Hijabs de running de Décathlon : illustration télévisée d’une polémique islamophobe

« Hijabs de running de Décathlon : comprenez-vous le débat ? » est tiré de l’émission télévisée Touche pas à mon poste ! et illustre nombre d’arguments qui alimentent les discours islamophobes actuels prenant place au sein de l’espace public et politique, notamment en France.

Par Maëlle Bisson, Théodore Halbritter, Chloé Schaer, Laura Toso et Nina Weibel

Le débat, issu de l’émission du 5 mars 2019, prend place dans le contexte de la mise en vente par Décathlon de hijabs permettant de pratiquer une activité sportive, tout en restant voilée. Cette commercialisation a donné naissance à une forte polémique, amenant même certain·e·s à un boycott de la marque, à la fois à droite et à gauche, accusant la marque de se soumettre à l’islamisme, de tolérer une soumission des femmes aux hommes et de renier les valeurs françaises.

Nicolas Dupont-Aignan, président de Debout la France (parti d’extrême droite) et invité sur le plateau, insiste sur un boycott de la marque et sur l’interdiction du port du voile de manière générale. Il justifie à ce titre sa prise de parole par le fait qu’il est le père de deux filles, ce qui reviendrait à être concerné par le sujet, et affirme que ce hijab est le synonyme d’une régression de la société, « comme en Arabie Saoudite » (1’22’’). Cette première référence peut ainsi, d’un côté, conduire au questionnement de ce qui est considéré comme civilisé et ce qui ne l’est pas, et met en évidence la manière dont le statut de la femme représenterait alors un indicateur du niveau de ‘modernité’ et de ‘civilisation’ d’un pays, idée notamment étudiée et développée par Lara Deeb dans son texte “Piety politics and the role of a transnational feminist analysis”2. De l’autre, la prise de position de l’invité est une illustration de la facilité avec laquelle des euro-américains, blancs, majoritairement hommes, prennent la parole sur un nombre important de sujets, par lesquels ils ne sont pas directement concernés et comment ils trouvent systématiquement des arguments pour légitimer leur prise de parole, surtout au nom des concernées. De plus, Nicolas Dupont-Aignan met en avant un deuxième point afin de justifier sa prise de parole. En effet, il affirme que son statut d’élu de banlieue l’aurait conduit à voir, à plusieurs reprises, des femmes battues par leur mari car elles refusaient de porter le voile. Ainsi, il propose une généralité grossière entre violence domestique et port du voile, et présente par extension la religion musulmane comme primitive, brutale et oppressive, et fait abstraction de la réalité des violences domestiques d’un ordre patriarcal, qui concernent les femmes partout dans le monde, voile ou non. 

L’utilisation de la devise de la République française « Liberté, égalité, fraternité » renvoie à l’idée selon laquelle le voile serait incompatible avec une égalité entre femmes et hommes, et par extension, avec les valeurs de la France.

L’ensemble de l’argumentaire de l’invité repose donc sur la conviction que le voile est synonyme d’oppression pour les femmes, dans plusieurs pays, et qu’elles seraient dans l’impossibilité de l’ôter en raison des risques qui pèsent sur elles. En parlant de pays comme l’Iran ou l’Indonésie où « des femmes se battent pour enlever le voile », il modifie l’espace-temps du débat et une fois de plus fait usage de généralisations pour justifier son propos. L’utilisation de la devise de la République française « Liberté, égalité, fraternité » (2’29’’) renvoie à l’idée selon laquelle le voile serait incompatible avec une égalité entre femmes et hommes, et par extension, avec les valeurs de la France. La possibilité de porter le voile ou non serait alors une « fausse liberté », au même titre que la possibilité de faire du sport lorsqu’on porte le voile.

Il pose ainsi les défenseurs de son interdiction comme des responsables de la libération des femmes voilées et le voile est ainsi perçu comme objet renvoyant à une régression, qui permettrait d’évaluer le niveau de modernité d’un pays […]

Ces divers arguments renvoient tous à l’idée selon laquelle le voile serait un symbole de soumission de la femme. Nicolas Dupont-Aignan positionne ainsi les défenseurs de son interdiction comme chargés de libérer les femmes voilées, et le voile comme objet primitif renvoyant à une régression, qui permettrait d’évaluer le niveau de modernité d’un pays, comme cela s’illustre dans le texte de Deeb2. Ce discours mobilise l’image de la femme musulmane comme opprimée par définition, forcée à porter le voile et par conséquent à se soumettre. Il s’agirait alors d’un devoir occidental de la libérer, car elle ne serait pas en mesure de se défendre et de prendre elle-même position. Cette position, qui peut être vue comme celle du ‘white savior’, revient en réalité à penser que, dès l’instant où une femme porte son voile, elle est incapable de se défendre. Cela est d’autant plus intéressant que ce débat, au même titre que beaucoup d’autres, ne compte dans ses participants aucune femme voilée, donc aucune personne directement concernée, et que le protagoniste principal du débat est un homme blanc européen, qui parle au nom des femmes musulmanes voilées.

Cet argumentaire met en évidence la confusion totale qui existe entre les personnes concernées par le hijab de running et l’oppression supposée des femmes dans la religion musulmane.

L’ensemble de ses arguments s’inscrivent dans un discours pseudo féministe, justifiant des propos islamophobes et basés sur beaucoup de généralisations, y compris concernant les femmes voilées. Cet argumentaire met en évidence la confusion totale qui existe entre les personnes concernées par le hijab de running et l’oppression supposée des femmes dans la religion musulmane. Il y a au travers de ces arguments une forme de crainte pour l’ordre social et une peur que des actions comme la commercialisation de ce genre d’articles reviennent à « céder » (5’43’’), ce qui pousserait alors l’ensemble des femmes de France à une oppression et une conversion religieuse. Le hijab inciterait à la promotion de la religion dans le sport, et par extension dans l’espace public, ce qui représenterait une visibilisation supplémentaire de ce dernier, identifiée alors comme problématique par certain.e.s. Il semble y avoir également une confusion dans le débat concernant le rapprochement entre le hijab de running et la loi de 2004 sur les signes religieux à l’école publique, ce qui met également en exergue la peur de l’atteinte à l’espace public, ainsi que la volonté de se placer en sauveur civilisé et en gardien des bonnes valeurs françaises. Cette question de visibilité peut notamment renvoyer à un autre sujet de controverse très présent en France, à savoir celui de la laïcité.

Pour conclure, selon l’anthropologue Lila Abu-Lughod1, les récurrents débats autour du voile et de sa signification comportent trois problèmes majeurs. Tout d’abord, il est primordial de se détacher d’une vision simpliste et limitante du voile comme le symbole par excellence de l’oppression des femmes. Ensuite, nous devons faire attention à ne pas réduire les multiples contextes et vécus de millions de femmes musulmanes à un seul vêtement. Enfin, le voile révèle en réalité un problème éthique et politique vieux comme le monde qui est la question de l’« autre », du vivre ensemble et de notre relation aux différentes cultures. Dans le débat discuté dans cette analyse, ces trois éléments problématiques font surface, donnant ainsi naissance à une discussion stérile et nourrie d’amalgames.

Références

1Abu-Lughod, L. (2002). Do Muslim Women Really Need Saving? Anthropological Reflections on Cultural Relativism and Its Others. American Anthropologist104(3), 783–790. http://www.jstor.org/stable/3567256

2Deeb, L. (2009). Piety politics and the role of a transnational feminist analysis. Journal of the Royal Anthropological Institute, 1(15), 112-126. https://www.jstor.org/stable/20527692  

Autres ressources

Touche pas à mon poste ! (2019, 5 mars). Hijabs de running de Décathlon : comprenez-vous la polémique ? Le débat avec Nicolas Dupont-Aignan. [Vidéo]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=8BhOkIThGlc

Informations

Pour citer cet articleNom Prénom, « Titre ». Blog de l’Institut des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le XX mois 2022, consulté le XX mois 2022. URL :
Auteur·ice·sMaëlle Bisson, Théodore Halbritter, Chloé Schaer, Laura Toso et Nina Weibel, étudiant·e·s en Bachelor de Sciences sociales et Psychologie
Contactmaelle.bisson@unil.ch

theodore.halbritter@unil.ch

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laura.toso@unil.ch

nina.weibel@unil.ch
EnseignementSéminaire Femmes et genre dans le monde arabe

Par Irene Maffi et Gladys Robert

© Illustration : Ron Lach, Pexels