Le jugement au prisme de l’art

Le monde de la musique n’échappe pas aux classements et à la remise de prix, toujours plus nombreux. Un flou demeure pourtant au sujet du processus d’évaluation dans le champ artistique, au point qu’il est parfois difficile de comprendre ce qui se joue précisément lors du jugement d’une performance musicale.

Concerts, concours et examens sont autant de moments où le  « talent » artistique des musicien·e·s est mis à l’épreuve par un public, sans savoir exactement en quoi consiste cette activité. La littérature scientifique et l’imaginaire collectif font en effet peu état de ce qui se joue précisément pendant le processus du jugement.


Pourtant, le monde de la musique, souvent très concurrentiel, trouve dans l’activité d’évaluation un passage quasi-obligé.

Alors, pour comprendre ce qui était à l’œuvre au moment d’évaluer une performance artistique, j’ai observé pendant deux semaines les activités des membres du jury de la Jeune Critique du concours international de piano Clara Haskil lors de la 27ème édition du concours en 2017.

Concours international de piano Clara Haskil
Entre le 17 et le 25 août 2017 s’est tenu le vingt-septième concours de piano Clara Haskil. Singulier par la mise en valeur d’un répertoire caractéristique joué par Mme Clara Haskil, le concours demeure une référence pour nombre de jeunes pianistes, mélomanes et critiques musicaux. S’y inscrit le projet de la Jeune Critique. Il rassemble sept étudiant·e·s musicologues de l’université de Genève qui vivent, à travers le quotidien d’un concours international de musique, une première expérience dans le domaine de la médiation culturelle. Les étudiant·e·s contribuent notamment à la publication de critiques sur le blog du concours, l’animation de rencontres avec le public, la confection de chroniques radiophoniques, la modération de rencontres avec le public, les candidats et le jury, et surtout la remise d’un prix spécial coup de cœur de la jeune critique.

Le concours de musique : une institution qui fait polémique

Animés par un souci de rigueur, les concours de musique se dotent la plupart du temps de règlements décrivant précisément les dispositifs d’évaluation des candidat·e·s, de telle sorte que la connaissance qu’ils produisent soit la plus exacte possible. Ces évaluations constituent un passage obligé qui va permettre de prescrire au public (jusqu’à la prochaine édition du concours) les artistes identifié·e·s comme les plus talentueux·ses. Institutions et lauréat·e·s entretiennent ainsi entre eux·elles un rapport spécifique, lié à la production d’un classement final, dont la raison d’être n’est pas guidée exclusivement par un souci de connaissance pure et désintéressée, mais intégrant également des enjeux de pouvoir.

Selon certain·e·s critiques, le principe même de départager des individus dans l’espoir de trouver le·la meilleur·e artiste serait vain, tant le jugement ne serait finalement qu’arbitraire. 

Historiquement, les concours de musique ont d’ailleurs fourni une arène idéale aux « écoles d’interprétations » et aux nations qu’elles représentaient pour démontrer leur supériorité culturelle à travers l’excellence artistique de leurs musicien·ne·s. Pour cette raison, les concours sont parfois le théâtre de scandales retentissants, au point que les jurys peinent en réalité à convaincre de l’équité des décisions. Selon certain·e·s critiques, le principe même de départager des individus dans l’espoir de trouver le·la meilleur·e artiste serait vain, tant le jugement ne serait finalement qu’arbitraire1.

Les deux aspects de l’activité critique

Pourtant, tout au long du XIXe siècle une philosophie dite positive a eu comme projet de fonder le monde sur un savoir permettant la découverte de lois et de phénomènes issus de connaissances réelles reposant sur des faits observables. Elle représente une sorte d’idéaltype de la modernité sociale.


Au-delà des controverses parfois violentes qu’il suscite, le jugement esthétique s’inscrit également dans cette perspective. Sous-tendu par l’exercice d’un regard critique, il reste guidé par des valeurs de vérité, de connaissance et de production de savoirs sur le réel.


Dès lors, il s’agissait dans le cadre de cette recherche de rendre intelligibles les processus qui permettent à ces valeurs de s’exprimer dans le cadre d’un concours de musique.

Pour ce faire, j’ai utilisé la théorie de la valuation de John Dewey, qui est un philosophe rattaché à l’école pragmatiste étasunienne. Sa théorie a pour objet de décrire et comprendre l’acte d’évaluation, mettant en évidence les mécanismes dont elle procède pour les acteurs eux-mêmes.

Le concept de valuation
Le terme de valuation est un concept du philosophe John Dewey. Dans son ouvrage La formation des valeurs, Dewey explique qu’une valuation a lieu dès que quelque chose fait question, si un manque se fait jour ou qu’une privation doit être comblée. Il existe alors un conflit entre une situation identifiée comme non satisfaisante et le désir d’une issue favorable. Appliquée à la perception d’une œuvre d’art, cette théorie suppose une série cumulée d’interactions qui constituent une forme d’enquête empirique systématique permettant in fine de caractériser précisément l’objet perçu. Dewey précise qu’une composante intellectuelle est présente chaque fois qu’il y a valuation, mais qu’elle s’accompagne d’une composante biologique, au point de ne pas dissocier l’aspect affectif de l’effort cognitif. Cette théorie permet aussi d’éviter à quiconque souhaite observer la formation du jugement d’introduire dans l’expérience première tout ce qu’une analyse postérieure peut y trouver.

L’analyse adverbiale de John Dewey permet de montrer que le langage, en tant que mode commun de description des comportements humains, incorpore en lui de l’expérience, et qu’il a opéré ou cautionné une réification qu’une attention plus grande peut contribuer à dissoudre. La compréhension de ce type de réarrangement et de redirection des ressources physiques et intellectuelles ont été précieux pour comprendre comment les enquêté·e·s ont fait œuvre d’intelligence en situation d’observation.

Trois dimensions de l’activité de juré·e

L’analyse de l’activité de juré·e peut être menée suivant trois dimensions :

  1. Légitimité
  2. Objectivité
  3. Authenticité

Légitimité

Deux aspects contribuent à développer chez les membres du jury un sentiment de légitimité.

Il y a d’abord la préparation à l’événement. C’est la conséquence d’une étude anticipée des œuvres jouées par les candidat·e·s, ainsi qu’une acculturation préalable au milieu de la musique classique. Cela leur a permis d’acquérir et de développer des catégories de base les aidant à identifier la survenance des propriétés esthétiques des objets musicaux considérés.

Il y a ensuite l’expérience du concours, lors duquel les jurés se dotent d’outils leur permettant de donner progressivement un sens à leur activité, une place dans le processus d’écrémage, de telle sorte que le niveau d’incertitude quant à la légitimité de leur présence décroît avec les jours. La mobilisation de l’argument de la technique dans les performances tient d’ailleurs une place importante car elle constitue une propriété objectivement perceptible, utilisable à des fins de sélection. Elle fait partie des « qualités objectales2» décrites par Nathalie Heinich et représentent les propriétés premièrement identifiables dans les performances des candidat·e·s. Elles offrent au passage un chemin opportun vers la perception esthétique et in fine le statut de juré·e.

Au-delà des controverses parfois violentes qu’elle suscite, l’activité critique reste au fond guidée par des valeurs de vérité, de connaissance, de production de savoirs sur le réel.

Objectivité

L’objectivité des critères est peu fondée au début du concours, indépendamment des qualités des interprétations des candidat·e·s. Mais jour après jour, le jury se dote peu à peu de capacités dont la mise en œuvre permet de révéler les potentialités perçues des performances des pianistes.

Cette aptitude grandissante du jury à identifier et classer correctement les propriétés esthétiques du jeu instrumental des candidat·e·scontribue à développer dans le discours de ses membres une plus grande confiance quant à la possibilité de définir ce qui était objectivable dans les prestations des musicien·e·s et à stabiliser in fine des appréciations provisoires.

Chose inattendue, cela permet de libérer par la suite le potentiel de subjectivité de leur jugement : il semble que le déroulement de jugement s’insère dans un processus bien plus vaste dont le caractère d’objectivité n’est qu’un des aspects.  

Authenticité

Trois approches de l’authenticité se dégagent. Une première approche consiste à se laisser d’abord emporter par l’authenticité de la personnalité des pianistes. Dans ce cas, le moi individualiste de l’artiste prend le pas sur la partition exécutée. Le potentiel de séduction des candidat·e·s est valorisé de même que la quête du « génie » artistique des pianistes. La volonté de se laisser surprendre par l’aspect interprétatif est manifeste.

Une seconde approche met l’observation et le respect du texte comme facteurs premiers d’une interprétation réussie. C’est l’authenticité de l’œuvre qui est valorisée, c’est le respect du texte et/ou du compositeur qui sont visés. Dans ce cas, l’interprète est sommé·e de faire preuve d’un savoir-faire à mettre au service de l’œuvre. L’observation de critères préexistants semble être une base sur laquelle viennent se construire par la suite des jugements plus complexes.

Une troisième approche semble entretenir un lien plus vague avec la recherche d’authenticité. Ici, l’objectivité rapportée au respect du texte et du compositeur ne s’oppose pas à la subjectivité rapportée à l’impression laissée par la personnalité de l’interprète. Comme l’explique Eirick Prairat, elle la prolonge, ou plus exactement elle est une subjectivité passée au crible de la critique3.

Une élaboration progressive du jugement

Le processus de sélection des pianistes, du premier tour à la finale,  a pris place dans des conditions favorables, conséquence d’une politique active des instances du concours Clara Haskil en ce qui concerne les enjeux de transparence et de fiabilité. Au fond, cette sélection fut le résultat d’un effort de perception, de mise en intelligibilité et de pratiques se développant de manière parallèle et complémentaire de la part des membres du jury.

Cet effort est le fruit d’une disponibilité à l’événement, contextualisée par un ensemble de pratiques et de connaissances qui situent et spécifient les caractéristiques perceptibles du jeu des interprètes.

Ce travail leur a permis d’extraire des informations signifiantes et sont l’aboutissement de l’ensemble des relations tissées entre eux-mêmes et les performances des artistes. Ces informations, de différentes natures, s’imbriquent globalement de manière complexe et changeante. Cette étude a permis d’observer de la part des membres du jury une élaboration progressive du jugement menant à une sélection de qualités devant figurer comme premières. Cet effort est le fruit d’une disponibilité à l’événement, contextualisée par un ensemble de pratiques et de connaissances qui situent et spécifient les caractéristiques perceptibles du jeu des interprètes. A l’évidence, de nombreux apports théoriques et empiriques doivent encore être produits afin de réduire le flou qui règne autour de la formation du jugement esthétique. Pour une analyse plus approfondie, les recherches futures devront ne pas se limiter aux perceptions des acteurs·trices mais aussi observer les micro-pratiques et les routines qui traduisent concrètement les mécanismes à l’œuvre dans ce processus.

Références

1 Duchêne-Thégarid, M. (2014). Une certaine idée de la musique. Le Concours de Genève (1939-2014). Slatkine.

2 Heinich, N. (2006). La sociologie à l’épreuve des valeurs. Cahiers internationaux de sociologie, 2(121), 287-315. https://doi.org/10.3917/cis.121.0287

3 McCormick, L. (2009). Higher, Faster, Louder : Representations of the International Music Competition. Cultural Sociology, 3(1), 5-30. https://doi.org/10.1177/1749975508100669

4 Odoni, M. (2015). Concurrence et classement : la sélection par les concours dans la carrière des musiciens [thèse de doctorat, Université de Genève]. 10.13097/archive-ouverte/unige:80569

5 Prairat, E. (2014). Valuation et évaluation dans la pensée de Dewey. Le Télémaque, 46(2), 167-176. https://doi.org/10.3917/tele.046.0167

Informations

Pour citer cet articleNom Prénom, « Titre ». Blog de l’Institut des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le XX mois 2021, consulté le XX mois 2021. URL :
AuteurVincent Daoud, Diplômé en Sociologie (Master)
Contactvincentdaoud@gmail.com
EnseignementCours Médias, communication, culture

Par Olivier Voirol

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