Par Cloé Bruttin
Dans le cadre de l’atelier pratique de recherche en santé (sous la responsabilité de Kevin Toffel, Daniela Cerqui, Mathilde Krähenbühl et Chloé Schaer), nous nous sommes demandé comment l’inclusion des élèves en situation de handicap visuel est-elle pensée et mise en œuvre par les enseignant·es d’éducation physique et sportive (EPS). Pour y répondre, nous avons mené trois entretiens semi-directifs d’environ une heure avec des enseignant·es valaisan·nes du primaire et secondaire I de 25 à 35 ans.
Si l’inclusion est largement perçue comme une valeur positive et souhaitable, les représentations sous-jacentes du handicap visuel et les pratiques pédagogiques associées tendent paradoxalement à maintenir, voire à renforcer, certaines logiques d’exclusion.

Les cours de sport inclusif sont perçus, en théorie, comme un levier de sensibilisation pour « développer l’empathie, le vivre ensemble […] Et se mettre ‘à la place de’ ».
L’inclusion, une plus-value sociale et pédagogique
Les enseignant·es interrogé·es valorisent l’inclusion en tant qu’opportunité éducative. Les cours de sport inclusif sont perçus, en théorie, comme un levier de sensibilisation pour « développer l’empathie, le vivre ensemble […] Et se mettre ‘à la place de’ ». Des activités telles que des jeux avec des lunettes simulant différents types de handicaps visuels, des ateliers sensoriels ou encore des jeux de coopération sont citées par les enseignant·es lorsque nous leur demandons d’imaginer quels types d’activités ils proposeraient à une classe intégrant un·e élève en situation de handicap visuel.
Cependant, ces initiatives restent ponctuelles et l’inclusion est perçue comme exceptionnelle, presque expérimentale, et rarement articulée aux objectifs d’apprentissage formels. L’inclusion est valorisée sur un plan symbolique, mais sans réel ancrage dans les dispositifs structurels ou les pratiques ordinaires.
Ce discours d’adhésion de principe à l’inclusivité s’inscrit dans un contexte institutionnel où l’école inclusive est devenue une norme attendue par les politiques éducatives. Pourtant, dans les faits, cette norme idéalisée masque une réalité tout autre.
Des enseignant·es motivé·es mais démuni·es
Bien que le handicap visuel touche 1,5% des enfants et adolescent·es suisses1, soit environ un enfant toutes les trois classes, l’école ne semble pas prête à les accueillir. Bien qu’iels n’aient encore jamais accueilli un·e tel·le élève dans leur classe, les enseignant·es évoquent de nombreux freins matériels et institutionnels : aucun matériel spécialisé dédié et aucune infrastructure adaptée telle que des barrières ou des marquages tactilo-visuels (lignes blanches) ne semblent présents dans les deux centres scolaires des enquêté·es. En outre, le handicap visuel n’est jamais abordé au cours de la formation initiale des enseignant·es, et aucune formation continue n’est proposée.

« J’ai jamais entendu parler de ça (du handicap visuel) à la HEP ».
Ainsi, les enseignant·es s’imaginent déjà démuni·es dans l’éventualité d’accueillir un·e enfant présentant un handicap visuel. Iels expliquent : « J’ai jamais entendu parler de ça (du handicap visuel) à la HEP ». L’inclusion repose donc sur la bonne volonté individuelle et une logique de débrouille coûteuse émotionnellement, augmentant leur charge mentale et leur sentiment d’impuissance. Pour y faire face, les enseignant·es misent sur l’entraide :
« Dans le bâtiment, on communique beaucoup entre collègues, on s’entraide beaucoup lorsqu’on a une difficulté ou un élève qui a des spécificités. (…) on partage nos idées de manière informelle dans la salle des maîtres, à la récréation, etc. ».
Les enseignant·es spécialisé·es peuvent être sollicité·es, mais leur disponibilité est limitée : dans certains établissements, une même personne ressource est responsable de plusieurs écoles, ce qui complique la collaboration.
Une logique d’intégration et non d’inclusion
Lorsque les enseignant·es sont interrogé·es sur la manière dont iels s’y prendraient pour inclure un·e élève présentant un handicap visuel, les réponses révèlent une approche centrée sur des adaptations ponctuelles et marginales. L’utilisation de matériel spécifique comme un ballon sonore ou l’ajustement de la luminosité et des contrastes sont évoqués, mais restent secondaires. La majorité des propositions concernent des activités individuelles jugées plus « sûres », comme la corde à sauter ou les roulades. Lorsque les situations collectives paraissent trop difficiles à adapter, les enseignant·es envisagent l’attribution de rôles périphériques, tels qu’observateur·rice ou photographe, permettant à l’élève de rester présent·e sans vraiment participer à l’activité motrice.

« Si on doit trop adapter et que ça péjore les autres, mieux vaut qu’il ne fasse pas. »
Une autre tendance forte est la délégation de la décision de participation à l’élève concerné·e. L’une des enseignantes explique (sans remarquer l’ironie involontaire du verbe choisi) : « Il faut que ce soit lui qui voie s’il peut faire ou pas ». Cette logique de participation « à la carte » responsabilise fortement l’élève, qui se retrouve implicitement chargé d’évaluer seul ses capacités et de s’auto-exclure si les conditions ne sont pas réunies. Le message sous-jacent est clair : c’est à l’élève de s’adapter à un système préexistant. « Si on doit trop adapter et que ça péjore les autres, mieux vaut qu’il ne fasse pas », explique l’enseignante.
Ce mode de pensée repose donc sur une logique d’intégration, plutôt que d’inclusion. L’intégration consiste à insérer l’élève dans un cadre pensé pour les valides, sans le modifier. Tandis que l’inclusion implique une transformation de l’environnement, des contenus et des modalités d’évaluation afin de prendre en compte l’hétérogénéité des élèves. En EPS, cela signifierait repenser les objectifs et les formats d’activités, non pas à la marge, mais au cœur même des pratiques pédagogiques.
Le sport comme lieu d’exclusion implicite
Ainsi, le sport scolaire devient un lieu d’exclusion implicite. Les cours de sport, tels qu’ils sont institutionnalisés, reposent sur des normes implicites capacitistes2,A – vitesse, coordination, compétition, contact – avec lesquelles le handicap visuel entre en tension. Parmi les activités évoquées, celles impliquant un contact physique ou des objets en mouvement, comme le football, le badminton ou la balle brûlée, sont spontanément identifiées comme difficilement praticables sans adaptation. « Dès qu’il y a du contact, c’est impossible », affirme l’un d’eux, tandis qu’une autre souligne : « Le volant, déjà des élèves valides ne le voient pas. »
Le sport scolaire devient alors un espace où l’élève malvoyant·e se retrouve « exclu·e de l’intérieur »3. L’élève est présent·e physiquement, mais n’est pas intégré·e dans les dynamiques collectives. Cela illustre ce que Joël Rodrigues4 appelle les paradoxes de l’inclusion : inclure un·e élève sans transformer le cadre, c’est parfois l’exclure autrement. L’élève malvoyant·e est confronté·e à un système qui valorise des compétences rendues inaccessibles par l’absence de dispositifs adaptés. Cela constitue une forme de violence symbolique, dans laquelle l’inégalité est naturalisée au nom de l’universalité des règles du jeu.
Ces constats s’inscrivent dans une perspective critique du handicap, qui l’envisage comme une construction sociale. Le handicap n’est pas réductible à une déficience individuelle, mais résulte d’un environnement inadapté, qu’il soit matériel, relationnel ou institutionnel.
Dans ce sens, l’exclusion des élèves malvoyant·es en cours d’EPS ne relève pas d’un manque de capacité, mais bien d’un manque d’adaptation : absence de matériel spécifique, de formation, de co-intervenant·es. Dans un tel contexte, peut-on donc réellement parler d’égalité des chances si la norme capacitismeA continue de structurer les pratiques pédagogiques scolaires ?
ALe capacitisme (aussi appelé validisme ou ableism en anglais) désigne un système de normes sociales qui valorise les capacités physiques et mentales perçues comme « normales » ou « valides », tout en marginalisant celles·ceux qui ne s’y conforment pas. Cette idéologie suppose que tout le monde doit être autonome, performant·e, rapide ou compétitif·ve ; autant d’exigences souvent incompatibles avec le handicap.
Sortir du hors-jeu : repenser l’EPS avec et pour tou·tes
Finalement, l’inclusion en cours d’EPS reste fortement dépendante des individus, dans un contexte de ressources limitées, de méconnaissance du handicap visuel et d’un cadre éducatif encore majoritairement pensé par et pour les valides.
Pourtant, ce manque de ressources ne reflète en rien un désintérêt de la part des enseignant·es, bien au contraire. Iels sont demandeur·euses d’outils concrets pour pouvoir inclure de manière effective les élèves en situation de handicap visuel. Certain·es suggèrent, par exemple, la création d’un catalogue d’activités sportives adaptées à différents profils, afin d’éviter de devoir improviser seul·e des jeux ou exercices sans formation spécifique. Cette demande illustre une volonté de faire mieux, mais aussi les limites structurelles auxquelles ces professionnel·les sont confronté·es au quotidien.
Ainsi, dans une société qui valorise la norme capacitiste alors même que 20%des citoyen·nes présentent des handicaps5, il est nécessaire de se demander comment repenser les cours de sport pour qu’ils ne soient plus un lieu d’exclusion légitime mais un terrain d’expérimentation collective et inclusive.
Références
1Union centrale suisse pour le bien des aveugles. (2023). Déficience visuelle et cécité : état des lieux en Suisse (MyPAR, Cahier thématique 2023). https://www.ucba.ch/fileadmin/pdfs/infothek/MyPAR_FR/MyPAR_BF2023_Fachheft_Sehbehinderung_Entwicklung_in_der_CH_FR.pdf
2Campbell, Fiona Kumari (2009). Contours of Ableism: The Production of Disability and Abledness. Basingstoke: Palgrave Macmillan.
3Bourdieu, Pierre & Champagne, Patrick (1992). L’exclusion de l’intérieur : Le rapport au sport des ouvriers. Actes de la recherche en sciences sociales, 91-92, 130–141.
4Rodrigues, Joël (2003). L’inclusion comme théorie-pratique : vers une nouvelle forme d’exclusion ? https://www.researchgate.net/publication/346847741
5Office fédéral de la statistique (OFS). (2023). Les personnes handicapées en Suisse – Résultats de l’enquête SILC 2021. SwissStats. https://www.swissstats.bfs.admin.ch/collection/ch.admin.bfs.swissstat.fr.issue241415412400/article/issue241415412400-03
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| Pour citer cet article | Pour citer cet article Nom Prénom, « Titre ». Blog de l’Institut des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le XX mois 2022, consulté le XX mois 2023. URL : |
| Auteur·ice | Cloé Bruttin , étudiante en Master de Sciences sociales |
| Contact | cloé.bruttin@unil.ch , cloe@bruttin.net |
| Enseignement | Atelier pratique de recherche en santé Daniela Cerqui, Kevin Toffel, Chloé Schaer & Mathilde Krähenbühl |