Quand la vie des glaciers nous apparaît

Guillaume Jouvet, professeur à l’UNIL, modélise l’évolution des glaciers. Une expo à Lausanne met en avant ses recherches.

Professeur à la Faculté des géosciences et de l’environnement, Guillaume Jouvet modélise l’évolution des glaciers, dans l’espace et dans le temps. Une exposition au Musée historique de Lausanne propose trois visualisations basées sur ses études. Une autre installation, ludique, vient d’être inaugurée au sommet d’une colline, à Zurich.

Imaginez qu’un satellite soit resté 120’000 ans au-dessus de l’Europe. Il aurait pu voir comment les glaciers, depuis les Alpes, ont lentement conquis une partie du continent quand le climat était froid, puis se sont recroquevillés dans leurs montagnes par temps chaud, au point de presque disparaître. Ce cycle s’est répété plusieurs fois.

Si cet astronef préhistorique n’a pas existé, les images qu’il aurait pu prendre sont diffusées sous la forme d’une vidéo, dans l’exposition « Glaciers, un monde en mouvement » du Musée historique de Lausanne (MHL). Projetée sur une paroi noire, et de manière hypnotique, une calotte blanche envahit l’espace européen puis se retire, au rythme des températures et des millénaires.

« Cette visualisation contextualise ce qui se passe maintenant, indique Guillaume Jouvet, professeur à l’Institut des dynamiques de la surface terrestre (Faculté des géosciences et de l’environnement, FGSE) et coauteur de cette installation. Les glaciers reculent à une vitesse très rapide, qui n’a rien à voir avec les phénomènes lents du passé. »

Dans le cadre de ses recherches, le glaciologue travaille sur la modélisation de la dynamique des glaciers depuis une quinzaine d’années, des géants de glace dont il compare volontiers l’écoulement à celui du miel. Nourries de données, les images générées par le chercheur et ses collègues, en trois dimensions, ne s’avèrent pas forcément intéressantes pour un large public, à cause de leur aridité. Dans ce contexte, l’intelligence artificielle constitue un outil utile, par exemple pour créer la « texture » blanche de la calotte glaciaire présentée dans la vidéo du MHL. De la même manière que DALL·E ou Midjourney fabriquent des images à la volée en un clin d’œil, « avec Brandon Finley, nous entraînons des modèles génératifs qui, soumis à des contraintes comme la topographie ou la température, habillent les images présentées dans l’exposition. Plus nos modèles « apprennent », plus le résultat semble réaliste. » Il est d’ailleurs envisageable de réaliser un film semblable pour obtenir une visualisation de ce qui nous attend dans le futur.

Guillaume Jouvet, professeur à l’Institut des dynamiques de la surface terrestre (Faculté des géosciences et de l’environnement). © Félix Imhof / UNIL
Les Experts: Aletsch

Les travaux menés par Guillaume Jouvet et ses collègues permettent aussi bien de voir bouger les glaciers à l’échelle d’un continent que de plonger dans leur cœur. Quelques pas plus loin dans l’exposition lausannoise, une vitrine contient quelques objets, dont des lunettes noires et des gants gris. Ils ont été retrouvés en 2012 sur le glacier d’Aletsch, tout comme les squelettes des trois frères Ebener, disparus dix kilomètres plus haut, début mars 1926.

Grâce à la modélisation, le chercheur de l’UNIL a pu reconstituer l’itinéraire des corps des malheureux à l’intérieur de la lente rivière de glace. Ils se sont déplacés jusqu’à 200 mètres par an, plongeant parfois à une profondeur de 250 mètres avant de faire finalement surface. Après avoir reconstruit leur trajet, le scientifique a pu déterminer dans quelle zone les hommes étaient morts et éclaircir ainsi un cold case (au sens littéral) vieux de 86 ans. Sur un mode moins tragique, Guillaume Jouvet a aussi retracé le chemin suivi par des skis égarés dans les années 80 sur le glacier du Trient, et retrouvés bien amochés, quatre décennies plus tard, par le directeur du MHL Laurent Golay.

Quelques objets ayant appartenus aux frères Ebener, retrouvés en 2012 sur le glacier d’Aletsch. © Margaux Corda / MHL

La troisième installation proposée par Guillaume Jouvet au musée nous emmène dans le futur proche. Grâce à un écran tactile, les visiteurs peuvent choisir entre plusieurs scénarios climatiques, avec des hausses de températures moyennes allant jusqu’à 6 degrés, et se rendre compte de leur impact sur le glacier d’Aletsch, en 2100. Le résultat est très parlant. Cet emblème helvétique pourrait devenir un désert grisâtre façon Mordor (ponctué tout de même de petits lacs).

Contre les idées fausses

On l’a dit, ces modélisations de la vie des glaciers, basées sur des données scientifiques, permettent de mieux comprendre ce qui se passe de nos jours. Mais pourquoi ? « Nous cherchons à lutter contre les idées trompeuses », soutient Guillaume Jouvet. La mise en perspective qu’il propose, dans le temps long, n’est pas équivalente à une forme de relativisme. Car après tout, et l’exposition le montre, les Alpes ont aussi bien connu des minimums glaciaires qu’une période, il y a 24’000 ans, lors de laquelle Dorigny se trouvait sous un kilomètre de glace.

« Les cycles du climat sur Terre durant les 800’000 dernières années nous sont connus, notamment grâce aux carottages réalisés en Antarctique. Pour schématiser, 100’000 ans de froid et 10’000 à 20’000 années plus chaudes se succèdent, en alternance. Cela s’explique notamment par des variations orbitales qui font que la Terre reçoit plus ou moins d’énergie au cours du temps. » Toutefois, les changements de température induits demeurent extrêmement lents et n’ont rien à voir avec la vitesse de ce qui est observé aujourd’hui. Une recherche toute fraîche de la FGSE, menée par Samuel Cook et dont Guillaume Jouvet est coauteur, montre que, même dans le cas invraisemblable de l’arrêt complet du réchauffement climatique, le volume de glace présent dans les Alpes européennes diminuera quand même de 34% d’ici à 2050. « La perte se monte à 10% rien que dans les deux dernières années », rappelle le chercheur.

Pour lui, le catastrophisme est toutefois « contre-productif ». Afin de faire passer le message de manière plus légère, Guillaume Jouvet propose IceAgeCam, une installation réalisée avec des collègues de hautes écoles suisses. Celle-ci est visible dès fin mars à Zurich (détails dans l’encadré ci-dessous). L’exposition « Glaciers, un monde en mouvement » poursuit les mêmes buts. En proposant des entrées multiples, scientifiques, artistiques ou ludiques, en parlant à la fois à la tête et aux émotions, il s’agit de trouver ce qui peut informer et toucher tous les publics.

À voir

« Glaciers, un monde en mouvement », Musée historique de Lausanne, ma-di 11-18h. Jusqu’au 29 septembre. Informations : lausanne.ch/mhl, 021 315 41 01

Iinstallation monumentale représentant la coupe d'un glacier, au Musée historique de Lausanne. ©MHL, photographie Margaux Corda
Installation monumentale représentant la coupe d’un glacier, au Musée historique de Lausanne. © Margaux Corda / MHL
À voir aussi
Un selfie alpin à Zurich
Brandon Finley et Guillaume Jouvet à l’action sur l’IceAgeCam. © DR

Grâce à un soutien «Agora» du Fonds national suisse, la machine IceAgeCam a pu être réalisée à Zurich. En quoi consiste ce projet de communication scientifique, fruit d’une collaboration entre l’UNIL, l’Université de Zurich et la Zürcher Hochschule der Künste ? «Il s’agit d’un très grand écran vertical disposé en plein air à côté du restaurant de Felsenegg, l’un des lieux de promenade du dimanche des Zurichois», explique Guillaume Jouvet.

Depuis ce sommet, à l’altitude de 800 mètres, on domine le lac de Zurich et au loin, vers le sud, se distinguent les Alpes. «Les visiteurs sont invités à utiliser une pompe, disponible à côté de l’écran, pour jouer à suivre l’évolution du taux de CO2 dans le passé. Ce nombre est corrélé à la température : plus il y en a, plus le climat se réchauffe.» Le mécanisme fonctionne dans les deux sens. Par exemple, si une valeur très basse de gaz carbonique est affichée, l’écran montre l’avancée des glaciers vers Zurich depuis les montagnes, ainsi que les changements que cela induit dans le paysage. «Il ne reste plus qu’à prendre un selfie devant l’image et à le partager sur Instagram!»

Amusante et originale, cette installation sert bien sûr à sensibiliser le public. «Nous montrons, entre autres, que la courbe ascendante du taux de CO2 de notre atmosphère ressemblera à un mur dans un futur proche. Notre machine à faire voyager les glaciers dans le temps et l’espace met en perspective la soudaineté des changements climatiques induits par les activités humaines, dans le temps infiniment long des glaciations causées par des variations naturelles.» Un site web riche d’informations, en plusieurs langues, accompagne IceAgeCam.

Vernissage le 26 mars à 16h30, à l’extérieur du restaurant Felsenegg (Zurich). Train régional S4 depuis la gare centrale, puis téléphérique depuis Adliswil. iceagecam.ch/fr/ et @iceagecam (Instagram).