Par David Comte
En 2017, Swissuniversities proclame son ambition de rendre l’ensemble des publications scientifiques financées par les pouvoirs publics accessible en Open Access, c’est-à-dire en accès libre et gratuit. Cette mesure vise alors à s’aligner sur les mouvements de libre accès déjà en cours au niveau européen, visant ainsi à améliorer l’exploitation des connaissances issues de recherches publiques en promouvant un accès libre et sans restriction, notamment grâce à la digitalisation.
Dès leurs origines au XVIIIe siècle, les revues savantes se sont retrouvées face au dilemme de la marchandisation impliquant de prendre en charge les coûts d’imprimerie, amortis par un système d’abonnement. Dès lors, selon le schéma classique des différents types de biens économiques (c.f. encadré), les publications scientifiques s’apparentent à des biens de clubs, dans la mesure où il s’agit de biens publics non rivaux, mais rendus excluables, car réservés à celles et ceux ayant les moyens d’y accéder.
Ostrom E. et Ostrom V. (1977) présentent un schéma classique des différents types de biens économiques, qui mesure l’exclusion et la rivalité d’un bien :
- Les biens privés sont rivaux et excluables. Par exemple, le pain est un bien de consommation privé excluable (un paiement est nécessaire) et rival, car dès qu’il est consommé, il n’est plus disponible pour les autres.
- Les biens publics sont non rivaux et non excluables. C’est le cas par exemple de l’éclairage public, il éclaire toutes les personnes qui passent sans pouvoir en exclure.
- Les biens de club sont en général des biens publics rendus excluables. Par exemple les gated communities ou les autoroutes à péage.
- Les biens communs sont non excluables, mais rivaux. C’est typiquement le cas des ressources naturelles (pâturages, forêt, pêche, etc.).
C’est avec la démocratisation d’internet que la notion d’Open Access voit le jour dans les années 19901, poussée par les modèles de communauté comme ArXiv (projet d’archives ouvertes pour la recherche) ou encore la mention Creative Common qui permet à l’auteur·e d’accorder certains droits de réutilisation ou de modification, traduisant la volonté de construire des espaces de partage en dehors des sphères commerciales. Fort de son succès dans les années 1990, la petite communauté d’ArXiv lance un appel à l’harmonisation et à la généralisation des archives ouvertes qui se formalisera en 2002 avec l’Initiative de Budapest qui recommande la création de revues entièrement en libre accès. Dès 2012, diverses mesures étatiques européennes et nord-américaines viendront encourager le libre accès aux résultats des recherches scientifiques financées par l’État. Ces nouvelles publications digitales sont alors pensées non pas comme des biens publics, mais comme des biens communs, et plus précisément des communs de la connaissance1,2.
Cet article interroge les enjeux terminologiques à parler de bien communs plutôt que de biens publics, alors même que la production de ces biens (la recherche et ses résultats) est financée par l’État et non par des communautés de scientifiques autofinancés. L’exposé suivant présente un extrait de la littérature en sciences humaines et sociales qui rend compte d’enjeux légaux, économiques et idéologiques mettant en perspective la notion de commun dans l’Open Access.
De la notion de « biens communs » à celle de « communs de la connaissance »
Les communs ont pour origine la gestion des terres européennes « communes » avant la fin du Moyen-Âge. Dès le XVIIIe, la gestion de ces terres est contestée par les autorités publiques et la plupart deviennent des propriétés privées ou publiques. En Angleterre, le terme d’enclosure définit cette appropriation de biens communs par le marché ou par l’État. Ces enclosures seront présentées comme rationnelles et nécessaires par le biologiste Garrett J. Hardin. Il présente la « Tragédie des biens communs », stipulant que sans le contrôle du marché ou de l’État, toute ressource librement accessible est amenée à disparaitre, car l’être humain serait naturellement poussé à la surexploitation des ressources3.
Cette publication crée alors un intérêt dans la recherche sur les communs, à laquelle Elinor Ostrom consacrera une partie de sa carrière. En effet, elle mobilise des données anthropologiques pour montrer qu’il existe des gestions communes et négociées qui permettent le partage et la préservation des ressources4. Elle permet ainsi de montrer que l’exploitation des communs ne mène pas inéluctablement à leur fin ; la diversité des arrangements mis au point par des communautés locales permet leur gestion sans avoir recours à l’appropriation privée ou à l’intervention centralisée de l’État. Cette gestion nécessite le respect de règles communes et évolutives, qui garantissent la reconnaissance du droit à gérer des communs sans intervention extérieure. Ainsi, les communs sont définis comme instables, porteurs de liens sociaux et de constructions collectives, mais également constamment en danger d’enclosure1,4.
À la fin du XXe siècle, les communs sont mobilisés pour penser la démocratisation d’internet, pensée alors comme un réseau qui évolue en transparence et de manière ouverte aux usager·ères. Malgré le fait que l’accès à internet soit privé (appareil, serveurs et réseaux), ce sont les protocoles qui font fonctionner ensemble ces éléments privés afin d’offrir le commun d’internet. En effet, un document, un logiciel, une image ou encore un son peut être mis en ligne et accessible à tous en devenant ainsi une ressource gérée collectivement. Comme tous les communs, ces nouveaux biens sont alors en proie aux enclosures, car le web amplifierait les risques d’appropriations, avec par exemple des blocages écosystémiques, juridiques, techniques, communautaires, attentionnels ou encore en ce qui concerne la durée d’accès.
C’est dans cette perspective que les connaissances, dans la suite des travaux d’Ostrom, sont également pensées comme des biens communs. Charlotte Hess envisage ainsi les connaissances scientifiques comme des biens communs : malgré le fait qu’elles ne soient pas rivales (les connaissances ne sont pas soustractives, mais cumulatives), les modèles décrivant les conditions de fonctionnement des biens communs peuvent s’appliquer à la connaissance, notamment en raison de sa vulnérabilité face aux enclosures2. La volonté d’employer le terme de communs de la connaissance relève ainsi d’une dimension militante et défensive face aux risques d’enclosure, mais également face à l’inaction de l’État.
Une société de la connaissance en proie aux enclosures
La « société de la connaissance » (p. 29) définit1 chaque élément de la nature comme porteur de connaissances. La gestion commune de notre environnement se base ainsi sur l’usage des savoirs, qu’ils concernent par exemple l’agriculture ou la médecine. Depuis le XVIIIe siècle, la production et l’accumulation des savoirs ont été centrales dans le développement économique et social de nos sociétés. Le sociologue Xavier Landes propose d’identifier trois types de bénéfices qu’apportent les connaissances aux développements : les bénéfices matériels permettent d’accroître l’efficience industrielle et d’améliorer les conditions de vie, les bénéfices sociopolitiques permettent l’empowerment des citoyen·nes, et finalement, les bénéfices « distants » permettent une amélioration des débats publics et des décisions politiques5 (p.72-4).
Les connaissances pensées comme des biens communs permettent donc de rendre visible la menace d’enclosures sur les bénéfices apportés par les connaissances, notamment à cause des nouvelles formes de diffusion numériques du savoir. Certain·es auteur·es dénoncent également le glissement entre la pleine propriété d’une œuvre physique et la licence d’usage numérique qui applique une logique de contrôle et de verrouillage. Cela peut alors engendrer une « tragédie des anti-communs », c’est-à-dire un manque à gagner social dû à la sous-utilisation d’une ressource dont l’accès serait trop verrouillé. Ces éléments mettent en perspective la vulnérabilité et la susceptibilité d’appropriation des communs de la connaissance face aux enclosures numériques, légitimant ainsi leur statut de biens communs2.
Les connaissances scientifiques, un bien public voulu commun ?
Le second mouvement d’enclosures contemporain décrit par James Boyle touche de nombreuses conceptions de la propriété intellectuelle. Bien que les publications scientifiques soient des biens publics dont l’État assure le financement de leur production, leur vulnérabilité face aux enclosures les définit comme des biens communs. Cela permet non seulement d’attirer l’attention sur les risques d’appropriations privées du savoir, mais également d’identifier une résonnance militante pour une conception anticapitaliste du partage des connaissances.
Pour contrer l’enclosure des droits d’accès à ces biens publics, l’Open Access concrétise la volonté de rendre les connaissances issues de la recherche accessibles à toutes et tous. Ce mouvement est alors suivi de près par l’Open Data Base Licence qui vise à garantir l’ouverture et l’usage d’extraits de bases de données pour inciter le développement de recherches participatives et ainsi améliorer l’efficience de la recherche grâce au partage des données. La notion de biens communs traduit cette évolution dans l’organisation académique, car « parler de communs, bien au-delà des ressources considérées, c’est avant tout parler d’une forme d’organisation sociale, d’arrangements institutionnels, de construction collective, d’autogestion et, bien évidemment, de partage et donc d’une nouvelle relation à l’autre. »1 (p. 16). En pleine mutation, les formes d’organisation des publications scientifiques permettent ainsi de repenser la place des connaissances produites dans nos sociétés.
Références
1Le Crosnier H. (2018). « Une introduction aux communs de la connaissance. » tic&société, 12(1), pp. 14-41. https ://journals.openedition.org/ticetsociete/2481
2Hess C. (2011). « Inscrire les biens communs de la connaissance dans les priorités de recherche. » In Vecam (Eds). Libres savoirs : Les biens communs de la connaissance. CF éditions, pp. 33-55. http ://www.sietmanagement.fr/wp-content/uploads/2016/04/Vecam.pdf
3Hardin G. (1968). « The Tragedy of The Commons. » Science, 162, pp. 1243-8. https ://science.sciencemag.org/content/162/3859/1243.full
4Ostrom E. (1990). Governing the Commons : The Evolution of Institutions for Collective Action. New York : Cambridge University Press.
5Landes X. (2014). « Les enjeux normatifs et politiques de la diffusion de la recherche. » Revue européenne des sciences sociales, 52(1), pp. 65-92. https ://journals.openedition.org/ress/2663
Autres références
Swissuniversities : communiqué de presse du 01.02.2017 : https ://www.swissuniversities.ch/fr/organisation/documentation/communiques-de-presse/eine-nationale-strategie-fuer-open-access-der-offenen-publikation-von-wissenschaftlichen-artikeln-1-2
Initiative de Budapest du 14.02.2002 : https ://www.budapestopenaccessinitiative.org/read
FNS : Publier en Open Access : http://www.snf.ch/fr/leFNS/points-de-vue-politique-de-recherche/open-access/Pages/default.aspx
Informations
Pour citer cet article : | Nom Prénom, « Titre ». Blog de l’Institut des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le XX mois 2021, consulté le XX mois 2021. URL : |
Auteur | David Comte, étudiant de Master en sciences sociales |
Contact | david.comte@unil.ch |
Enseignement | Atelier Biens publics locaux et globaux Anne-Christine Trémon et Loeva La Ragione |
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