Quelles sont les stratégies des recruteur·euse·s de donateur·rice·s dans la rue? Une analyse de leurs interactions avec les passant·e·s

Nous les croisons tous les jours en sortant du supermarché, en nous rendant à la gare ou encore à l’arrêt de bus. Mais qui sont réellement ces personnes nous demandant des dons pour des associations dans la rue ? Quelles sont leurs techniques pour nous aborder si efficacement ? Comment faisons-nous pour les éviter ?

Par Tringa Xhuli, Loïs Cheseaux, Camille Cretegny, Romane Benvenuti

Endosser deux rôles : la fonction de l’uniforme

Lorsqu’un·e recruteur·euse vous aborde, il y a de grandes chances que vous le·la trouviez souriant·e, dynamique, avec pour certain·e·s, une pointe d’humour. Mais est-ce leur nature même (pour laquelle ils·elles ont été recruté·e·s) ou jouent-ils·elles un rôle de façade, comme un·e acteur·ice sur une scène de théâtre ? La réponse semble être, en grande partie, la seconde. En effet, lors de leurs périodes actives de travail, les recruteur·euse·s de donateur·rice·s se comportent de manière cordiale, leurs corps sont dynamiques et élancés, leurs voix fortes et assurées, leurs regards perçants et leurs visages très expressifs, endossant alors un rôle professionnel. Au contraire, lors de leur temps de pause, ils·elles adoptent un comportement neutre, leurs postures semblent avoir perdu leur vigueur, leurs voix, regards et leurs expressions faciales semblent plus discrètes, revêtant ainsi un rôle non-professionnel et plus personnel.

L’analyse d’Arlie Russel Hochschild dans son ouvrage “Le prix des sentiments3 souligne la faculté des hôtesses de l’air à masquer leurs émotions dans le quotidien de leur travail. Il est intéressant d’élargir son analyse au cas des recruteur·euse·s de donateur·rice·s : leur rôle professionnel donne l’illusion au·à la passant·e de se fondre avec leur rôle non-professionnel, le·la potentiel·le donateur·rice ne sachant plus si la personne en face de lui·d’elle possède une personnalité réellement aimable et amicale ou si elle joue un rôle afin de maximiser ses chances de réussite.

Il est aussi intéressant de voir à quel point l’uniforme a un impact crucial dans ce changement rapide de comportement. En effet, il possède au moins deux fonctions principales. La première est la prévisibilité de l’interaction.

Les observations non-participantes ont été réalisées aux entrées principales des gares de Lausanne, Renens et Aigle. Étant un lieu de passage, c’est ici que sont positionnés la plupart des stands des recruteur·euse·s de dons. Comme il s’agit d’endroits bruyants, il nous a été difficile d’entendre le contenu des interactions verbales. Nous avons choisi de nous placer à une certaine distance afin de ne pas être accostées ou perturbées dans nos observations.

En référence à l’ouvrage de Iddo Tavory, A la vue d’une kippa5, un objet symbolique tel que la kippa ou la veste d’une association dans ce cas, peut agir sur les relations interpersonnelles et permettre une prévisibilité de l’interaction. Dans son texte, Tavory raconte comment des individus entraient en interaction avec lui grâce à une catégorisation due au port de la kippa : certaines personnes d’une communauté juive allaient plus facilement lui demander les heures de cultes ou le saluer. Comme la kippa, l’uniforme des recruteur·euse·s de donateur·rice·s est un signe distinctif permettant aux passant·e·s de les identifier et de les catégoriser, et ainsi de savoir “à qui ils·elles ont à faire” et quels sont leurs motifs. La seconde fonction de l’uniforme est qu’il peut être considéré comme un objet de transition d’un rôle à l’autre. Erving Goffman, dans La Mise en scène de la vie quotidienne2, analyse les interactions entre les individus à travers la métaphore du théâtre : les sujets sont des acteur·rice·s jouant différents rôles dans des cadres précis tout en ne pouvant pas les superposer. Les recruteur·euse·s semblent en effet utiliser leur uniforme comme un costume leur permettant de mieux endosser le rôle que demande leur activité, en faisant attention à ce qu’ils·elles disent ou font afin de ne pas entacher l’image des associations qu’ils·elles représentent. Jonglant entre deux rôles distincts dans l’espace public (travailleur·euse vs citoyen·ne) et leur emploi ne leur permettant pas de séparer spatialement ces deux rôles, les recruteur·euse·s doivent alors trouver un moyen de créer cette séparation, ce moyen étant l’uniforme. Par exemple, lors des pauses, ils·elles ôtent leur uniforme. Ainsi, en revêtant la veste de l’association, la personne rentre dans la peau du·de la recruteur·euse de donateur·rice·s.

L’art d’attirer l’attention – stratégies d’accostage

Mais comment font les recruteur·euse·s pour attirer l’attention des passant·e·s ? Ils·elles utilisent principalement trois techniques : la gestuelle, le regard et la parole. Le concept de personne ouvrante d’Erving Goffman semble pouvoir s’appliquer aux recruteur·euse·s de donateur·rice·s. Celui-ci est défini par le sociologue comme étant un individu pouvant prendre l’initiative d’engager une discussion avec une personne qu’il·elle ne connaît pas dans l’espace public, possédant une sorte de droit incorporé d’accoster les autres et ayant une raison légitime de le faire. En effet, les recruteur·euse·s de donateur·rice·s prennent l’initiative d’arrêter des inconnus dans l’espace public car ils·elles possèdent ce droit incorporé avec une raison légitime de le faire puisque cela fait partie de leur métier.

Le corps et la place que les recruteur·euse·s de donateur·rice·s prennent dans l’espace public sont alors des facteurs primordiaux à la réussite de cette première étape qu’est le fait d’attirer l’attention qui se fait à travers diverses tactiques comme lever la main et faire un signe en guise de salutation, ou encore se positionner spatialement entre le·la passant·e et la direction dans laquelle il·elle se dirige.

La seconde étape du processus consiste à échanger un regard et enfin parvenir à créer un premier contact. Les recruteur·euse·s ont plutôt tendance à interpeller des passant·e·s qui leur ressemblent (âge, genre, etc.). Après avoir obtenu l’attention d’un·e passant·e, le·la recruteur·euse ne lâche pas le regard de son interlocuteur·rice, afin d’éviter de perdre son attention. Alors qu’un contact physique pouvait faire partie des stratégies des recruteur·euse·s par le passé, il ne fait plus partie des approches employées, en temps de pandémie de Covid-19. C’est alors avec le regard qu’on maintient l’attention. Or, selon Harvey Sacks dans son texte Échanger les regards4, “le regard est une action”.

Pour finir, la parole est l’un des facteurs les plus importants pour parvenir à accoster quelqu’un dans la rue. Différentes stratégies sont employées telles que parler fort, tutoyer dès le départ et apparaître comme sympathique. Pour attirer l’attention, les recruteur·euse·s de dons doivent élever la voix. Une fois qu’ils·elles ont capté l’attention d’un·e passant·e, tutoyer la personne directement permet, en effet, un rapprochement instantané. Le·la recruteur·euse se montre alors très aimable, intéressé·e, au point où l’on pourrait oublier qu’il·elle “fait son travail” de recruteur·euse. Le tutoiement, l’intérêt porté à l’individu accosté ainsi que le rapprochement physique donnent l’impression de se trouver dans une interaction informelle ou du moins, non liée à un quelconque travail formel.

Refuser l’approche – techniques d’évitement

Lors des tentatives d’approches des recruteur·euse·s envers les passant·e·s, le refus de l’interaction est plus fréquent que son acceptation. Ce refus est mis en action à travers différentes techniques d’évitement telles que regarder sa montre, le sol ou ailleurs ou sourire et continuer son chemin. Erving Goffman utilise un concept utile afin d’analyser ces stratégies : « l’inattention civile »2. Il la définit comme « l’instant où une personne donne suffisamment d’informations à une autre pour montrer qu’elle l’a vue mais retire son attention pour lui signifier qu’elle n’est pas intéressée à faire partie de ses plans » (p.74). Il ajoute que plus la distance physique entre deux personnes est grande, plus il faudra manifester une grande inattention civile également. Le choix du lieu d’observation de la gare semble alors particulièrement propice. Si les individus doivent faire plus d’efforts pour en ignorer d’autres lorsqu’ils·elles sont proches, le lieu de passage qu’est la gare réduit la distance physique entre les personnes. Goffman parle également de « dépêtrement ultime »2 lorsqu’une personne donne une réponse qui ne l’engage en rien à une autre et s’en va, en considérant que l’autre personne a pris cet acte comme « signal de départ ». On comprend rapidement ici que les passant·e·s utilisent fréquemment une phrase banale comme « je n’ai pas le temps » pour se sortir d’une situation dans laquelle ils·elles n’ont pas envie de rester. Il arrive cependant que l’interaction ne soit pas évitée et que le·la passant·e se retrouve engagé·e dans une conversation avec le·la recruteur·euse. Constaté par la longueur des discussions et le temps nécessaire à ce qu’une personne se défasse de la conversation, il semble, dans ces cas, plus difficile pour les individus de « prendre congé » de l’interaction.

En définitive, les stratégies d’accostage et d’évitement vont très souvent de pair. Il existe une interdépendance forte dans la plupart des situations observées. En effet, plus un·e recruteur·euse de donateur·rice·s accentue sa stratégie d’accostage en se montrant plus proactif·ve et insistant·e dans sa démarche d’approche, plus le·la passant·e devra œuvrer d’inventivité pour l’éviter. A contrario, moins un·e recruteur·euse se donnera dans sa tâche, plus il sera facile de l’éviter, sans trop d’embarras.

Références

1Goffman, E. (2013). Comment se conduire dans les lieux publics : Notes sur l’organisation sociale des rassemblements. Paris : Economica, coll. « Études sociologiques ».

2Goffman, E. (1956), La mise en scène de la vie quotidienne. 1, La présentation de soi. Paris : Ed. de Minuit, 1996.

3Hochschild, A. R. (2017). Le prix des sentiments. Au cœur du travail émotionnel. Paris : La Découverte, coll. « Laboratoire des sciences sociales ».

4Sacks, H. (2002). Échanger des regards. Dans J-P Thibaud (dir.), Regards en action. Ethnométhodologie des espaces publics, À la croisée.

5Tavory, I. (2011). A la vue d’une kippa. Une phénoménologie des attentes d’interaction dans un quartier juif orthodoxe de Los Angeles. Dans M. Berger, D. Cefaï, C. Gayet-Viaud (dir.), Du civil au politique. Ethnographies du vivre-ensemble, Bruxelles, Peter Lang.

Informations

Pour citer cet articleNom Prénom, « Titre ». Blog de l’Institut des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le XX mois 2022, consulté le XX mois 2022. URL :
Auteur·rice·sTringa Xhuli, Loïs Cheseaux, Camille Cretegny, Romane Benvenuti, étudiantes de Bachelor en sciences sociales
Contactcamille.cretegny@unil.ch
EnseignementSéminaire Sociologie générale

Par Philippe Gonzalez, Romaine Girod et Sélim Ben Amor

© Illustration : Cottonbro, Pexels