Par Alice Krieg, Camille Salamin, Justine Pellissier
Introduction
En 2024, un cinquième de la population suisse est considérée comme étant en situation de handicap par la loi sur l’égalité pour les personnes handicapées. Pourtant, aux élections fédérales du 22 octobre 2023, seule 3 personnes en situation de handicap ont été élues. Face à 20% de la population, seule 1,5% des personnes concernées se retrouvent alors au Parlement1.
Pour mieux comprendre l’impact de cette absence physique mais aussi informationnelle sur les processus décisionnels, ce travail s’est interrogé sur la représentation des conseiller·ères communaux·ales de la ville de Lausanne sur ces sujets. La question de cet article est donc la suivante ; de quelle manière les représentations que se font les acteur·ices politiques lausannois.es sont impactées par un processus d’invisibilisation des personnes en situation de handicap et quels effets ces perceptions peuvent-elles avoir sur l’inclusion de ces personnes au sein de l’espaces public ?
Pour réaliser cette enquête inductive, nous avons mené huit entretiens semi-directifs d’environ 1h30 avec des acteur·ices politiques de la ville de Lausanne ; soit six conseiller·ères communaux·les et deux membres de la politique de l’accessibilité universelle à la ville de Lausanne. La sélection des participant·es a été réalisée de manière rigoureuse à partir du site internet officiel de la ville de Lausanne, en tenant compte à la fois de leur position sur l’échiquier politique (2 EàG, 1 Verts, 1 UDC, 2 PS), de leur profession, ainsi que de leur genre. Malgré cette intention d’obtenir un échantillon diversifié, la quasi-totalité des réponses positives sont venues de personnalités de gauche ; seule une personne UDC a accepté de participer. Par ailleurs, nous avons délibérément limité la proportion de personnes travaillant déjà avec des publics en situation de handicap, afin de mieux refléter les perceptions du « grand public », soit la thématique centrale de l’atelier.
Bien que la thématique de l’atelier fût celle du handicap visuel, ce travail s’intéresse aux situations de handicap de manière générale afin d’apporter des réponses plus globales à cette thématique.
Invisibilisation et manque de reconnaissance
Malgré les efforts associatifs et militants pour promouvoir l’inclusion des personnes en situation de handicap, le monde politique reste peu réceptif à ces enjeux et peine à répondre aux besoins des personnes concernées, dont la parole reste largement inaudible. Cette situation s’inscrit dans un processus d’invisibilisation structurelle du handicap, produit par des rapports de pouvoir privilégiant les personnes valides et par des normes sociales occultant les mécanismes d’exclusion2. Loin d’y faire exception, les institutions politiques reproduisent ces logiques.

« […] la place prise par ce sujet dans le débat politique, vous l’avez remarqué, elle est vraiment très, très, très, très, très faible, quoi. »
Sur notre terrain, cela se manifeste tout d’abord par une absence physique de personnes en situation de handicap au sein du conseil communal. Cette marginalisation s’accompagne d’une invisibilisation symbolique : les enjeux liés aux handicaps sont très peu discutés au sein du conseil communal lausannois. Un élu d’Ensemble à Gauche résume : « […] la place prise par ce sujet dans le débat politique, vous l’avez remarqué, elle est vraiment très, très, très, très, très faible, quoi. » . Or, comme le montre Neveu, plus une cause est visible – notamment grâce à des « entrepreneurs de cause » –, plus elle a de chances d’être discutée au sein des arènes institutionnelles, et donc d’aboutir à des décisions effectives3. En outre, parce qu’il touche une minorité, le handicap n’est dès lors souvent pas considéré comme un « problème public » prioritaire au sens de Neveu3 : un problème débattu, cadré, et porté par des acteur·ices. Dans ce contexte, le frein n’est pas le clivage gauche-droite sur la pertinence du sujet mais l’absence d’un sentiment de responsabilité collective, comme l’illustre cette citation d’un membre de la politique de l’accessibilité universelle à la ville de Lausanne : « Y a toujours un point qui permet de faire passer le handicap au-dessous. ». Cette absence dans les débats politiques nourrit une forme de « non-reconnaissance » au sens d’Honneth4, où les personnes concernées ne sont pas perçues comme des sujets dignes d’attention ni comme des citoyen·nes légitimes.
La double invisibilisation – physique et symbolique – des personnes en situation de handicap au sein du conseil communal a donc des répercussions concrètes pour ces dernières notamment une absence de prise en compte de leurs réalités dans les politiques publiques.
Lutte pour une meilleure coordination
A cette invisibilisation s’ajoute des problèmes de coordination pour faire entendre la voix des personnes en situation de handicap dans les sphères décisionnelles.
L’élaboration d’une loi cantonale, à l’instar du canton du Valais, permettrait d’offrir une meilleure coordination entre le canton de Vaud et la commune de Lausanne mais aussi de centraliser les initiatives pour mieux répondre à l’hétérogénéité des situations de handicap. En effet, une personne de la politique de l’accessibilité universelle stipule :
« Ce cadre légal permettrait également de mieux répondre à l’hétérogénéité des situations de handicap, en évitant que chaque instance doive réinventer des réponses spécifiques et non coordonnées ».
Cette remarque fait écho au problème relevé par une élue socialiste qui mentionne le besoin de porter des messages communs plutôt que disparates face à l’afflux massif d’informations adressées aux responsables politiques. Selon elle, le tri opéré par les conseiller·ères communales quand ils·elles reçoivent les informations impactent négativement la représentation des personnes en situation de handicap. Elle encourage ainsi les associations à « parler d’une seule voix ».
Plusieurs élu.es invitent également les personnes concernées à faire remonter les problèmes depuis le bas de l’échelle. En effet, une personne de la politique de l’accessibilité universelle mentionne « Pour que cela soit efficace, il faut que cela puisse venir des deux côtés ». Afin que les politiques soient adaptées à leur problématiques, une membre d’Ensemble à Gauche s’exprime : « leur rôle à jouer c’est de pouvoir exprimer leur besoin ». Cela dit, cette posture soulève une interrogation importante : celle du transfert des responsabilités vers les populations marginalisées.
Pour Voirol, « tous les acteurs ne sont pas dotés du même pouvoir d’action et de conviction dans la lutte pour l’attention sur la scène publique. »5. Par ailleurs, certaines personnes se trouvent dans une position de dépendance vis-à-vis des aides financières octroyées par la ville de Lausanne. Dans ce contexte, demander à celles-ci de faire remonter leurs revendications jusqu’au niveau politique peut apparaître comme une injonction déconnectée de leurs réalités économiques, sociales et culturelles. De plus, les personnes en situation de handicap effectuent déjà des efforts constants pour s’adapter à un quotidien qui n’a pas été pensé pour elles·eux. Ainsi, ce manque d’accès à la parole publique et à des relais politiques ralentit directement la mise en œuvre des mesures.
Luttes pour des ressources
Le troisième axe mis en évidence à travers nos entretiens concerne la complexité de l’inclusion, liée en grande partie au manque de ressources financières.

« Dès lors, les décisions tendent à favoriser les causes jugées plus porteuses, reléguant d’autres enjeux, comme le handicap, au second plan.»
Dans les champs associatifs et politiques, les demandes en ressources sont multiples et concurrentes. Comme l’exprime une actrice politique du parti socialiste : “Puis après, je sais qu’il y a aussi des luttes pour les ressources.”. Cette compétition engendre des arbitrages politiques fondés sur des logiques de rentabilité ou d’impact collectif. Un acteur de la politique de l’accessibilité explique : “les ressources nous sont limitées donc on a la pression à faire les bonnes actions, à trouver des actions qui auront des effets multiplicateurs.” Dès lors, les décisions tendent à favoriser les causes jugées plus porteuses, reléguant d’autres enjeux, comme le handicap, au second plan. Cette inégalité d’allocation est également renforcée par le fédéralisme suisse, qui entraîne une distribution différenciée des ressources selon les cantons.
L’accès aux financements conditionne directement la mise en œuvre de projets inclusifs. Pour de nombreux·ses acteur·ices, la dimension financière est centrale : “Il faut donner les moyens. C’est financier, ça. Tout est… C’est financier” souligne un acteur politique du parti socialiste. Dans un contexte de pénurie budgétaire, l’inclusion peut alors être perçue comme une contrainte supplémentaire.
Conclusion
En conclusion, deux dynamiques s’entrelacent au sein du conseil communal de Lausanne. D’une part, les perceptions des politiques sont influencées par une double invisibilisation – symbolique et physique – des personnes en situation de handicap, liée à un manque de reconnaissance. D’autre part, cette invisibilisation freine l’inclusion de ces dernières, suscitant deux formes de lutte. Une première pour une meilleure coordination associative et politique ainsi qu’une reconnaissance du savoir des concerné·es au sein du conseil communal de Lausanne. Une deuxième pour l’accès aux ressources, dans un contexte de compétition capitaliste et de fédéralisme où les enjeux d’inclusion ne sont pas prioritaires. Ainsi, la lutte pour la visibilité des personnes en situation de handicap est essentielle pour que ces dernières puissent jouir pleinement de leurs droits de citoyen·nes.
Références
1Gremaud, Christian. (2023). Le cri de l’inclusion. La politique doit entendre la voix des personnes en situation de handicap. 13(4). https://doi.org/10.57161/r2023-04-10
2Probst, Isabelle., Tabin, Jean-Pierre, Piecek- Riondel, Monika., & Perrin, Céline. (2016). L’invalidité : une position dominée. Revue française des affaires sociales, 4, 89–108. https://doi.org/10.3917/rfas.164.0089
3Neveu, Érik. (2015). Sociologie politique des problèmes publics. Armand Colin. https://doi.org/10.3917/arco.neve.2015.01
4Honneth, Axel. (2004). Visibilité et invisibilité. Sur l’épistémologie de la « reconnaissance ». Revue du MAUSS, 23(1), 137–151.https://doi.org/10.3917/rdm.023.0137
5Voirol, Olivier. (2005). Les luttes pour la visibilité:Esquisse d’une problématique. Réseaux, 129130(1), 89‑121.https://doi.org/10.3917/res.129.0089
Informations
| Pour citer cet article | Pour citer cet article Nom Prénom, « Titre ». Blog de l’Institut des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le XX mois 2022, consulté le XX mois 2023. URL : |
| Auteur·ice | Alice Krieg, Camille Salamin, Justine Pellissier, étudiantes en Master de Sciences sociales |
| Contact | alice.krieg@unil.ch, camille.salamin@unil.ch, justine.pellissier@unil.ch |
| Enseignement | Atelier pratique de recherche en santé Cerqui Daniela, Toffel Kevin, Krähenbühl Mathilde, Schaer Chloé |
Photo: Unsplash, Erik Mclean (2019)