Sept chercheuses et chercheurs de l’Université de Lausanne issus de différentes facultés se sont lancés dans la tâche ardue de saisir au vol le concept de normalité, dont le résultat de deux années de réflexions vient de voir le jour sous la forme d’un livre. Des témoignages de personnes sur le spectre autistique ont servi de point de départ à leurs discussions.
Vouloir être comme les autres, tout en se distinguant. Jouer le jeu du « je t’aime, moi non plus » avec la normalité : pour chaque pas dans sa direction, un autre prend le chemin inverse. Être normal, mais rester soi-même. Dans cette danse complexe et élastique, le chat poursuit autant la souris que la souris poursuit le chat.
Sept voix réunies dans un livre
Mais c’est quoi, être normal ? Réunis en une seule voix dans le livre L’impossible normalité tout juste publié aux éditions inFolio, les chercheurs et chercheuses ont réfléchi au concept, à son opposé (asymétrique) l’anormalité, à ce qu’il représente dans nos sociétés et à la manière dont il est incarné par la diversité de la population. Au fil des pages, on comprend que plus on s’approche de l’essence du terme, plus on saisit de paradoxes qui alimentent les réflexions.
Un concept qui glisse entre les doigts
Plus on y pense, moins on arrive à caractériser la normalité. Elle n’est d’ailleurs jamais définie dans le livre car, comme son titre l’indique, c’est une tâche impossible, raconte Fabienne Giuliani, psychothérapeute et initiatrice du projet :
« J’aurais pu donner une définition tirée de la psychométrie, mais nous nous sommes rendu compte en discutant de manière interdisciplinaire que nous n’étions pas capables de qualifier la normalité. En sciences criminelles, on pouvait donner une description juridique de la norme, en théologie on parlait de tout ce qui était inadéquat, en mathématiques de statistiques… mais toutes nos disciplines ne pouvaient donner qu’un tout petit bout de définition, jamais son entier. »
Dialogue entre disciplines
Loin d’être noyé sous cette diversité de points de vue, le livre en construit sa richesse, et l’absence de définition se fait pardonner par la compréhension que « la normalité du vivant est quelque chose qui se transforme et qui est insaisissable ». Les branches et les auteurs s’entremêlent jusqu’à effacer toute frontière :
« L’idée était de ne pas se réduire à une discipline mais d’essayer de discuter de concepts communs entre différentes facultés et surtout d’avancer personnellement. Être interdisciplinaire est absolument nécessaire pour développer nos propres compétences, nous confronter à nos propres branches et amener un regard plus large. Moi qui suis psychologue, j’aurai presque toujours le même avis que mes collègues. Il y a un consensus, point final. Mais quand on parle avec quelqu’un d’une autre faculté, on voit bien qu’on n’a pas le même avis et même des concepts différents. »
Un projet débuté il y a plus de 20 ans
Une douzaine de chercheurs et chercheuses se sont réunis pour former le « Groupe π », un comité de discussion interdisciplinaire, il y a de ça une vingtaine d’années. « C’était une époque où on voulait essayer de combler la faille entre les sciences humaines, en plein développement, et les sciences du vivant, qui étaient accusées de réductionnisme », explique Fabienne Giuliani, une des dernières à rejoindre le groupe. Leur premier livre publié en 2019, Chemins de l’in(ter)disciplinarité, analyse le phénomène placebo, devenu une sorte de mot de passe sans réalité précise autre que la mesure d’une différence d’effet mesurée statistiquement ou le manque de sérieux d’un traitement. Pour qu’une histoire ait lieu, datant de 2021, présente le cheminement d’une thèse classique en neurophysiologie du milieu du XXe siècle. Il est le premier volume d’une nouvelle série dont L’impossible normalité est le second, et le troisième volume, déjà rédigé mais non publié, questionne le corps du droit dans une pensée qui propose que l’incarnation de certains concepts leur donne plus de force.
L’autisme comme point de départ
Dans L’impossible normalité, toutes les réflexions partent d’un point d’ancrage : celui de témoignages de personnes sur le spectre autistique, comme nous pouvons le lire dans la première partie : « L’idée ici n’est pas de parler du diagnostic d’autisme en tant que tel, mais de réfléchir à la question de la place accordée à ce qui est normal et de décrire des particularités qui illustrent une quête de normalité, à la fois souhaitable et impossible, du fait d’une méprise commune concernant l’usage du qualificatif de normalité. » Car ces récits apportent un éclairage sur le concept lui-même. En cherchant des règles sur la façon de se comporter pour être comme les autres, ces personnes s’épuisent et, conséquence plus grave, elles « s’hypernormalisent » ou deviennent inflexibles face aux écarts à la norme dont font preuve la plupart des gens. Autrement dit dans le texte, « si l’effort adaptatif est une posture, il faut se donner un jeu de souplesse nécessaire pour pouvoir la tenir ». La normalité semble ainsi être un mouvement dynamique inatteignable en suivant exclusivement des règles strictes. Ces histoires de vie ont été le point de départ des discussions donnant naissance au projet : « Nous nous sommes adaptés aux témoignages et non l’inverse », explique la psychologue.
« La normalité endort »
En somme, ce livre nourrit les réflexions, peu importe notre rapport au concept de normalité et notre impression d’en être proche ou éloigné. Fabienne Giuliani raconte d’ailleurs avoir apporté de nouvelles notions qui ont aidé ses patients et patientes sur le spectre autistique. À l’opposé, celles et ceux qui se penseraient dans la norme pourraient aussi trouver leur compte dans cette lecture car, comme on peut lire dans les pages de cette nouvelle parution, « la normalité endort, l’anormalité pose question ». Une manière donc de chercher des réponses ou de se réveiller.
L’impossible normalité, sous la direction de Fabienne Giuliani, édition inFolio, 2023, 192 p.
Sur une proposition de Fabienne Giuliani, psychothérapeute, les chercheurs du Groupe interdisciplinaire π de l’Université de Lausanne, physiologiste, psychologue, mathématicien, juriste, philosophe et historien de la culture, ont tenté d’analyser la normalité, ce lieu commun rétif à toute définition simple et que le vivant ne cesse de négocier. Réunis ici en une seule voix, les auteurs de l’ouvrage, membres du Groupe π, sont Fabienne Giuliani, Pierre Gisel, Alain Papaux, Hugues Poltier, Pierre Ryter, Françoise Schenk et Henri Volken.