Par Aurélien Baud, Juliana Rodrigues Roza, Neïla Sakhr
Connaissez-vous la Bibliothèque Sonore Romande ? Cette fondation propose depuis 1976 des livres audios, enregistrés par des bénévoles, pour les personnes rencontrant des difficultés de lecture. D’abord uniquement destinée aux personnes mal- ou non-voyantes, la BSR est aujourd’hui ouverte à toute personne ayant du mal à lire par ses propres moyens. Avec près de 36’000 livres au catalogue, plus de 4’600 bénéficiaires et surtout, 117 bénévoles qui lui prêtent leur voix, la BSR occupe une place importante dans le paysage socioculturel romand, en rendant accessible la lecture1.
Mais qui sont ces bénévoles, et comment leurs parcours – qu’iels nous ont partagés au cours d’entretiens – les ont conduit·es à choisir ce bénévolat particulier ? Ont-iels un·e proche touché·e par un handicap visuel ? Sont-iels des proches-aidants ? Ont-iels une sensibilité et des connaissances préalables pointues sur la question ?
Qui sont les bénévoles ?
Premier constat : les bénévoles sont pour la plupart des retraité·es. Sans surprise, car lire à voix haute plusieurs heures d’affilées, réécouter les prises, corriger et recommencer est une activité chronophage rarement possible lorsque l’on est encore en emploi. De plus, la lecture à la BSR est une pratique genrée, majoritairement féminine, comme d’autres activités bénévoles se rapprochant des pratiques de care, historiquement assignées aux femmes2. Merlo, au cours de sa recherche sur le bénévolat en bibliothèque publique, avait également montré la surreprésentation des femmes retraitées3.
Autre aspect d’importance : une majorité des bénévoles proviennent de milieux professionnels liés à la culture – graphistes, comédien·nes, enseignant·es. En plus de leur ancienne profession, leur socialisation familiale joue un rôle important dans leur amour pour la lecture : des parents valorisant la lecture et l’encourageant dès l’enfance grâce à un vaste choix de livres dans la bibliothèque familiale.
La lecture comme première motivation
Cependant, contrairement à notre hypothèse initiale, peu des bénévoles interrogé·es ont été confronté·es au handicap visuel avant leur engagement. Pour la majorité, le bénévolat à la BSR a commencé au moment de la retraite, lors de la recherche d’une activité dans la continuité de leur carrière culturelle. Bien plus que l’intérêt pour le handicap visuel, ce qui apparaît déterminant dans le choix de l’activité à la BSR, c’est avant tout le plaisir de lire, et surtout la transmission de ce plaisir qui apparait comme moteur principal de leur engagement.
« Moi, je dis toujours que le bénévolat pour moi, c’est de l’égoïsme suprême, parce qu’en fait, on se fait du bien, on donne du bien aux autres, on reçoit autant, si ce n’est plus, que ce qu’on donne, puis on fait quelque chose qu’on aime […] » (Jean-Claude, 73 ans)

« Bien plus que l’intérêt pour le handicap visuel, ce qui apparaît déterminant dans le choix de l’activité à la BSR, c’est avant tout le plaisir de lire, et surtout la transmission de ce plaisir qui apparait comme moteur principal de leur engagement. »
Certain·es parlent ouvertement “d’égoïsme” dans leur activité bénévole, avant tout orientée vers la satisfaction personnelle. En cela, le bénévolat à la BSR rejoint le modèle du bénévolat contemporain mis en évidence par Vermeersch4, où la recherche de l’épanouissement personnel est identifiée comme partie intégrante de l’engagement bénévole.
Quand le handicap devient moteur de l’engagement
Trois bénévoles avaient cependant été en contact étroit avec le handicap visuel avant de rejoindre la BSR. Pour deux d’entre elles, chez qui la lecture revêt une importance quasi existentielle, cette rencontre a créé une angoisse profonde, liée à une identification à la personne non-voyante, et envisageant pour la première fois de leur vie l’éventualité d’un jour perdre la vue. Dès lors, même si cela n’est pas formulé explicitement comme tel, leur engagement à la BSR peut être compris comme un moyen d’apaiser cette angoisse.
Quant à la troisième personne, dont le fils est devenu soudainement non-voyant, son engagement à la BSR s’inscrit dans la suite d’autres formes de bénévolat en lien avec le handicap qu’elle a pratiquées : accompagner des marches en montagnes quand sa forme physique le lui permettait, et depuis sa retraite, la lecture.
« On s’engage, on fait, on fait ce qu’on peut quoi. J’ai beaucoup marché […] des courses en Bretagne, des vacances […] C’est le Groupe Sportif des Handicapés de la vue. Oui, j’ai beaucoup marché avec eux. J’ai arrêté maintenant. Et maintenant, je lis beaucoup, j’enregistre. Je fais en fonction de mon âge et de mes possibilités. » (Joséphine, 84 ans)
Dans ces trois cas, la confrontation au handicap visuel, additionnée à l’importance de la lecture dans la vie des personnes, peut-être envisagée sous la forme d’un accélérateur de l’engagement au sein de la BSR, là où le parcours type des bénévoles serait uniquement lié à l’amour de la lecture et à l’envie de le partager.
Le handicap visuel, grand absent ?
En dehors de ces trois bénévoles, les réalités du handicap visuel – ainsi que les attentes des bénéficiaires – restent largement méconnues pour les bénévoles. Surprenant ? Pas tellement, car, à la BSR, l’enregistrement des livres se pratique principalement à domicile, ou dans des cabines individuelles au sein des locaux de la bibliothèque. Autrement dit, les rencontres avec les personnes concernées par le handicap visuel sont rares.
Même si ces contacts avec les bénéficiaires sont ponctuels, des événements, comme des rencontres avec un·e auteur·ice, sont organisés par la bibliothèque, auxquels les bénévoles que nous avons rencontré·es se rendent fréquemment. Bien qu’ouverts également aux bénéficiaires, ce sont principalement les bénévoles qui les fréquentent, y créant même des liens sociaux importants. Ce sentiment d’appartenance à un collectif est d’ailleurs mentionné comme une motivation à la poursuite de l’activité bénévole. Ces rencontres ne sont en revanche pas centrées autour du handicap visuel, mais plutôt sur ce qui rapproche les bénévoles : une passion commune pour la lecture.
Lire pour soi comme pour les autres
Faut-il en conclure que la méconnaissance du handicap est un angle mort des activités bénévoles de la BSR ? Pas nécessairement, bien qu’elle interpelle. La connaissance du handicap visuel et l’intérêt pour la thématique ne sont en rien essentiels à la fourniture d’un travail bénévole de qualité, utile aux bénéficiaires. Ainsi, les bénévoles se montrent dévoué·es, appliqué·es et rigoureux·ses, consacrant de nombreuses heures, certes à leur plaisir personnel, mais également au service d’autrui, les deux dimensions n’étant en rien mutuellement exclusives.

« […] les bénévoles se montrent dévoué·es, appliqué·es et rigoureux·ses, consacrant de nombreuses heures, certes à leur plaisir personnel, mais également au service d’autrui, les deux dimensions n’étant en rien mutuellement exclusives. »
En somme, à travers cette recherche, nous avons pu voir, chez les bénévoles de la BSR, un rapport distant au handicap visuel, se trouvant pourtant étroitement au cœur de leur activité. Plutôt qu’un intérêt pour cette thématique, c’est avant tout la volonté de conjuguer un plaisir personnel pour la lecture avec le partage de celle-ci qui motive le bénévolat. En revanche, en dépit des faibles connaissances du handicap visuel, qui reste en arrière-plan, les bénévoles accomplissent un travail important dont bénéficient de très nombreuses personnes. Ainsi dans le bénévolat à la BSR, lire est un verbe qui se conjugue au pluriel.
Références
1Bibliothèque Sonore Romande. (2024). Lire en écoutant. Rapport d’activité 2024. Lausanne. https://medias.bibliothequesonore.ch/files/ra/BSR_RA_2024_prod-web.pdf
2Molinier, Pascale. (2013). Le travail du care. La Dispute.
3Merlo, Laure. (2019). La place du bénévole dans un service de lecture publique [Mémoire non publié], Université Grenoble-Alpes.
4Vermeersch, Stéphanie. (2004). Entre Individualisation et Participation : L’engagement Associatif Bénévole. Revue française de sociologie, 45(4), 681-710.
Informations
| Pour citer cet article | Pour citer cet article Nom Prénom, « Titre ». Blog de l’Institut des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le XX mois 2022, consulté le XX mois 2023. URL : |
| Auteur·ice | Aurélien Baud, Juliana Rodrigues Roza, Neïla Sakhr, étudiant·e·s en Master de Sciences sociales |
| Contact | aurelien.baud@unil.ch, juliana.rodriguesroza@unil.ch, neila.sakhr@unil.ch |
| Enseignement | Atelier pratique de recherche en santé Cerqui Daniela, Toffel Kevin, Krähenbühl Mathilde, Schaer Chloé |
Photo : Pexel, kaboompics.com (2020)