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La danse intime, politique et libératrice des pères

Fortement inspiré de la vie de l’auteur, cet ouvrage retrace un voyage intérieur, à la fois physique et mémoriel. Cette quête de soi passe par la redécouverte de figures paternelles, autant aimées que rejetées, et dévoile comment l’histoire familiale détermine notre personnalité et rapport au monde. Aussi intime que politique, ce récit poignant est un chemin vers l’acceptation du passé, le pardon et la libération de soi.

C’est à travers une langue hybride et colorée que l’univers du narrateur Benjamin (le double de Max Lobe) prend vie. Le texte alterne entre le français, l’anglais et la langue camerounaise de son enfance, dans un mélange qui reflète à merveille son identité plurielle. Cette langue, spontanée et orale, est teintée d’expressions locales, de tournures métaphoriques et donne au récit une texture vivante et énergique. L’immersion dans les scènes d’enfance est alors intense et immédiate : les scènes sont vibrantes et les émotions des personnages parfaitement accessibles. Les paroles de son père, figure marquante de son enfance, sont retranscrites dans toute leur brutalité :

« Eh, ah man wouèm, mon fils Benjamin, I swear to God : Je maudis le jour où je t’ai fait entrer dans ce pays-ci. » (p. 60)

Ce jeu linguistique et textuel donne ainsi à lire un univers intime, riche et généreux où les différents personnages, les lieux et les époques interagissent, s’entrelacent et se lisent de concert, dans leur propre singularité.

Ces interactions sont évoquées et retracées par un rythme narratif toujours maîtrisé, qui alterne avec habileté entre le passé et le présent. Le récit construit un va-et-vient complexe entre les époques et les personnages, mais ne perd pourtant jamais en lisibilité et en clarté. Reflétant la manière dont les instants du passé s’imposent et se cherchent au quotidien, la structure fluide du récit traduit avec justesse une mémoire qui se réactive au fil des gestes, des rencontres et des lieux du quotidien.

Si le narrateur fait appel à ce passé parfois difficile, c’est parce que celui-ci constitue le point d’orgue de sa quête personnelle. En tentant de « revivre la relation avec les pères qui l’ont fabriqué » (p. 125), Benjamin dévoile avec justesse et sincérité le poids que le passé représente parfois et dont on ne sait comment se défaire :

« Que faire de toute cette mémoire, de ces morceaux d’histoire ?

Moi, Benjamin Müller.

La tresse de ces voix de pères :

Wolfgang, Kundè, Mapoubi.

Et ces traits du visage qui trahissent le lien,

Que dois-je en faire ? » (p. 104)

Or cette mémoire n’est pas uniquement la sienne, c’est aussi celle que son père avait de son propre père. Le récit brosse avec finesse le portrait d’une mémoire transgénérationnelle. À travers les souvenirs de plusieurs générations, on aime à lire ici toute une lignée qui renaît dans la mémoire de Benjamin. Par la remémoration d’une vie et de ses évènements, cet ouvrage propose une clé d’accès à une véritable compréhension de soi-même. Le souvenir n’est ici pas simplement nostalgique, il constitue un outil de libération et de guérison, et la réconciliation se fait autant avec lui-même qu’avec ceux qui l’ont précédé.

Derrière cette remémoration et cette quête personnelle se dessine également une histoire plus grande, une histoire politique. Le récit met en lumière plusieurs destins détruits par la migration, par l’homophobie de leur milieu ou par les tensions de la décolonisation : c’est aussi un questionnement social et structurel que l’auteur propose. Le privé rejoint ici le collectif, et l’expérience individuelle se transforme en un discours critique d’une situation politique et sociale dont les mécanismes sont dénoncés avec exactitude.

Max Lobe signe ici un ouvrage profond et vibrant, tout en faisant danser les générations et les cultures, à l’image de son père dont il se rappelle les pas de funky-makossa. En revenant sur la danse de ses pères, l’auteur entame une libération personnelle à dimension universelle et nous invite à repenser nos héritages pour mieux nous comprendre.


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Méditations subaquatiques

« Je suis dans une cité. Une cité au cœur de l’océan, une cité dans laquelle je peux pourtant respirer, courir, sauter et retomber. Une cité illuminée par des milliers de minuscules étoiles qui flottent autour de nous. »

Voici l’univers présenté par le Voyage du Nautiscaphe et de sa cheminée dans la fosse des Nouvelles-Hébrides, paru chez Presses Inverses en 2024. Récit d’aventure à forme hybride ambitieuse, alternant entre art visuel et littéraire, ce livre est le résultat d’une collaboration entre trois jeunes autrices franco-suisses : Alice Bottarelli, Marilou Rytz et Stéphanie Cadoret, qui signe également les aquarelles. Évasion dans un monde imaginaire, il se tourne vers des questionnements résolument palpables tels que l’écologie, ou l’avenir de l’humanité.

L’ombre des récits de voyage du 19e siècle est évidente, mais le livre dépasse le simple clin d’œil. Le périple est conté à travers des carnets de bords tenus par trois membres de l’équipage. Leurs motivations à embarquer et leur manière d’écrire sont différentes ; des sensibilités se développent, en écho. Chaque contribution tisse alors le récit du voyage.

Les personnages brillent suite à leur confrontation avec les habitants de la cité sous-marine. Certains gardent leur distance et se concentrent sur leurs observations, d’autres se mêlent aux individus de cette ville mystérieuse, soulignant à nouveau la polyphonie de voix présentes dans le récit. Les thématiques environnementales et spirituelles ressortent clairement : une tension s’installe entre l’harmonie du peuple de la cité et le côté artificiel du lieu, rejoignant d’autres utopies en nous invitant, lecteurs, à réfléchir à nos rapports avec ce qui nous entoure. Le résultat laisse libre de s’impliquer dans les thématiques du conte, tout à la fois fait d’évasion et de contemplation.


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Je me réveillerai un matin sous un ciel nouveau ou le chemin vers la renaissance 

Récemment séparée, la narratrice du nouveau roman d’Anne Brécart oscille entre perte de repères et volonté de se reconstruire. Pour elle qui vient tout juste d’arriver dans un appartement prêté quelque temps par des amis, rien n’est plus dur que de faire face à l’échec de son mariage et aux changements que celui-ci annonce dans sa vie de famille. Quand elle rencontre S., un séduisant enseignant, le désir d’une nouvelle relation vient troubler davantage un ciel déjà agité. Ce roman retrace d’une manière touchante quelques mois de la vie d’une femme en pleine reconstruction, jusqu’au chemin de la renaissance. 

Prenant la forme d’un journal intime, Je me réveillerai sous un ciel nouveau adopte un style narratif personnel et réflexif : la narratrice retrace quotidiennement les évènements vécus, ses pensées et ses sentiments. Sur les traces de Virginia Woolf dont elle aime à lire le carnet personnel qu’elle transporte partout avec elle, son journal donne accès à ses émotions et à ses réflexions qui sont pleines d’introspection, parfois de doute : 

Ce que je vois autour de moi, c’est l’absence de ceux avec lesquels j’ai vécu si longtemps. C’est le prix à payer, me dit une petite voix. Il faut assumer son indépendance, sa liberté. (p. 13)  

Les doutes, les questionnements et les incertitudes de la narratrice semblent retranscrits dans l’immédiateté de leur ressenti, laissant le lecteur face à des émotions intenses, parfois face à la confusion et l’incohérence des sentiments éprouvés en ces instants de crise. Entre la tristesse d’avoir perdu l’homme qu’elle aime et l’envie de vivre de nouvelles aventures, la narratrice partage avec honnêteté les contradictions et les tensions qui participent de son bouillonnement intérieur. Le style peu naturel de certaines tournures et expressions semble parfois contrarier la dimension spontanée et intime de l’écriture :  

Je monte à l’étage ; dans les chambres mansardées, les murs sont comme recouverts d’une couche de temps. (p. 18)

D’autres lignes plus spontanées, instinctives et presque naïves, donnent l’impression d’accéder pleinement à un univers secret et personnel.  

Ce monde intérieur semble évoluer de concert avec la nature et les saisons. L’humeur de la narratrice est comme le miroir de la couleur du ciel qu’elle aime décrire dans son journal intime. En effet, sa tristesse apparaît les jours de pluie et s’en va avec l’arrivée du beau temps. Si elle regrette la morosité de la ville, elle retrouve aussi sa joie de vivre au milieu de la nature. Lorsqu’elle dresse un tableau du lac et des éléments qui se déchaînent, c’est, semble-t-il, la tempête interne de ses émotions qu’elle donne à lire. Avec finesse, la nature est ici transformée et devient le reflet d’un univers émotionnel en plein bouleversement.    

Ce ciel intérieur est pourtant embelli par l’évocation de moments de vie passés, remémorés au fil des jours et de leurs évènements. Ainsi, c’est son enfance et son arrivée à Genève, accompagnée de sa grand-mère, qui revient à l’esprit de la narratrice, puis son adolescence avec sa meilleure amie Nell et, plus tard, sa vie de jeune maman. Le souvenir devient ici un lieu sur lequel s’appuyer, une remémoration qui relie le passé au présent, un appui et un barrage contre l’indétermination : 

Les quelques mois décrits ici ne représentent qu’un instant dans cette infinité de moments de vie où apparaît alors toute la profondeur et l’étendue d’une existence. Le travail du temps, de la mémoire et du souvenir semble ainsi, petit à petit, ouvrir la voie au chemin de la renaissance. 

Ce nouveau départ, la narratrice pense d’abord le trouver dans sa relation naissante avec S., un homme avec lequel elle partage le deuil d’un récent divorce. L’indétermination de leur lien symbolise parfaitement sa vie intérieure, et plus largement l’étape de vie troublée et incertaine dans laquelle elle se trouve. Cette liaison hésitante, qui se fait pour se défaire très vite, est captivante et déroutante. La narratrice, se demandant si elle n’est pas “en train de se faire prendre comme dans une toile d’araignée” (p. 58), semble s’y perdre et se trahir, avant de finalement se retrouver. L’attente et la déception que cette liaison provoque chez elle illustrent avec justesse la vulnérabilité et la fragilité émotionnelle d’une étape bouleversante où il semble facile de s’oublier face à l’espoir d’un nouvel amour.  

Or, c’est bien sur le chemin de la renaissance que ce journal s’arrête, tout en laissant le lecteur incertain de ce qu’attend la narratrice. Cependant, tout suggère qu’elle s’est entre temps retrouvée, et qu’elle s’est peut-être, ce matin, réveillée sous un ciel nouveau


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Glace morte ou le cri d’une nature en sursis

Dans son nouvel ouvrage Glace morte, Walter Rosselli peint avec poésie une montagne meurtrie par l’activité humaine et les dérèglements climatiques qu’elle a engendrés. Entamant une dernière marche, un frère et une sœur, le Nandou et la Schmied, souhaitent y attendre la mort, à la manière des vieillards inuits. Le récit emmène ainsi le lecteur dans une réflexion profonde sur l’écologie et le rapport de l’homme à la nature, tout en questionnant les impératifs de la société moderne.

La prose vibrante rend toute la beauté de la montagne et de la forêt qui se dévoilent au fil du périple et de ses étapes. Dénonçant avec justesse l’impact d’une société incapable d’apprécier la richesse du monde qui l’accueille, le frère et la sœur regrettent de voir la nature immaculée de leur enfance si maltraitée aujourd’hui.

Chaque pas « déclenchant une petite vague de souvenirs » (p. 116), le récit souligne également à quel point la mémoire joue un rôle essentiel dans cet ultime voyage. Cette remémoration des moments vécus et les liens tissés accompagne les personnages et leur permet de faire le bilan d’une vie bien remplie, dont ils semblent pourtant s’être détachés.

Cette marche, d’abord pensée comme un adieu au monde, se transforme finalement en un voyage à la fois intérieur et onirique. L’éclat de la nature et les souvenirs persistants ravivent une lueur de désir. Dans cette clarté nouvelle, une vérité s’impose : celle que la vie vaut tout de même la peine d’être vécue.


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Entre elles, les silences

Les indices laissés par Michel Layaz pour résoudre cette énigme, bien qu’ils manquent un peu de finesse, orientent le parcours de lecture de Deux filles (2024). D’abord interloqué par le regard que porte le narrateur sur le corps de Sélène (on connaît l’odeur de ses cheveux, la longueur de ses jambes, le ductus de ses doigts…), le lecteur est guidé par les focalisations narratives, presque cinématographiques, qui tâchent de lui expliquer les raisons de son trouble.

À l’image de leur goût pour le maraîchage, les sentiments réciproques entre Olga et Sélène croissent au fil des pages. Sans laisser le temps à la vie de répondre au mystère posé par cet amour – véritable intérêt du roman – l’auteur enterre ses délicates descriptions d’émotions sous une série de rebondissements. Au rythme de cette inspection, des histoires dramatiques secondaires s’agencent en mosaïques autour du récit principal. On perçoit alors par fragments la vie d’Amandin, SDF et artiste qui ne saura jamais que ses œuvres ont été exposées, ou celle du marcheur professionnel qui parcourt des kilomètres et des kilomètres sans jamais savoir où aller. Ces péripéties font alors trop de bruit et prennent la place des silences, pourtant si parlants dans ce roman.


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Un exutoire déplaisant

L’histoire suit Rose, ostéopathe quadragénaire, mariée à un architecte. Après le décès brutal de leur fille, elle sombre dans la folie et se retrouve « attachée à une longe ». À travers une langue simple, mêlée à un vocabulaire valaisan et empreinte de la nature suisse, l’esprit de la narratrice est tiraillé entre la présence obsédante des fantômes du passé et la nécessité de survivre au quotidien, portée par l’amour des siens. Elle questionne la foi, la soumission et l’indépendance des femmes, et tente de redonner du sens à sa vie bouleversée.

Dans ce tumulte, la littérature apparaît comme un refuge fragile. Lettres à un jeune poète de Rainer Maria Rilke, La Pluie d’été de Marguerite Duras, Le Livre de l’intranquillité de Fernando Pessoa et Aucun de nous ne reviendra de Charlotte Delbo résonnent avec la détresse de Rose et l’accompagnent. Mais cet exutoire est loin d’être apaisant. Lire ne console pas : cela remet en question, dérange, et confronte. Les mots l’aident à tenir, mais ne la guérissent pas.

Avec son second roman, Jollien-Fardel confirme d’une écriture forte et subtile ; elle s’adresse à un public enclin à accepter la souffrance, quitte à oublier le reste.


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Madame Bœuf, fini de ruminer sa routine !

Le décor nous est familier : commissions à la Coop ou à la Migros, visite au cimetière, passage hebdomadaire chez le coiffeur, partie de jass avec les Lädermann tous les vendredis au Falstaff… Dans leur HLM de banlieue genevoise, entre les murs d’une cuisine à la déco vieillotte, Sylviane s’attelle à la bonne cuisine qu’elle érige au rang d’art pour un mari peu proactif, voire carrément incapable de vivre de manière autonome. Le ménage vit au rythme des chamailleries de vieux couples presque ritualisées pour faire passer le temps.

Suite à un concours de circonstances, Mme Bœuf fera dérailler sa routine en entreprenant le voyage de ses rêves à Paris avec Francis, le fils des Lädermann. Ce duo improvisé que tout semble opposer se révèle rapidement complémentaire, drôle et plaisant à suivre. Chacun à leur manière, les deux personnages s’émancipent et s’affirment tout en créant une belle amitié intergénérationnelle.

Madame Bœuf permet aussi d’évoquer certains tabous liés à la vieillesse comme les doutes, le divorce, les désirs et la sexualité. Y’a-t-il un âge limite pour vouloir tout recommencer ? La représentation du désir dans les œuvres de fiction est-elle réservée aux jeunes corps sans rides ?

« Jamais ces deux-là ne furent plus près de s’embrasser. Pendant un instant elle sut comment il caresserait affectueusement ses seins, comment l’envie les cueillerait […] » (p.215)

Le temps d’un récit qui traite d’une hétérogénéité de sujets, annoncés dès la dédicace et l’épigraphe qui font se côtoyer mémé et Kate Bush, Madame Bœuf cesse de ruminer son quotidien.


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Charloose : une exceptionnelle banalité

Grâce à une verve franche et un style travaillé, Nina Pellegrino nous entraîne dans son premier roman intitulé Charloose, une quête poignante, un peu maussade, digne héritière d’un Marche à l’Ombre (Michel Blanc, 1984).

Durant cette aventure sur les traces d’Arthur Rimbaud contée à la première personne, deux personnages en déréliction se baladent et s’apprivoisent, à travers des chapitres imprévisibles et changeants, aussi éclectiques que le parcours de vie du célèbre poète. L’extravagance du propos et des événements renforcent habilement le divertissement procuré par cet ouvrage.

Et du divertissement, il y en a ! Le narrateur, en perpétuel état de « loose », dépeint les rencontres et les situations dont il fait l’expérience en compagnie de Bertha, avec une honnêteté rafraîchissante qui déborde des pages et varie selon ses humeurs. Celles-ci sont à la fois le point fort et le point faible du récit. Bien que la cadence des idées soit déterminée avec brio, il n’empêche que les aléas émotionnels et les irruptions de pensées du narrateur interviennent sans relâche, rendant des passages difficiles à suivre et diluant parfois des thèmes, des propos, qui mériteraient le temps d’être développés. Faire un ou deux arrêts de plus lors de ce voyage chaviré et chavirant n’aurait pas été de trop.

Le roman fait preuve d’une constance louable : les propos contés sont à la fois touchants, perturbants, mais surtout sincères. La sincérité du récit se manifeste par des paroles crues et par le biais de l’inclusion de langues tierces – l’allemand, par exemple. De cette utilisation de la langue, il est nécessaire de souligner un élément fondamental : le récit estime ses personnages tout autant que ses potentiels lecteurs et lectrices, mais avec deux résultats différents. D’un côté, les personnages sont libres, ils vaguent et vivent avec extravagance leur aventure, tandis que les lecteurs sont entraînés dans un tourbillon de langues et d’idées inlassables et sans retenue. C’est tout ou rien ; il n’y a pas d’entre-deux. Les lecteurs et lectrices habitués à une langue plus soignée et à des histoires plus cadrées se sentiront peut-être déroutés. C’est tout l’attrait de cet ouvrage où l’autrice développe un équilibre entre le sujet et la manière de le traiter : un chaos contrôlé entre la banalité des situations vécues lors du voyage et l’exceptionnel emploi d’une langue sans contraintes. Elle joue des limites de la structure et du style avec une pointe de vulgarité et beaucoup de panache, sans jamais tomber dans le cliché de la bassesse – et c’est assez fort.


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De l’émoi à l’effroi

Anéantie par la mort accidentelle de sa fille dans un accident de voiture, Rose tente de retrouver un sens à sa vie brisée. Comme si la douleur liée à cet évènement tragique ne suffisait pas, elle est mystérieusement enfermée dans la « chambre aux parois boisées » (p. 11) d’un mayen isolé. Cette réclusion amène Rose à se replonger dans ses souvenirs et les moments marquants de son existence.  

Le deuxième roman de l’autrice valaisanne Sarah Jollien-Fardel retrace ainsi l’histoire de cette femme qui partage quelques-uns des évènements de sa vie, de son enfance en Valais et jusqu’au terrible accident de sa fille, en passant par son mariage avec Camil, son amour de jeunesse. Dans un dénouement aussi brutal qu’inattendu, Rose dévoile enfin l’origine et les raisons de son enfermement. 

La tonalité intime de l’énonciation porte à merveille la première partie du récit, qui émeut par des moments de vie heureux mêlés à des instants plus sombres, comme le suicide d’un parent. Les différents personnages sont décrits avec transparence et pudeur. Ils attendrissent par leur manière d’être et leur parcours de vie. Participant à l’authenticité du roman, le style simple et parsemé d’expressions locales, comme « arole », « bisse » et « zieuter », ancre le lecteur romand dans un cadre à l’atmosphère familière et chaleureuse. Les pensées de Rose au sujet de la mort de sa fille rendent toute la souffrance et la tristesse du deuil parental, narré ici avec une touchante honnêteté. 

Le récit s’achève sur la dure vérité derrière l’enfermement longuement inexpliqué de Rose. Ce geste, présenté comme une tentative de son entourage de la protéger et de l’aider à se relever après la mort de sa fille, n’en reste pas moins brutal et condamnable. La volonté de Camil d’aider sa femme à se reconstruire excuse-t-elle ici l’excessive violence de ses actions ? C’est sur un goût amer que nous laisse ce dénouement, où l’amour semble pardonner tous les excès. 


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Une mélodie quelque peu dissonante

Dans son nouveau roman Les Petites Musiques, Roland Buti met en scène un drame familial au cœur de l’industrie de fine mécanique vaudoise, montrant des personnages pris au piège par des dynamiques sociales et industrielles. La narration suit, sur plusieurs années, les membres d’une famille recomposée qui fait face à divers conflits et qui tente désespérément de rester intacte. Un enjeu central du récit se manifeste dans la manière dont les personnages négocient avec les conditions externes et les attentes internes à la famille, parfois en privilégiant une sphère et en négligeant l’autre. La grande précision avec laquelle le contexte politique et industriel vaudois du XXe siècle est abordé représente une force indéniable du texte : l’auteur – historien spécialiste de l’époque contemporaine – met son expertise du sujet au profit de son récit.

Alors que la combinaison des notions de recomposition familiale et de multiculturalité pourrait créer une certaine tension dans le récit, le roman ne met ces thèmes en lien que ponctuellement. Par conséquent, il ne permet pas une discussion approfondie sur l’importance relative de l’identité culturelle dans ces contextes. Loin d’être un cas isolé, cet effleurement se reproduit tout au long du roman avec une multitude de thèmes : la brièveté du texte indique sans doute que son auteur a fait le choix d’évoquer différentes thématiques, là où d’autres auraient voulu les traiter plus à fond.

Mélodie complexe en plusieurs mouvements, ce roman donne aussi à entendre une légère dissonance. En effet, à la façon dont les personnages veulent « vivre par petits bouts » (p. 174), le texte ne livre parfois que quelques morceaux d’un concert plus ample. Nous restons ainsi sur notre faim, après avoir espéré un peu plus de force dans la lecture d’un texte autrement agréable, riche et nuancé.


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Un roman qui se tait

Dans Les Petites Musiques, Roland Buti compose un récit où l’intime se mêle à l’histoire romande de la seconde moitié du XXe siècle, où les tensions familiales résonnent avec celles d’un village du Jura vaudois marqué par les mutations industrielles. On découvre le quotidien d’une famille recomposée et multiculturelle, en lutte contre ses propres fractures autant que contre celles de la société qui l’entoure. La description du monde industriel vaudois vaut le détour : l’auteur y excelle.

Quant au roman en lui-même, il s’agit d’une histoire peu romanesque, sans dénouement, dont le récit parvient à restituer la relative fadeur et l’impression d’inabouti. Ce parti-pris pourrait conduire à sous-estimer la profondeur du personnage central, Jana, qui est présentée comme une figure insaisissable et silencieuse. La jeune fille aligne en effet des phrases insignifiantes. « Il n’y a rien à dire » : ce constat, si souvent répété, donnerait presque le ton du roman lui-même. Le récit refuse d’expliquer en détail le caractère de Jana, ses désirs ou son besoin irrépressible d’aller toujours vers la nature. Il préfère la voie de l’effleurement, en orientant chaque ouverture vers une manière d’aporie :

— Qu’est-ce qu’il y a ? lui a-t-il glissé dans le creux de l’oreille. — Il y a trop de trop. — Qu’est-ce que tu dis ? — Il y a toujours plus qu’il n’en faut. — De quoi ? — De tout. (p. 80)

Le mystère organisé par le roman autour de son héroïne suscite un profond sentiment de liberté : faut-il tout expliquer ? le peut-on ?

Parfois, cette envie provoque aussi de la lassitude : et si l’on partait soi-même en balade ? Heureusement, le roman nous récupère à plusieurs moments bien choisis : le texte fait état d’une grande maîtrise narrative. On en trouve l’une des clés dans l’épisode où Jana et Ivo jouent avec les boîtes à musique, qu’ils manipulent de façon à retarder leur déclenchement. Les boîtes fonctionnent à la façon d’une métaphore de la mécanique du récit en lui-même, qui se retient jusqu’au bout.


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La filiation hors des sentiers battus

Après un long voyage, Olga rentre à Paris chez son père. Elle est accompagnée de Sélène, rencontrée en Asie. L’une se passionne pour l’art, l’autre a une formation de maraichère. Elles se projettent loin ensemble. Leurs différences ne font que nourrir leur amour naissant, mais le père d’Olga éprouve dès le départ un malaise face à Sélène. À la manière d’un enquêteur, le lecteur ou la lectrice cherche à élucider ce mystère initial en suivant une histoire pleine de rebondissements. Au fil des voyages insolites et des découvertes plutôt mystiques, le trio se soude. Le passé du père – le narrateur du récit – est évoqué par le biais d’impressions partagées qui fonctionnent pour le lecteur ou la lectrice comme autant d’indices. Sa soif de vérité s’exprime dans une trame intime et complexe de questions existentielles, si bien que le passé du père et le présent des deux filles se télescopent. Une tension narrative maitrisée mène subtilement aux origines du problème.

L’enchainement des événements et leurs accents de plus en plus dramatiques détournent parfois le roman du traitement approfondi de certaines thématiques subtilement amenées. La filiation, l’amour entre deux femmes – qui peine à s’exprimer dans ses nuances, parce que le récit adopte le point de vue unique du père – et la question des origines dialoguent à la manière de touches de peinture abstraites. L’écrivain fribourgeois Michel Layaz invite ainsi à deviner ce que les mots ne disent qu’entre les lignes.

Le contraste formel entre de longues séquences descriptives et des phrases courtes interpelle le lecteur à la manière de vers poétiques. La langue délicate déployée par l’auteur dans ce roman aux allures de prophétie adoucit le destin des trois personnages, pour le meilleur et pour le pire.


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Charloose : la folie des glandeurs

Comme son nom l’indique, le premier roman de Nina Pellegrino met en scène deux losers qui décident de se débarrasser de leurs médicaments et de leur flemme pour partir à la rencontre d’Arthur Rimbaud – ou plutôt, de ce qu’il en reste. Fini la glande : place au sublime !

D’aucuns grimaceraient à la vue de ce synopsis, craignant un road-trip stéréotypé, fondé sur la figure du poète maudit le plus connu de la culture française. Or, pas de cliché ici. Si l’autrice aborde des thèmes usés – tels que la santé mentale, l’isolement et l’altérité –, c’est avec regard neuf et au travers de personnages vulnérables et profondément faillibles. Bien loin du Bildungsroman et de ses parcours initiatiques prévisibles, les vagabonds stagnent, alors même qu’ils voyagent de leur hôpital perdu dans les montagnes jusqu’au cimetière glauque de Charleville, en passant par des fêtes nostalgiques du communisme à Berlin.

Le style y est aussi varié que les destinations : néologismes, régionalismes et autres grossièretés recouvrent les pages et parsèment les pensées des personnages. Même si le roman s’avère parfois inégal à cet égard, la langue de l’autrice offre aux deux protagonistes une contenance particulière et au texte une dimension poétique crasse.

Charloose est une ode à la vie banale, celle des bières tièdes et des aires d’autoroutes, celle qu’on ne loue jamais et que le roman nous donne pourtant tort de ne pas apprécier à sa juste valeur. On se laisse volontiers embarquer dans ce voyage magnifiquement moyen qui parle de la folie des grandeurs en racontant celle des glandeurs.  


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Madame Bœuf : un mets simple et léger

Madame Bœuf, du genevois Guy Y. Chevalley, séduit par son humour et sa légèreté, un peu comme un gaspacho rafraîchissant en ouverture d’un bon repas. Le roman relate les aventures de Madame Bœuf, une retraitée suisse dont l’existence, rythmée par la préparation de plats en sauce, s’avère aussi banale qu’ennuyeuse. Après une énième dispute avec son mari et quelques malentendus, elle part à Paris en compagnie de Francis, le fils des voisins qui vient de faire son coming-out. Durant ce séjour, leur amitié improvisée se révélera une aide précieuse lorsqu’ils feront des rencontres qui leur donneront l’occasion de vivre un nouvel amour et, pourquoi pas, de changer de vie.

L’auteur insuffle à son récit une tonalité humoristique à travers des dialogues absurdes et des comparaisons piquantes – par exemple dans cette description de leur voisine :

Chez le boucher, les Bœuf croisèrent leur voisine de palier, une femme menue aux cheveux rosâtres, qui accomplissait chaque geste comme si elle déplaçait une relique sacrée et devait ensuite signer un bon de livraison engageant son âme pour l’éternité. (p. 29)

Cet humour, très bien dosé, relève le plat concocté par Guy Y. Chevalley, dont les saveurs semblent autrement assez simples. Les thématiques abordées – émancipation féminine, homosexualité, différences de classes, complexité des rapports amoureux – offrent des perspectives intéressantes, même si elles auraient pu connaître de plus amples développements. En somme, Madame Bœuf est un roman agréable, divertissant et bien écrit : une lecture idéale pour accompagner vos étés à la plage.