«La science existe seulement au pluriel»

Le nouveau directeur de l’Institut des humanités en médecine souhaite qu’un enseignement en matière de santé soit donné dès l’école obligatoire.

Professeur en éthique médicale à l’UNIL, l’Allemand Ralf Jox est un bâtisseur de consensus. Le nouveau directeur de l’Institut des humanités en médecine évoque les liens entre la médecine et l’éthique et entre les sciences et la société, l’école en particulier.

Ralf Jox est un géant (sa taille !) tout en courtoisie et en douceur. Né en Allemagne, près du lac de Constance, il aime la Suisse et sa culture du débat et du consensus, mise à mal notamment sur les réseaux sociaux, mais aussi jusque dans certains cercles académiques où la controverse scientifique ne peut plus se déployer sans un effectif de sécurité. Nouveau directeur de l’Institut des humanités en médecine (IHM), ce professeur enseigne l’éthique médicale aux étudiantes et étudiants de la Faculté de biologie et de médecine (FBM) et souhaite faire progresser déjà au niveau de l’école obligatoire les connaissances qui pourraient favoriser le dialogue sur des questions qui engagent la société ainsi que la santé individuelle.

Ralf Jox, comme neurologue, diriez-vous que la neurologie mène à tout?

Pas mal de maladies neurologiques sont incurables et évolutives, elles accompagnent les personnes durant une bonne partie de leur vie, que ce soient des formes d’épilepsie, la sclérose en plaques ou des troubles neurodégénératifs comme parkinson ou alzheimer, et on trouve pas mal de symptômes neurologiques chez des patients avec d’autres maladies.

Notre société, qui vieillit très fortement, sera de plus en plus confrontée aux maladies neuropsychiatriques. Au début de ma carrière ça m’a étonné de voir très peu de neurologues intéressés par l’éthique, hormis le professeur Gian Domenico Borasio, qui est ensuite devenu mon mentor. Je me souviens avoir été le seul à présenter un poster sur l’éthique parmi des centaines de contributions dans un congrès international de neurologie et suis assez fier d’avoir pu insérer un article sur la neuroéthique dans un livre de référence des neurologues.

Je trouve l’étude du cerveau passionnante: avec un simple examen clinique, sans grand appareillage, on peut faire un diagnostic en situant le problème au bon endroit dans cet organe compliqué et génial. Je me suis intéressé très tôt aux relations entre la médecine et les sciences humaines, la philosophie en particulier, et j’ai suivi ces deux cursus en parallèle. C’est Gian Domenico Borasio, professeur en soins palliatifs à la FBM, qui m’a amené dans le monde des soins palliatifs et à l’UNIL en 2016 (Ralf Jox a été nommé professeur ordinaire en janvier 2022, ndlr).

Vous tissez des liens entre la neurologie et le monde palliatif, puis avec la gériatrie, et bien sûr entre les dimensions clinique et académique...

La proportion des personnes très âgées, souvent atteintes de plusieurs maladies chroniques, et confrontées à l’ultime étape de leur vie ne fait qu’augmenter, mais ni la gériatrie ni les soins palliatifs ne s’intéressent encore beaucoup à cette population hautement vulnérable, à vous et moi un jour peut-être. Il y a notamment très peu de recherches à l’intersection de ces deux domaines. Je vais donc continuer à m’y intéresser et consacrer 20% de mon temps aux soins palliatifs gériatriques.

Mon poste de directeur de l’IHM combine en outre l’enseignement à la FBM et la direction de l’Unité d’éthique clinique du CHUV, où nous proposons des consultations aux patients, aux proches et surtout aux soignants confrontés à des histoires individuelles complexes où les conflits de valeurs et les décisions qui doivent être prises exigent une bonne réflexion éthique, ceci dans tous les domaines médicaux, notamment en psychiatrie.

On voit des gens se déchirer sur des questions somme toute très marginales comme la transidentité ou le suicide assisté. Ou plus globales comme les pandémies. Comment améliorer le dialogue entre la science et la société, mais aussi entre les scientifiques eux-mêmes? 

Certaines questions touchent directement une infime partie de la population mais elles sont souvent lourdes de signification pour nos sociétés, elles les interpellent donc en profondeur et on ne doit pas balayer les inquiétudes d’un revers de la main. Si on songe par exemple au Covid, les questions étaient légitimes dans un contexte médical et politique incertain.

L’activisme peut devenir, parfois, une réaction extrême et contre-productive face à des situations qui entraînent forcément des craintes et des interrogations. Alors que l’on manque de preuves et de recul, quelques-uns – parfois des politiciens et même des scientifiques – pensent avoir tout compris; ça devient pour eux tellement clair – et aveuglant – qu’ils veulent imposer leurs «évidences». Mais dans une société pluraliste, il faut pouvoir se parler malgré les désaccords. Quand on ne peut plus dialoguer, c’est que le format n’est pas bon.

Une université est le lieu par excellence où se confrontent toutes les disciplines, et il faut rappeler qu’il n’y a jamais un seul point de vue sur la vérité. La science existe seulement au pluriel. La tendance récente de vouloir bloquer le dialogue est contraire à l’esprit et à la définition même de l’université. C’est uniquement la controverse, bien cultivée par le biais d’un dialogue rationnel, qui peut être porteuse de paix et de progrès scientifique et sociétal.

Il faut améliorer le format pour préserver le débat, mais aussi les formations?

Notre système de santé est ambitieux mais compliqué et fragmenté. Les gens voient souvent quantité de spécialistes, avec lesquels ils n’arrivent pas à communiquer suffisamment pour créer une vraie relation de confiance. Il faudrait déjà intégrer les médecins de famille dans les systèmes hospitaliers. Il arrive facilement qu’un seul professionnel ou proche, qui n’est pas bien intégré dans la prise en charge, puisse bloquer une décision thérapeutique et provoquer une détresse morale énorme pour tous les autres.

Il faut donc améliorer l’information, la formation et la communication pour tenter de dépasser une inévitable crise de confiance dans notre système complexe de santé. Une des missions des sciences humaines est précisément d’apprendre aux jeunes professionnels, mais aussi à la société, à dialoguer pour arriver à former des consensus dans l’incertain.

Avec la génétique et l’essor de la médecine prédictive, serons-nous demain tous des malades en puissance et tous responsables de notre santé?

Je pense qu’il faudra s’inquiéter de sa santé très tôt dans sa vie et avant de tomber malade. Nous allons subir quantité de tests de dépistage et bénéficier d’une compréhension plus poussée des mécanismes biologiques; cela va changer les critères de la santé et la définition des pathologies, chacune devra donc développer une littératie en santé assez poussée, autrement dit augmenter ses propres compétences. C’est déjà le cas pour les femmes enceintes, par exemple, ou quand on nous invite à rédiger des directives anticipées dans la perspective de notre fin de vie.

On doit aussi pouvoir s’interroger sur cette médicalisation des existences individuelles et de la société, comprendre quels sont les intérêts en jeu, que ce soit pour la pharma, pour la collectivité ou pour nous-mêmes. 

Il faudra donc former les élèves et les enseignants de l’école obligatoire. Allez-vous porter cette question au niveau politique?

Pourquoi pas? Chaque personne devra prendre un jour, et assez tôt, des décisions pour sa propre santé et sa qualité de vie. Il me semble que ce serait adéquat de former les jeunes dès l’école obligatoire, à l’adolescence en tout cas, pour permettre à tout le monde de comprendre un peu mieux la biologie humaine, les potentialités de la médecine et les questions éthiques associées.

Un enseignement qui devra prendre en compte les dimensions philosophique, politique et économique de toutes ces avancées. D’où l’importance de réunir, au sein de l’IHM, des disciplines diverses en sciences humaines et sociales tournées vers les sciences de la vie.

Je me réjouis d’accueillir trois nouveaux postes professoraux: d’abord en histoire de la médecine (FBM), puis l’an prochain deux postes à la Faculté de droit, des sciences criminelles et d’administration publique (FDCA), qui seront partiellement rattachés à notre institut, en droit de la santé et droit du vivant et de la santé numérique. Vous reviendrez me voir, je l’espère, car les sujets ne manqueront pas.