Reconnue comme une maladie, l’obésité fait toujours l’objet de forts préjugés sociaux. Une forme de discrimination, tacitement « admise », qui charrie pourtant son lot de risques.
Reprocherait-on à une personne souffrant d’un cancer des poumons d’en être responsable, sous prétexte qu’elle a fumé toute sa vie ? Voire pire, lui dirait-on que son sort est mérité ? « Certainement pas », affirme Styliani Mantziari, privat-docente de l’UNIL au sein de la Faculté de biologie et de médecine et médecin associée en chirurgie viscérale au CHUV. Malheureusement c’est la réalité que vivent, trop souvent, les personnes atteintes d’obésité. Bel et bien reconnue comme une maladie par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) depuis 2008, l’obésité fait pourtant toujours l’objet de préjugés dévastateurs, relatifs notamment à la « responsabilité personnelle » des malades.
À l’occasion de l’inauguration du nouveau Centre de l’obésité du CHUV, en mars dernier, dont elle est la codirectrice, Styliani Mantziari a cosigné, avec Lucie Favre, responsable médicale de la consultation d’obésité, et Johanna Frantz, psychiatre référente du centre, différents articles sur l’obésité parus au sein de La Revue médicale suisse. L’un d’eux aborde notamment la problématique de la stigmatisation des personnes atteintes d’obésité en Suisse, désignée parfois par le terme « grossophobie ».
Un phénomène subtil
Cet article pointe du doigt une vision tacite, implicitement admise par beaucoup : « Le sujet souffrant d’obésité « mange trop » donc « ne sait pas se contrôler », « n’a pas de volonté » ou « n’est pas digne de confiance ». » Or pour Styliani Mantziari il est urgent que la société cesse d’associer cette maladie à un choix, car il s’agit d’une forme de stigmatisation (voir définition dans l’encadré). Elle se manifeste de manière très subtile. « Dans le cas de l’obésité, le fait de se demander si la personne a une part de responsabilité vis-à-vis de sa condition est déjà une forme de stigmatisation », estime la spécialiste. Ce phénomène de discrimination peut se décliner sous différentes formes : des sièges inadaptés dans les transports publics, des propos inadéquats lâchés par une personne maladroite, qualifier une personne d’« obèse » alors qu’il serait socialement inacceptable d’utiliser le terme « cancéreux ». « Notre société a besoin d’une prise de conscience collective, estime la spécialiste. Il faut se rappeler que chacune de ces personnes a une histoire personnelle, et une lutte chronique contre l’obésité, que l’on ne connaît pas. »
« De manière générale, l’ensemble du système hospitalier n’est pas adapté à la prise en charge des personnes atteintes d’obésité sévère. »
Styliani Mantziari, spécialiste de l’obésité
Le milieu des soins n’échappe malheureusement pas à cette triste réalité. En effet, il n’est pas rare que les soignants du Centre de l’obésité se retrouvent confrontés à des patients profondément marqués par une remarque de leur médecin traitant, gênés par la taille des blouses mises à disposition par l’hôpital ou encore mal à l’aise face à la taille des sanitaires. « De manière générale, l’ensemble du système hospitalier n’est pas adapté à la prise en charge des personnes atteintes d’obésité sévère, déplore Styliani Mantziari. Il n’y a qu’à regarder la taille des portes de nos bâtiments. » Ce constat a donc motivé le CHUV à créer une filière de soins spécifiquement dédiée aux patients souffrant d’obésité. « Nous avons désormais du matériel adapté, mais la formation des soignants est aussi essentielle. »
L’article met également en évidence un point non négligeable : « Les spécialistes de l’obésité sont confrontés aux limitations du système de santé suisse actuel qui, par exemple, soumet les traitements médicamenteux de l’obésité à des restrictions limitant leur accès. » La privat-docente de l’UNIL explique : « Dans certains cas, l’assurance arrête de payer si la cible pondérale n’est pas atteinte par le patient dans le délai accordé. Encore une fois, dans le cas d’un cancer, je pense qu’on ne restreindrait pas l’accès à un médicament oncologique d’une façon si stricte, même en cas de réponse sous-optimale. » Elle nuance toutefois : « Il existe derrière cette réalité une question politique complexe, notamment parce qu’il s’agit d’un traitement coûteux qui génère une forte demande. Cette restriction d’accès permettrait donc de garder un certain contrôle sur son utilisation, souvent abusive. »
Risque supplémentaire
Si l’obésité implique déjà, en elle-même, d’importants risques pour la santé, la grossophobie en ajoute un lot supplémentaire, tout autant nuisibles. Par exemple, « de nombreuses études ont montré que le délai de consultation des patients atteints d’obésité, lorsqu’ils ont un problème, est plus long », explique Styliani Mantziari. Elle mentionne le cas de l’une de ses patientes qui n’osait pas se rendre chez son gynécologue à cause de son problème de poids : « Elle appréhendait d’être jugée ou de se retrouver sur une chaise d’examen non adaptée à son poids. » Ces personnes sont ainsi davantage exposées au risque de développer une maladie, qui ne sera même pas forcément liée à l’obésité, par peur d’aller consulter.
Il y a quelques années, les maladies infectieuses, notamment le sida, étaient fortement stigmatisées. « Avec le temps, la discrimination envers les personnes séropositives a diminué ; elle reste certainement encore bien trop importante mais des changements ont été observés », se réjouit la codirectrice du Centre de l’obésité. Elle souligne toutefois que ce processus de normalisation ne doit pas se faire via une « stigmatisation positive ». « Il serait tout aussi discriminatoire de créer des structures spéciales pour les personnes atteintes d’obésité, au lieu de mener une réflexion générale davantage inclusive qui éviterait d’opposer « eux » à « nous ». » Si la ligne entre ces deux pôles semble subtile, elle devient soudain plus concrète lorsqu’on réalise que les sièges du hall d’attente du service de chirurgie viscérale du CHUV ne sont pas « juste » plus confortables et spacieux qu’ailleurs, mais qu’ils ont bel et bien été pensés pour mettre à l’aise une personne atteinte d’obésité. Une différence qui n’attire aucunement l’attention.
Une société paradoxale
En Suisse, près de 42% de la population adulte souffrent d’un surpoids, dont 11% présentent une obésité, annonce le CHUV. Et selon les données de l’Office fédéral de la statistique (OFS) de 2017 mentionnées dans l’article de Styliani Mantziari et de ses collègues, la prévalence de l’obésité a pratiquement doublé entre 1992 et 2017, passant de 5 à 11%. Selon la spécialiste, l’augmentation n’est pas en voie de faire marche arrière. « Le style de vie, au sens large, de notre société est de plus en plus sédentarisé. Ce qui est paradoxal, c’est qu’on vit dans une société qui pousse à l’obésité, mais qui en même temps s’en révolte. »
Aux sources de la stigmatisation
L’article de l’équipe du Centre d’obésité du CHUV explique que la stigmatisation est un concept sociologique introduit par le sociologue Erving Goffmann, « qui définit le stigmate comme un « attribut profondément discréditant », réduisant l’individu stigmatisé « d’une personne intègre et ordinaire à une personne dégradée et diminuée » ».
Pour aller plus loin : Erving Goffman, Stigmate : Les usages sociaux des handicaps, Les Éditions de Minuit, Paris, 1963.