Un « usurpateur » aux multiples casquettes

Le 23 mai prochain, l’UNIL décernera à Bertrand Kiefer le grade de docteur honoris causa. Portrait.

Médecin, théologien, éthicien, éditeur et rédacteur en chef, Bertrand Kiefer n’a cessé d’explorer les frontières entre science, foi et société. Son parcours aux multiples facettes témoigne d’un regard libre et exigeant sur le monde. Le 23 mai prochain, la Direction de l’UNIL lui décernera le grade de docteur honoris causa.

Son ton est posé, modeste. Quand il parle, il n’en fait pas des tonnes. En revanche, il sait capter l’attention. Pas par de grands effets de style, mais par la justesse de ses mots et l’authenticité de son regard sur le monde. Son discours est franc, mais réfléchi. Direct, mais bienveillant. Il ose. Il appelle un chat un chat, mais sans jamais faire fi des nuances. Brosser le portrait de Bertrand Kiefer cependant n’est pas chose aisée. Guidé par « la curiosité, l’envie de comprendre et la passion pour la recherche, dans le sens scientifique et philosophique », il a porté de nombreuses casquettes, dont chacune a affûté à sa façon la finesse de ses analyses. 

« Je ne suis qu’un usurpateur en tout. »

Bertrand Kiefer, récipiendaire 2025 du DHC de la Direction de l’UNIL

Après quelques échanges, un trait intrigue. Sûr de lui, Bertrand Kiefer se révèle constamment surpris par les diverses formes de reconnaissance dont il fait, ou a fait, l’objet au cours de sa vie. « Je ne suis qu’un usurpateur en tout », estime-t-il, sans mâcher ses mots. « Pourquoi moi ? » L’interrogation revient, au fil de la discussion, comme un refrain obstiné. « Je ne sais pas pourquoi on m’a choisi, répond-il par exemple, lorsqu’on le questionne sur le doctorat honoris causa qu’il recevra lors du prochain Dies academicus. Généralement ce sont des intellectuels, internationaux, qui reçoivent cette récompense. Moi, je ne suis qu’un… » Il s’interrompt quelques secondes, à la recherche du qualificatif qu’il juge adéquat. « Comment dire ? Je ne suis qu’un minable gratte-papier, sourit-il mi-gêné, mi-amusé par ce choix un brin provocateur. Je n’ai pas fait de carrière universitaire. »

De la blouse à la chasuble

À 70 ans, Bertrand Kiefer a porté tant de casquettes qu’il serait fort audacieux de les citer exhaustivement. Après des études de médecine, ce Soleurois d’origine a comme projet d’exercer en tant que praticien, avec pour guide l’ambition « d’apporter des solutions à ceux qui souffrent ». Une motivation honorable, mais qui rétrospectivement le fait sourire : « À l’époque de ma thèse, dans les années 80, la science était considérée comme toute-puissante, dure et arrogante. Le but de la médecine était, entre autres, de tuer les infections et de normaliser les gens. Aujourd’hui on est davantage dans un idéal d’équilibre – on a compris que sans microbiote on meurt. La santé, ce n’est plus seulement le traitement des maladies. Elle doit permettre aux gens d’être eux-mêmes, les rendre libres, sans se référer de manière absolue à une norme. » La science et particulièrement la médecine, Bertrand Kiefer les a vu évoluer au fil de son parcours. De manière positive, à ses yeux, leur démarche prend davantage en compte la complexité. Mais il regrette qu’à l’inverse elles se laissent aussi séduire par le solutionnisme technologique.

Bertrand Kiefer choisit ensuite de bifurquer vers une nouvelle voie professionnelle. Il aspire à devenir moine. « J’ai passé plusieurs mois dans un monastère. Je le sentais comme une vocation, se souvient-il. J’ai été à deux doigts, mais finalement je n’ai pas eu le courage d’aller jusqu’au bout. » Il opte alors pour un Master en théologie à l’Université de Fribourg. « J’ai été ordonné prêtre et je suis parti à Rome, au Vatican, où j’ai pratiqué la bioéthique », explique-t-il. À propos de cette étape de son parcours, Giorgio Zanetti, vice-recteur Enseignement de l’UNIL qui côtoie Bertrand Kiefer au sein du conseil d’Unisanté, se souvient d’une anecdote qu’il partage, amusé : « Un jour, il m’a raconté que s’il avait choisi la théologie, c’est parce que ses parents avaient été si modernes et ouverts d’esprit dans son éducation qu’il n’avait rien trouvé d’autre pour exprimer sa rébellion. »

Du Vatican aux rédactions

Bertrand Kiefer décide finalement de quitter le milieu religieux, conservant néanmoins sa casquette d’éthicien. Après un bref retour à la blouse en Suisse, cette fois dans le domaine de la psychiatrie, il prend la direction des éditions Médecine et Hygiène. « La raison pour laquelle on m’a choisi pour ce poste m’échappe. Je n’avais pas de formation en journalisme, seulement une brève expérience avec le Journal de Genève. » Il occupera cette fonction pendant près de 30 ans, jusqu’à sa retraite, et créera dans ce cadre la Revue médicale suisse.

En parallèle, Bertrand Kiefer a également siégé 12 ans au sein de la Commission nationale d’éthique, dans le domaine humain. Là encore, « je n’ai jamais saisi la raison pour laquelle le Conseil fédéral m’avait nommé ». Durant sa carrière, il a été membre de diverses commissions, notamment le conseil d’administration d’Unisanté. Plus récemment, il a aussi été Grand témoin de l’Assemblée de la transition à l’UNIL. Et à chacune des reconnaissances que nos questions le poussent à évoquer, son souvenir se ponctue d’un : « Enfin bon, je ne sais pas pourquoi c’est moi qu’on a choisi ! »

« Pourquoi moi ? »

Si elle semble le caractériser, cette récurrente interrogation de Bertrand Kiefer se révèle cependant moins l’écho d’un manque de confiance ou de fausse modestie que celui d’une perplexité plus profonde : « J’ai toujours l’impression que c’est un malentendu lorsqu’on vient me chercher, explique-t-il. Je n’ai pourtant pas le syndrome de l’imposteur. Seulement, le jeu de la société m’est toujours apparu comme une étrangeté. Je ne sais pas comment on le joue. Comment les gens sont-ils nommés ? Pourquoi est-ce que certains montent ? Pourquoi le pouvoir ? Pourquoi certains l’ont et d’autres pas ? Je ne crois absolument pas au mérite ou à l’intelligence supérieure de ceux qui ont des positions élevées. »

« Bertrand Kiefer est quelqu’un à qui on aime poser des questions complexes, car on a l’assurance de ne jamais recevoir de slogans tout faits en retour. »

Giorgio Zanetti, vice-recteur enseignement de l’UNIL

S’il sera prochainement distingué du grade de docteur honoris causa, c’est aussi – et surtout – pour sa manière d’interroger le monde. « C’est vraiment un penseur et un éthicien, s’enthousiasme Giorgio Zanetti. Il a une analyse très fine des enjeux de société. C’est quelqu’un à qui on aime poser des questions complexes, car on a l’assurance de ne jamais recevoir de slogans tout faits en retour. Il bouscule, mais toujours avec énormément de bienveillance. D’ailleurs, on l’a souvent vu dans les médias, notamment durant la crise du Covid. Il est typiquement le genre de personne qui aide une société à affronter ce type d’enjeu. Lorsqu’il répond à une question, il est capable de prendre de l’altitude, mais aussi d’aller dans la profondeur des choses. » Benoît Frund, vice-recteur transition écologique et campus, souligne d’une part la contribution du futur récipiendaire à l’Assemblée de la transition, mais aussi l’importance de ses interventions dans les débats sur la santé en Suisse romande. « Il possède une impressionnante capacité à les rendre compréhensibles au grand public. »

Libre penseur, Bertrand Kiefer a su s’affranchir des cadres sans chercher à briller. Son humilité n’a rien d’affecté, elle est le reflet d’une vie de doutes, de curiosité, de remises en question. Si ce doctorat honoris causa vient saluer un parcours hors norme, pas sûr qu’il suffise toutefois à lui faire déposer, une bonne fois pour toutes, la casquette d’« usurpateur » qu’il a choisi de se visser sur la tête.