« Même pas 10% de vérité… »

Les paradoxes de la justice pénale internationale selon le professeur Damien Scalia dans «Génocidaire(s), éditions Dalloz, 2023

Appliquer le droit hors de tout contexte alors qu’on parle de crimes de guerre, nommer et exclure des « monstres » là où il y a des actes commis par une masse, autant de paradoxes soulevés par le professeur Damien Scalia au sujet de la justice pénale internationale.

Professeur de droit à l’Université libre de Bruxelles, Damien Scalia vient de donner une conférence à l’UNIL (où il est professeur invité en droit pénal humanitaire) au sujet des limites de la justice internationale pénale, sur la base de son livre Génocidaire(s).

Un récit unique émane de la justice pénale internationale : à première vue, tout irait donc pour le mieux, on tiendrait les vrais coupables, les monstres, et la société tout entière accepterait cette vision unifiée. On comprend que, dans cette perspective volontairement naïve, qui se positionne au-dessus des réalités du terrain, la version des accusés (condamnés ou finalement acquittés) ne soit pas écoutée, au risque d’entretenir un sentiment d’injustice dans une partie de la population, un peu comme si la guerre civile se poursuivait devant le tribunal.

Une présence invisible

« Les victimes doivent être prises en compte avant les auteurs, mais l’histoire n’est pas unilatérale », soutient Damien Scalia. Dans son livre, il donne la parole à plusieurs auteurs jugés par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie et une justice équivalente pour le Rwanda. On peut lire leurs propos tels quels, ce qui donne parfois la sensation étrange de partager leur désarroi. En effet, la plupart ne se reconnaissent pas dans leur acte d’accusation, qui accumule selon eux des charges mensongères ou exagérées, partagées par d’autres dans un contexte social, culturel, historique, et dans le chaos de la guerre (avec des responsabilités souvent insaisissables, y compris aux postes de commandement).

Les hommes interrogés par le chercheur estiment avoir une « présence invisible » à leur propre procès, sans contact direct avec le procureur et les juges, au point de voir dans cette justice du dessus et du dehors une « injustice » et non une vraie quête de la vérité.

Un monstre ou de nombreux auteurs ?

Par rapport à une justice locale expéditive qui assassine les auteurs avérés ou présumés, c’est un soulagement, et beaucoup d’ailleurs étaient plutôt confiants en la justice supranationale avant de déchanter. Damien Scalia estime qu’une justice pas forcément pénale doit favoriser la réconciliation nationale à travers une parole partagée, des échanges authentiques, des sanctions aussi, mais pas claironnées par un énorme dispositif juridique et médiatique.

« Ce travail de justice doit venir du terrain, car il faudra reconstruire la société y compris avec les auteurs », décrit-il. Les crimes de masse rassemblent en effet « une masse de victimes et une masse d’auteurs », là où la justice pénale fonctionne sur la notion de responsabilité personnelle. Il y a des coupables, bien entendu, mais cette quête est aussi symbolique : « Avoir un monstre offre une satisfaction collective, quitte à absoudre plus de monde qu’il le faudrait », précise le spécialiste.

Justice en Ukraine

Dans le cas actuel de l’Ukraine et de la Russie, il estime prématuré de parler de justice, mais il espère que ces deux populations pourront réaliser le travail elles-mêmes, comme l’Ukraine a déjà commencé à le faire, avec l’aide internationale en cas de nécessité – pour poser peut-être des garde-fous. Là aussi le terrain est essentiel car il faudra vivre ensemble, y compris avec d’anciens ennemis.

« Même en Allemagne, où une profonde réflexion collective a été menée après la justice de Nuremberg centrée sur les grands coupables, on a continué à vivre avec des gens qui avaient participé au régime, des médecins, des fonctionnaires, dont on avait besoin pour faire tourner le pays », rappelle-t-il. Il semble vain et peu souhaitable de chercher une justice absolue. « À un moment, il y a tellement d’auteurs qu’on ne peut pas juste s’en débarrasser », conclut-il.

Cette grande complexité ne peut pas être appréhendée par un tribunal pénal international, mais plutôt au niveau local dans le cadre d’une justice qu’on souhaite respectueuse des droits humains. L’heure de La Haye est-elle passée ?

  • Génocidaire(s), au cœur de la justice internationale pénale, éditions Dalloz, 2023