix en 2003 de développer fortement les sciences de la vie et nous sommes à la pointe dans des domaines aussi cruciaux que le cancer, les maladies neurodégénératives et cardio-vasculaires, mais aussi d’autres pathologies chroniques et invalidantes, qui font souffrir quantité de personnes au quotidien.
« Cette initiative ouvre la porte à une médecine à deux vitesses. »
Cette initiative ouvre la porte à une médecine à deux vitesses, les plus fortunés allant se faire soigner à l’étranger, puisqu’on ne pourrait plus imaginer, ni bien entendu produire, ni même importer en Suisse de médicaments ou de vaccins développés grâce à l’expérimentation animale et testés ensuite sur des humains volontaires, dans des conditions très contrôlées. Or ces étapes sont nécessaires au développement de tout traitement, à la chirurgie ou aux méthodes de diagnostic, aussi bien en médecine humaine que vétérinaire.
D’autres méthodes ne suffisent-elles pas ?
Comme chercheuse fondamentale dans le domaine des cancers de la peau, je peux bénéficier d’une collaboration avec les hôpitaux pour observer des patients, une étape qui reste cependant descriptive. Moyennant une autorisation de la commission d’éthique, je peux aussi obtenir des tissus comme des tumeurs enlevées par les médecins pour soigner leurs patients ; via l’observation des malades et l’analyse des échantillons nous obtenons l’image d’un cancer à un moment donné mais il nous manque la dimension temporelle pour étudier le développement de la maladie.
Une autre approche, la plus fréquente aujourd’hui, consiste à cultiver des cellules placées dans un incubateur ; seulement on ne peut pour le moment cultiver ainsi que deux ou trois types cellulaires en même temps, alors qu’il en faut bien plus pour comprendre comment les cellules dialoguent entre elles dans un cancer. Pour étudier ces relations entre plusieurs cellules, à plus forte raison plusieurs organes, comprendre par exemple comment les mélanomes passent de la peau dans les vaisseaux, les ganglions, puis colonisent d’autres organes, on a besoin de systèmes complexes vivants, généralement des souris de laboratoire.
À la Faculté de biologie et de médecine, nous mettons également au point des façons de cultiver plusieurs sortes de cellules ensemble qui vont mimer un organe : nous sommes à l’aube du développement de ces «organoïdes» et nous y travaillons.
L’expérimentation animale dépend d’une loi très stricte, de protocoles soumis à discussion et à autorisation et surveillés de près par les vétérinaires, c’est donc une méthode utilisée en dernière instance ?
En effet, nous ne l’utilisons que lorsque les autres méthodes ne peuvent pas apporter les réponses que nous cherchons. La méthode utilisée dépend de la question posée par les scientifiques et, comme je l’ai dit, certaines questions très complexes exigent de passer par un modèle animal. Je ne sais pas ce qu’il en sera dans cent ans, mais pour le moment et encore pour de très nombreuses années, c’est ainsi.
Chaque expérience est classée selon un niveau de stress et de souffrance que nous diminuons le plus possible par les mêmes moyens antalgiques et anti-inflammatoires que ceux employés par les vétérinaires qui doivent opérer un animal. Il y a des critères précis qui nous obligent aussi à stopper une expérience, par exemple selon la taille de la tumeur et le poids de la souris. Alors on endort l’animal, comme les vétérinaires doivent parfois le faire. Les fruits de cette expérimentation bénéficient aussi à la médecine vétérinaire.
En outre, les pharmas cherchent toujours différentes applications possibles à des médicaments déjà existants (l’aspirine utilisée comme anticoagulant est un bon exemple), avec l’économie de ressources que cela permet. Mais cette réorientation demande, là encore, des essais sur l’animal et/ou l’humain. La Suisse devra-t-elle se priver de tous les nouveaux traitements, ainsi que de nouvelles applications de médicaments déjà connus mais testés ailleurs selon des méthodes qui seraient alors interdites dans notre pays ?
La Suisse ne serait donc plus qu’une île privée de tous les nouveaux traitements ?
Oui, une île condamnée à ne plus pouvoir compter que sur les médicaments déjà existants, en espérant qu’ils seront toujours produits et non remplacés purement et simplement par d’autres, interdits d’importation… Beaucoup de scientifiques iraient de ce fait travailler ailleurs.
« C’est l’étude même des animaux qui serait touchée et tout un pan très connu et important de la recherche en écologie et évolution.»
L’initiative touche de surcroît un autre type de recherche en biologie, qui vise à étudier les animaux en laboratoire et/ou dans leur milieu naturel afin de mieux connaître leurs modes reproductifs, leurs comportements individuels et sociaux, et de préserver ces écosystèmes. À l’UNIL, c’est tout un pan très connu et important de la recherche en écologie et évolution qui serait aussi menacé, réduit, voire totalement aboli !
Comment expliquez-vous le lancement d’une initiative aussi extrême ?
L’expérimentation animale est à la croisée d’un conflit de valeurs qui oppose protection des animaux, d’une part, et intérêts des patients et de la société, d’autre part : ce sont deux principes qui ont leur pertinence. La définition de l’importance accordée à chacun de ces principes est très personnelle. C’est très sain, et essentiel, de se poser des questions sur la souffrance animale et ça conduit les scientifiques depuis des années à améliorer les procédures. Les gens qui s’occupent des animaux de laboratoire au quotidien sont eux aussi des professionnels.
« Nous sommes toutes et tous concernés à un moment de notre vie.»
Nos universités sont des lieux de réflexions et de pratiques respectueuses des animaux. Les essais cliniques effectués sur l’humain sont également très encadrés, fondés sur le consentement éclairé des participants, et permettent ensuite de mettre sur le marché des produits sûrs pour tout le monde, y compris les enfants et les adultes les plus vulnérables. Nous sommes toutes et tous concernés à un moment de notre vie, mais cela ne conduit pas forcément chacun à accepter le fait que l’expérimentation animale soit encore nécessaire.
La vie des animaux compte…
Bien sûr et je m’explique. Il s’agit de prendre en compte à la fois les intérêts des humains et des animaux, et cela conduit inévitablement à une pesée. Il est vrai que j’ai un biais pour l’humain, et je pense que nous pouvons faire le bien des patients en prenant toutes les précautions dans nos animaleries et nos labos pour minimiser autant que possible le stress et la douleur des animaux.
« Garantir au maximum la sécurité et la santé pour l’humain fait partie de mes valeurs.»
Garantir au maximum la sécurité et la santé pour l’humain fait partie de mes valeurs, en vue de soulager un jour vous, moi, nos proches ou des inconnus dont l’état de santé nécessite un traitement. On hésiterait, n’est-ce pas, à prendre un médicament ou à accepter une chirurgie qui n’auraient jamais été essayés ? Et néanmoins, cela me touche toujours autant d’endormir un animal dans mon labo.
Aimer, protéger et améliorer le bien-être des animaux, bien sûr que oui, mais dans mes recherches sur le cancer, l’expérimentation animale est indispensable pour comprendre les mécanismes et développer des traitements. C’est aussi le cas pour nombre d’autres maladies.
Donc l’UNIL soutient à la fois l’expérimentation animale, les essais cliniques sur l’humain et les méthodes alternatives les plus prometteuses ?
Exactement, et je le dis bien comme vice-rectrice de notre université. Nous avons la chance de pouvoir mettre en relation à la FBM, avec le CHUV, la recherche fondamentale et la recherche clinique. Toute cette collaboration s’écroulerait si une initiative de ce genre devait séduire.
Comme chercheuse en sciences de la vie, je souhaite expliquer mon travail, celui de tous mes collègues en Suisse et dans le monde, et décrire les conséquences néfastes d’une interdiction de cette ampleur, qui irait à l’encontre de tous les efforts fournis depuis des décennies par nos institutions et par les chercheurs et chercheuses en sciences de la vie.
Nos efforts conjuguent différentes méthodes ; l’expérimentation animale en est une quand les techniques alternatives ne suffisent pas à répondre aux questions les plus complexes : or toutes ces méthodes vont de pair dans nos universités et c’est ainsi que la Direction de l’UNIL entend poursuivre ses engagements en faveur des malades et de toute la société.
Pour en savoir plus…
- L’expérimentation animale à l’UNIL et au CHUV
- L’interview de Manuele Rebsamen
- L’interview de Déla Golshayan
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