Le débat sans fin de l’expérimentation animale

En 2022 probablement, les Suisses voteront à nouveau au sujet de l’expérimentation animale. Dans un ouvrage récent, une chercheuse de l’UNIL met en perspective une controverse qui dure depuis des décennies. Son étude offre un recul bienvenu, avant une campagne qui s’annonce vive.

Dépôt de l’initiative «Oui à l’interdiction de l’expérimentation animale et humaine – oui aux approches de recherche qui favorisent la sécurité et le progrès». Les Suisses pourraient voter sur ce sujet en 2022. © Peter Klaunzer/Keystone

L’expérimentation animale constitue-t-elle un moyen de faire progresser la médecine, ou, au contraire, s’agit-il de maltraitance? Ces arguments opposés referont surface lors de la campagne en vue de la votation sur l’initiative «Oui à l’interdiction de l’expérimentation animale et humaine – Oui aux approches de recherche qui favorisent la sécurité et le progrès», déposée le 18 mars 2019. Ce texte, que le Conseil fédéral recommande de rejeter, se trouve dans les mains du Parlement. Les Suisses pourraient voter en 2022. Maître d’enseignement et de recherche à l’Observatoire Science, Politique et Société, Fabienne Crettaz von Roten s’est intéressée à l’histoire de la controverse autour de l’expérimentation animale depuis les années 50, en Suisse. Elle a rassemblé un riche matériel dans un ouvrage paru récemment. Tout en observant une neutralité de mathématicienne – une discipline dont elle est docteure –, la chercheuse souhaite «nourrir le débat démocratique que nous allons avoir». Son livre fournit «des clés de réflexion aux personnes encore indécises ou en recherche d’informations».

Certes, des sociétés protectrices des animaux furent créées en Suisse au milieu du XIXe siècle déjà, et les réflexions sur l’expérimentation existent depuis longtemps. Ces périodes ont toutefois été déjà bien étudiées, et «au sortir de la Seconde Guerre mondiale, un tournant s’opère: la science est favorisée puisqu’elle contribue à l’industrialisation et à la prospérité du pays, et donc in fine au bien commun», comme l’écrit Fabienne Crettaz von Roten.

Science triomphante…

Dans ce contexte de «science triomphante», deux chercheurs anglais publient en 1959 un ouvrage fondamental, The Principles of Humane Experimental Technique. Ce document décrit les principes des «3R» (remplacement, réduction et raffinement, lire en bas de page). Ces derniers, qui se sont diffusés dans la communauté scientifique au fil des années, guident et encadrent aujourd’hui de manière obligatoire la recherche sur le modèle animal, en Suisse et ailleurs. En effet, ils ont été intégrés dans l’Ordonnance sur la protection des animaux.

Dans les années 50 et 60, si des discussions ont lieu parmi les chercheurs et les intellectuels au sujet du modèle animal, ce débat est encore très peu présent dans les médias, comme l’a constaté Fabienne Crettaz von Roten. Dans son ouvrage, la chercheuse rappelle cette phrase présentée à l’entrée de l’Expo 64 à Lausanne: «L’étude et la recherche scientifique libre et désintéressée assurent le rayonnement spirituel de la Suisse.»

… et doutes

Toutefois, un mouvement de fond est en marche. L’anthropocentrisme, qui place l’Homme au sommet de l’évolution et assigne aux autres êtres vivants le rôle de servir ses intérêts, est battu en brèche. Dès les années 70, l’éthologie, dont les travaux mettent en lumière le comportement, le psychisme et la conscience d’eux-mêmes des animaux, connaît un essor. Publié en 1975, le livre du philosophe australien Peter Singer, Animal Liberation, constitue un jalon de l’antispécisme. Cet auteur étend le principe d’égalité entre Humains aux animaux. 

«Peter Singer peut être qualifié de welfariste, nuance Fabienne Crettaz von Roten. Certes, il s’est élevé contre les expériences inutiles ou cruelles, comme par exemple celles qu’a menées Harry Harlow au sujet de l’attachement chez les singes à la fin des années 50. Mais il n’est pas abolitionniste.» En parallèle, les revendications pacifistes et féministes prennent de l’ampleur. Les préoccupations grandissent au sujet de l’environnement, car plusieurs pollutions spectaculaires marquent les esprits, comme l’accident de Seveso en 1976. En Suisse, la Loi sur la protection des animaux est acceptée par le peuple deux ans plus tard. Plusieurs scandales autour de l’élevage industriel choquent les esprits. En 1983, le philosophe Tom Regan publie The Case for Animal Rights. Cet auteur prône le véganisme, rejette la chasse, l’élevage et l’expérimentation animale.

Fabienne Crettaz von Roten. Mathématicienne. Maître d’enseignement et de recherche à l’Observatoire Science, Politique et Société (Faculté des sciences sociales et politiques). Nicole Chuard © UNIL

Franz Weber s’en mêle

Dans notre pays, ces grands courants se traduisent par une spécialité locale: l’initiative populaire. En 1985, 1992 et 1993, le peuple va s’exprimer trois fois au sujet de l’expérimentation animale, au niveau fédéral. Si l’initiative abolitionniste «pour la suppression de la vivisection», lancée en 1980 par l’association Helvetia Nostra (donc Franz Weber) récolte facilement les signatures nécessaires, elle est repoussée par le peuple à 71% (et par tous les cantons) le 1er décembre 1985. Les cartes présentées dans l’ouvrage de Fabienne Crettaz von Roten mettent en lumière un certain röstigraben. «Les cantons ruraux, catholiques et romands tendent à rejeter davantage l’initiative que les cantons urbains, protestants et alémaniques», écrit la chercheuse. Dans les grandes lignes, le texte séduit plutôt les femmes, les personnes de gauche ou les possesseurs d’animaux domestiques. 

Mais, comme le souligne Fabienne Crettaz von Roten, «chaque initiative possède un cadrage différent». Ainsi, un autre texte visant lui une limitation sévère de l’expérimentation animale est rejeté par les Suisses à 56% en 1992, même si trois cantons et demi (tous alémaniques) l’ont accepté. 

Trop de votations?

Les scrutins s’enchaînent. Au niveau cantonal par exemple, les Zurichois acceptent l’institution d’un avocat des animaux en 1992. L’année suivante, le peuple rejette à nouveau une initiative abolitionniste. N’est-on pas là en présence d’une stratégie d’usure? Fabienne Crettaz von Roten ne le pense pas. «Notre rapport à la nature et aux animaux se modifie au fil du temps. Certaines émissions télévisées des années 70, où l’on présentait les bénéfices de l’élevage industriel, font aujourd’hui frémir.» Ainsi, pour la mathématicienne, il est sain que la population débatte et s’exprime régulièrement. D’autre part, la Suisse est probablement le seul pays où la population peut voter sur l’expérimentation animale.

Les campagnes d’avant-votation constituent également le bon prétexte pour faire le point sur la compréhension qui règne (ou non) entre les scientifiques et la société. «Par exemple, certains chercheurs croient que la population est largement hostile à l’expérimentation animale, ce qui est faux. Toutefois, il existe une forte différence d’acceptation entre la recherche menée avec des rongeurs ou celle qui implique des chiens ou des singes», indique Fabienne Crettaz von Roten. 

Depuis les années 70 en tout cas, les évolutions juridiques en Suisse tendent vers une réglementation de plus en plus stricte de l’expérimentation animale. Il suffit de lire le chapitre 6 de l’Ordonnance sur la protection des animaux (disponible sur admin.ch) pour s’en rendre compte. Ainsi, sous la pression de l’évolution de la société, la condition des animaux s’améliore au fil du temps. Dans certains cas, l’impulsion vient plutôt du monde scientifique. Ce fut le cas avec les «3R» dès 1959. «Les travaux de l’éthologue Frans de Waal sur l’empathie chez les primates ont eu une influence sur notre perception de ces animaux», note Fabienne Crettaz von Roten. Parfois en rythme, ou parfois se marchant sur les pieds, la société et la science coévoluent.

Dans son ouvrage, l’auteure sort parfois du cadre strict de l’expérimentation animale pour attirer notre attention sur d’autres phénomènes. Ainsi, le 7 juin 1998, les Suisses rejettent à 67% l’initiative «pour la protection de la vie et de l’environnement contre les manipulations génétiques (Initiative pour la protection génétique)». Une campagne «à l’américaine» a précédé ce vote, qui marque une étape. Pour la première fois, la communauté scientifique helvétique est sortie des laboratoires pour se mobiliser en masse, prix Nobel inclus. La nécessité de maintenir un dialogue constant entre la science et la société n’en est apparue que plus criante. 

Et pour 2022?

Comment vont se dérouler la campagne puis la votation au sujet de l’initiative «Oui à l’interdiction de l’expérimentation animale et humaine»? Fabienne Crettaz von Roten attire déjà l’attention sur le «cadrage» du texte. Ce dernier prévoit l’interdiction de tests sur les êtres humains, sauf très rares exceptions, ce qui pose la question des études cliniques. D’autre part, l’importation en Suisse de tous les produits testés directement ou indirectement sur des animaux serait proscrite, sauf si ceux-ci sont déjà en vente. Ces alinéas rendent cette initiative différente des autres. 

Le contexte a également changé depuis les années 90. «Que va-t-il se passer avec un Parlement où les Verts sont davantage présents? Ce parti va-t-il s’engager pour l’initiative? Quel rôle pourrait jouer la Grève du climat, où convergent plusieurs luttes?», s’interroge la mathématicienne. La montée en puissance des antispécistes depuis la fin des années 2000, un phénomène scruté dans l’ouvrage de Fabienne Crettaz von Roten, devrait compter. Par le passé, les opposants à l’expérimentation animale se voyaient reprocher d’avoir l’indignation sélective, en s’opposant à la recherche sur les souris tout en mangeant de l’agneau. La situation est différente dans le cas des végans. De plus, la mondialisation apporte un facteur qui n’existait pas il y a quelques décennies. De nos jours, il est en effet possible «d’exporter» l’expérimentation animale, par exemple en Chine. 

Enfin, les réseaux sociaux amènent leur part d’incertitude. Il est possible de trouver, sur le compte d’opposants suisses à l’expérimentation, des commentaires qui comparent les chercheurs en biologie aux nazis. Fabienne Crettaz von Roten relativise. «Facebook n’est pas un espace de dialogue, mais le carrefour des biais de confirmation. Les gens s’y rendent pour trouver des avis alignés au leur. Vous ne convaincrez jamais les extrémistes, quel que soit leur bord.» La chercheuse croit bien davantage à la rencontre et aux échanges, en toute transparence, entre le monde académique et le public qui cherche à s’informer. /

Expérimentation animale. Par Fabienne Crettaz von Roten. Éditions Livreo-Alphil (2019), 171 p. Ouvrage numérique gratuit grâce au soutien du FNS via alphil.com

Les 3R, qu’est-ce que c’est?

Les règles des «3R» ont été publiées en 1959 par deux chercheurs, William Russell et Rex Burch, dans The Principles of Humane Experimental Technique. Cela implique le remplacement, la réduction et le raffinement de l’expérimentation animale. En Suisse, ces principes doivent être appliqués par les chercheurs.

Le remplacement vise à obtenir le résultat recherché en l’absence de toute expérience ou intervention scientifique sur l’animal. Cela veut dire qu’une expérience n’est autorisée que si les chercheurs font la preuve que le modèle animal est indispensable et que des résultats significatifs ne pourraient pas être obtenus en recourant à une créature de classe «inférieure» (des drosophiles au lieu de souris, par exemple). Cette notion recouvre les méthodes alternatives, comme l’utilisation de cellules (techniques in vitro), la modélisation informatique (in silico), etc.

La réduction signifie l’obtention d’un niveau d’information comparable à partir d’un moindre nombre d’animaux ou à obtenir davantage d’informations à partir du même nombre d’animaux. Le dépouillement de la littérature scientifique existante et le recours à des statisticiens permettent d’ajuster cette quantité au plus bas.

Le raffinement, enfin, recouvre les méthodes d’atténuation de la souffrance et du stress potentiels ainsi que l’amélioration du bien-être animal. Cela passe notamment par de bonnes conditions d’hébergement, l’utilisation d’antidouleurs ou des techniques d’expérimentation les moins invasives possibles. /DS

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Basé à Berne, le Swiss 3R Competence Centre (3RCC) promeut la recherche, la formation et la communication dans ce domaine (lire également Allez savoir! 71, janvier 2019). swiss3rcc.org

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