« On peut souvent faire tout aussi bien ou même mieux avec moins de médicaments »

La déprescription, ou la diminution de la prise de molécules pharmaceutiques, permet d’augmenter la qualité de vie des patients tout en diminuant les coûts du système de santé. Elle reste cependant difficile à mettre en place.

La déprescription, ou la diminution de la prise de molécules pharmaceutiques, permet d’augmenter la qualité de vie des patients et patientes tout en diminuant les coûts du système de santé. Une nouvelle publication parue dans la revue Actualités pharmaceutiques en donne des outils, mais cet acte reste difficile à mettre en place dans la pratique.

Monsieur A. B., ancien entrepreneur à la retraite, subit dans sa jeunesse une appendicectomie puis, quelques années plus tard, une fracture de la malléole à la suite d’un accident de ski. À 60 ans, il fait un infarctus. À 65 ans, le diabète de type II lui est diagnostiqué. Un deuxième infarctus survient à l’âge de 70 ans, suivi d’une crise de goutte. Un an plus tard, sa femme décède, point de départ d’une dépression. Lorsqu’il décide de déménager dans un appartement protégé plus près de son fils, alors âgé de 80 ans, son nouveau médecin traitant parcourt la liste de ses médicaments : ce sont 15 comprimés qui accompagnent chaque jour son petit déjeuner.

La quantité de médicaments décrite dans cette histoire tirée d’une formation animée par le docteur privat-docent Jérôme Berger et la doctoresse Pamela Cuchard est non seulement réelle mais aussi extrêmement fréquente. Dans une vie entière, de nombreux événements surviennent. Des prescriptions sont effectuées de manière pertinente dans leur contexte, puis s’accumulent au fil des années.

Un risque de chutes augmenté

On parle de « polypharmacie » lorsque cinq médicaments ou plus sont pris de manière régulière. Selon les chiffres d’Unisanté, elle concerne 27% de la population vaudoise et augmente avec l’âge : chez les 85 ans ou plus, ce chiffre monte à 38%. Or, la polypharmacie s’accompagne de risques. Les effets secondaires se cumulent, augmentant notamment la probabilité de chutes, pouvant avoir des conséquences graves chez les personnes âgées.

Toujours plus de comprimés

Malgré ces risques, le nombre de médicaments consommés chaque année ne cesse d’augmenter. Alors qu’en 1992, 38% de la population de plus de 15 ans en prenaient au moins une fois par semaine, ce chiffre atteignait les 50% en 2017 selon un rapport de l’Office fédéral de la statistique. Une augmentation due à plusieurs facteurs, dont le vieillissement de la population.

Un acte médical à part entière

La déprescription, qui consiste en l’arrêt ou la diminution du recours aux médicaments sous supervision professionnelle, est donc à contre-courant. « La priorité, c’est la qualité de vie », explique Jérôme Berger, pharmacien-chef à Unisanté et maître d’enseignement à la Faculté de biologie et de médecine. La déprescription a pour but d’augmenter cette qualité, ou en tout cas la maintenir. Il insiste sur l’aspect de supervision par un ou une professionnel·le : « C’est autant un acte médical que la prescription. Il nécessite de considérer la balance bénéfices-risques de chaque patient, tant pour le médecin que le pharmacien. » Il y a en effet des risques à arrêter un traitement, dont l’effet rebond : « L’organisme peut être habitué à un médicament et créer un équilibre avec celui-ci. Si on arrête, cet équilibre peut être perturbé et créer des effets indésirables. »

Évolution des coûts de la santé en Suisse. ©Office fédéral de la statistique, mars 2021

Dans l’air du temps

« On parle vraiment de déprescription depuis cinq, dix ans maximum », explique Jérôme Berger. Ce mouvement récent s’inscrit dans la tendance à diminuer la consommation de ressources. En plus du gain médical, le but est de limiter les coûts économiques de la santé : en 2021, c’étaient 86,3 milliards de francs dédiés à la santé en Suisse. L’impact environnemental est aussi dans la ligne de mire : les médicaments représentent 20% de l’empreinte carbone du système de santé. « On peut souvent faire tout aussi bien ou même mieux avec moins », conclut-il.

Trois outils pour déprescrire

Alors comment savoir quoi arrêter et, surtout, comment ? Jérôme Berger vient de publier un article intitulé « Quelques outils pour mettre en œuvre la déprescription » dans la revue Actualités pharmaceutiques. Il parle ici de trois méthodes vers lesquelles les professionnel·le·s peuvent se tourner. La première, le processus étape par étape, est une liste de questions à se poser pour se diriger vers la déprescription : quelles molécules sont actuellement prises ? Le traitement est-il à visée symptomatologique, préventive ou curative ? Quelle est l’espérance de vie de la personne ?… L’objectif est d’utiliser les réponses à ces questions pour équilibrer la balance bénéfices-risques de chaque médicament. La deuxième méthode, les recommandations, est plus concrète que la première, car elle donne une liste précise de molécules à arrêter ou ajouter chez une personne âgée, mais sans préciser comment le faire. Finalement, l’algorithme décisionnel est le seul outil qui guide la manière de déprescrire à l’aide d’une sorte d’arbre de décisions. Très pratique, il n’est cependant actuellement développé que pour un nombre restreint de médicaments les plus concernés.

Malgré toutes ces aides, le cas par cas reste important : « C’est là que rentre, je pense, tout l’art de la pratique médicale et pharmaceutique. Vous n’allez pas proposer au patient la même chose en fonction de son vécu, de ce que représente pour lui son traitement, de ce qu’il en a compris ou de ce que lui et son entourage attendent. »

Entre théorie et pratique

L’envie y est, mais la déprescription reste encore rare. Elle nécessite un suivi, qui est plus difficile à implémenter dans le système ambulatoire, en comparaison avec les EMS ou les hôpitaux. Il faut aussi prendre en compte le système de rémunération, continue Jérôme Berger : « Un médecin, s’il déprescrit un traitement chez son patient, va pouvoir facturer le temps de consultation, comme pour une prescription. Mais les prestations cognitives des pharmaciens ne sont rémunérées que via la délivrance de médicaments. Donc c’est super, ils sont motivés par la déprescription, mais à la fin ils ne sont pas payés pour le faire. Il y a un grand écart entre le modèle très commerçant qui date du siècle passé et le rôle d’acteur de santé qui est attendu. »

Il faut aussi ajouter que les démarches sont rarement menées car les médicaments rassurent : « Il n’y a jamais de bon moment pour se dire que maintenant on va arrêter une molécule. Tant que la santé est stable, on préfère ne pas trop bouger. » Les facteurs psychologiques sont donc aussi à ajouter aux éléments de cette démarche complexe.

Projet en cours…

Dans le canton de Vaud, un projet de déprescription est actuellement financé par la Direction générale de la santé et piloté par la pharmacie d’Unisanté. Il a pour objectif d’étudier la déprescription chez 10% des résident·e·s d’EMS du canton et se base sur les travaux précédents menés par cette équipe dans le cadre d’un projet soutenu par le PNR 74 « Système de santé » du Fonds national suisse. D’autres cantons romands devraient rejoindre la démarche dès 2024 grâce à un projet soutenu par la Commission fédérale pour la qualité.

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