Chess.com : quand savoir jouer aux échecs ne suffit pas

Présent sur Twitch, Youtube, ainsi que dans les amphithéâtres de l’UNIL — le site internet d’échecs Chess.com est devenu un incontournable. Loin de se réduire à une activité solitaire, son utilisation s’inscrit dans un monde social et matériel qui le précède. Mais qu’est-ce que cela implique ?

Par Julie Holliger & Simon Zbinden


Allumer son ordinateur, lancer un moteur de recherche et y taper le nom d’un jeu en ligne. Choisir et ouvrir un site internet, le parcourir, trouver et cliquer sur l’onglet apprendre, puis s’intéresser aux leçons proposées pour enfin commencer l’apprentissage. Cette démarche est bien connue par celles et ceux qui utilisent des sites tels que Quizlet, Chess.com ou encore Duolingo.

Ce travail ethnographique repose sur une dizaine d’observations participantes réalisées auprès d’individus d’âges et profils variés. Nous avons opté pour une posture « à découvert », la nature pédagogique et donc nécessairement artificialisée des séances d’apprentissage nous le permettant, sans pour autant entraver un accès ‘naturel’ au terrain. Ainsi, nous prenons évidemment en compte la présence du-de la chercheur·euse dans chacune de nos analyses. La consigne énoncée aux enquêté·e·s sera systématique la même : « apprendre à jouer aux échecs » — peu importe leur niveau de jeu. Aucune durée limite n’a été définie, les séances se poursuivant jusqu’à ce que l’apprenant·e exprime sa volonté d’y mettre fin.

Dans le cadre d’un séminaire de Bachelor, nous nous sommes intéressé·e·s à ce que cette démarche impliquait d’un point de vue social, en se penchant sur le cas de la plateforme d’échecs en ligne Chess.com.

« Victoria déclare d’emblée : ‘‘vu que je ne connais ni les règles, ni rien, je vais cliquer sur apprendre, puis sur leçons’’ »

Voici exactement comment se dirige un·e débutant·e, à peine arrivé·e sur le site spécialisé dans le jeu de plateau centenaire. Orienté·e par la consigne donnée avant le début de la séance par l’observateur·ice – « apprends à jouer aux échecs » — il·elle suit assez instinctivement le chemin-type proposé par l’interface : les onglets apprendre et leçons, occupant une place importante sur le visuel du site. Notons que lorsque ce chemin n’est pas suivi dès le début de la session d’apprentissage, les problèmes s’accumulent, jusqu’à devenir de véritables freins à la bonne appréhension du site et du jeu :

« Zoé déclare avec ironie : ‘Faudrait peut-être que je me renseigne sur les règles ! Je sais pas si je suis en train de gagner… mais j’espère !’ »


Pour que l’interaction avec un objet technique soit fluide, il s’agit pour la sociologue Madeleine Akrich1 de suivre le script qui lui est associé. C’est ce que l’on remarque dans ces quelques extraits ; alors que Victoria suit le script « apprends à jouer aux échecs sur notre plateforme » parfaitement, Zoé l’ignore complètement, se retrouvant alors perdue sur une interface qu’elle ne comprend pas.

Script : Développé par la sociologue Madeleine Akrich, le concept de script désigne une instruction d’utilisation implicite d’un objet technique qui permet de guider l’utilisateur·ice sur ce dernier. Dans le cas de Chess.com, il en existe deux : (1) “apprends à jouer aux échecs sur notre plateforme” et (2) “joue en ligne contre des adversaires bien réels”. C’est le premier script dont il est question ici, puisque les observé·e·s sont amené·e·s à apprendre et non à jouer dans un cadre compétitif. Si le script est cohérent et correctement suivi par l’utilisateur·ice, alors le dispositif peut être utilisé fluidement. Mais si le comportement n’y correspond pas, alors l’objet technique reste irréalisé et irréalisable.

Les individus en manque de capital numérique ont systématiquement rencontré des difficultés à appréhender l’interface et donc, in fine, à réaliser un apprentissage significatif.

Nous avons pu remarquer lors de nos observations que la manière dont le-la joueur·euse se comporte face au script dépend énormément de certaines connaissances préalables, expliquant les différences de comportement entre Victoria et Zoé. Nous avons divisé ces acquis cognitifs en deux catégories : le capital échiquéen et le capital numérique. Le premier désigne les connaissances concernant les échecs et leur pratique, alors que le deuxième relève de celles concernant le site Chess.com ainsi que les plateformes d’apprentissage numérique similaires. Lors de nos observations, les individus en manque de capital numérique ont systématiquement rencontré des difficultés à appréhender l’interface et donc in fine, à réaliser un apprentissage significatif — comme s’ils n’étaient pas en mesure d’utiliser le site à la hauteur de leurs compétences.

Si cette première observation s’avère déjà bien satisfaisante en soit, il nous semblait important d’élargir notre analyse à la dimension sociale et collaborative de l’apprentissage des échecs en ligne. Celle-ci s’avérant d’autant plus importante que la qualité de prise main de la plateforme semble directement moduler la nature des interactions entre l’apprenant·e et son environnement social (personnes présentes dans la pièce).

La qualité de prise en main de la plateforme semble directement moduler la nature des interactions entre l’apprenant·e et son entourage direct.

Nous l’avons vu, les connaissances acquises au préalable des séances d’apprentissage jouent un rôle décisif dans la prise en main et l’utilisation de l’interface numérique par les apprenant·e·s. Celles-ci devraient donc jouer un rôle prépondérant dans la relation établie entre le-la joueur·euse et les personnes en présence (observateur·ice·s, proches, etc.). Prenons l’exemple de Patrick, quarantenaire déjà bien familier à l’univers des échecs et aux principales stratégies de jeu, mais n’ayant aucune expérience de la plateforme. Sa première appréhension de l’interface s’avère de prime abord pénible — il évolue par essais-erreurs et se contente d’explorer les premiers onglets proposés par le site. À ce moment de la séance, son entourage, en l’occurrence l’observateur, endosse un rôle de conseiller, de guide.

« Patrick me demande, après plusieurs vaines tentatives : ‘Comment on fait ?’ »

Une vingtaine de minutes d’utilisation et de navigation de la plateforme suffiront cependant à « transformer » la nature de cette relation, l’observateur devenant rapidement un simple « témoin » de sa pratique. Son expérience des échecs semble donc jouer un rôle prépondérant de la « mise à l’horizontale » de la relation. Une deuxième observation nous permet de corroborer ce premier constat. Zoé, ne disposant d’aucune expérience ni du jeu, ni du site, présente à son tour des difficultés conséquentes de prise en main de l’interface — ce qui se manifestera notamment par des requêtes d’aide à répétition auprès de l’observatrice.

« Lorsque Zoé me demande mon aide et que je décline, elle s’offusque ‘Mais ! Tu m’aides pas là !’ » Son absence de connaissances préalables et présupposées par le site, l’empêche de correctement l’utiliser et la condamne à conserver une position de « subordination » à l’observatrice. Ce statut semble par ailleurs l’agacer, d’autant plus que l’observatrice refuse de lui venir en aide.

Alors que nous pensions en avoir terminé, un cas tout à fait extraordinaire nous pousse à reconsidérer nos précédentes définitions. Victoria, au profil en tous points similaire à celui de Zoé (aucune expérience des échecs et de l’interface), présente pourtant un comportement tout à fait contraire à nos prédictions. En effet, malgré une absence de capital échiquéen et numérique, sa relation avec l’observatrice se transforme bel et bien à l’issue de la séance. D’une implication minimale dans le jeu et d’une attitude dissipée, Victoria finit par proposer des améliorations du contenu qui lui est proposé — en l’occurence de la présentation des statistiques d’analyse de partie — témoignant d’une relativement bonne appréhension du site.

À partir de ce cas contraste, nous avons été en mesure de penser différemment le « capital échiquéen » en l’ouvrant à des compétences dites « transversales », comme par exemple une bonne lecture des chiffres ou repérages facilités dans l’espace, mais surtout à la capacité de l’apprenant·e de mobiliser efficacement ces ressources dans son apprentissage. Victoria semble en effet avoir été en mesure de « transférer » des compétences préalables utiles à une bonne compréhension des échecs en ligne pour correctement évoluer sur le site — le capital échiquéen ne se limite paradoxalement pas au domaine des échecs.

Ce deuxième axe nous permet non seulement d’affirmer que la pratique des échecs en ligne peut tout à fait revêtir une dimension sociale et collaborative, mais aussi de constater que l’activité d’apprentissage repose sur des interactions sociales. Si, comme le dit Philippe Charlier2 les connaissances se construisent et se transforment au fil des interactions, alors l’inverse devrait logiquement se produire. Nos observations tendent d’ailleurs en ce sens, les connaissances préalables acquises modulant en effet la nature des interactions. Cette imbrication se manifeste simplement dans le fait que nous sommes en mesure d’observer un effet concret de l’apprentissage, voire même d’estimer son efficacité, par la force et la nature du changement dans les interactions sociales.

Nous sommes en mesure d’observer un effet concret de l’apprentissage, voire même d’estimer son efficacité, justement par un changement dans les interactions sociales.

Finalement, nous pouvons en conclure qu’un manque de connaissances préalables utiles ou des capacités à les mobiliser, empêche les utilisateur·ice·s de développer une relation fluide avec l’interface d’apprentissage numérique d’une part et avec leur entourage de l’autre. Il ne suffit donc pas de savoir jouer aux échecs ou même d’utiliser un ordinateur pour devenir maître des échecs en ligne.

Références

1Akrich, Madeleine. (1987). “Comment décrire les objets techniques”, Techniques et culture (9), pages 49 — 64.

2Charlier, Philippe. (1999). “Interactivité et interaction dans une modélisation de l’apprentissage”, Revue des sciences de l’éducation 25(1), pages 61—85.

Autres références

www.chess.com

Informations

Pour citer cet article Pour citer cet article
Nom Prénom, « Titre ». Blog de l’Institut des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le XX mois 2022, consulté le XX mois 2023. URL :
Auteur·iceJulie Holliger & Simon Zbinden, étudiant·e·s BA3, sciences sociales
Contactjulie.holliger@unil.ch
simon.zbinden@unil.ch
EnseignementSéminaire Enquêter sur les pratiques médiatiques et culturelles

Par Philippe Gonzalez & Khanh Truong Uyên