« En Inde, vous seriez choquée par la pauvreté »

Un entretien avec l’écrivaine Arundhati Roy, qui refuse la confiscation de l’Inde par un premier ministre et son parti.

Le Prix Européen de l’Essai est décerné en collaboration avec l’UNIL. L’autrice Arundhati Roy l’a reçu des mains de Cyril Veillon, président du jury et de la Fondation Charles Veillon, lors d’une réception au Lausanne Palace, le 12 septembre 2023. L’uniscope a pu lui poser quelques questions.

Arundhati Roy, vous quittez New Delhi et le Premier ministre Narendra Modi en profite pour accueillir ses collègues du G20 ?

Vous ne croyez pas si bien dire… En ce moment, dans les rues de la capitale, ce ne sont pas des drapeaux indiens qui sont déployés mais le lotus du BJP, le parti de Modi, affiché partout sur de grands posters, dans la prétention de se confondre totalement avec le gouvernement et avec le pays. Les petits vendeurs et les habitants des bidonvilles ont été chassés ou masqués, comme si Modi avait honte de son propre peuple. C’est très triste mais c’est clair : l’Inde n’a pas accueilli le G20, c’est Modi qui a accueilli le G20. À mes yeux, cet homme est l’un des plus dangereux du monde. Contrairement à d’autres despotes à la tête de pays autoritaires, Narendra Modi s’acharne à démanteler la Constitution d’un pays démocratique.

Vous ne partagez pas son optimisme envers un pays qui s’illustre par sa modernité économique ?

Mais qu’est-ce que la modernité économique ? En Inde ça ne concerne qu’une petite minorité, et même si on a vu se développer une forte classe moyenne qui vit dans son propre monde, il y a une classe inférieure bien plus énorme et dont vous n’imaginez même pas la pauvreté. Vous en seriez choquée, y compris à New Delhi, et bien sûr ailleurs dans le pays. Le chômage est abyssal mais ces inégalités sont invisibilisées par la propagande sur la suprématie hindoue. Le BJP cultive la haine contre les musulmans et on parle d’une minorité estimée à 200 millions de personnes, davantage qu’au Pakistan, qui est un petit pays. Les chrétiens ne sont pas nombreux mais ils n’échappent pas à la fureur du nationalisme hindou : des églises ont été brûlées, des statues détruites…

Un système laïque à la française pourrait-il convenir à l’Inde pour, à la fois, contenir et accueillir différentes composantes religieuses dans un même cadre ?

La Constitution de l’Inde est laïque, il n’y a pas une religion d’État, le religieux et le politique sont bien séparés. Il n’y a pas d’autre solution mais il faut voir l’Inde comme une mosaïque plutôt qu’un pays plus ou moins homogène. Chaque région possède une certaine autonomie, le Cachemire en particulier. Mais le pouvoir de Modi est en train de détruire dans une violence extrême tous ces fragiles équilibres. La situation au Cachemire est encore pire aujourd’hui que ce que je décris dans mon livre.

Modi va probablement remporter un troisième mandat l’an prochain...

Les chances que ce ne soit pas le cas sont très minces. Modi est populaire, on ne peut pas le nier, mais beaucoup moins qu’on ne l’imagine à l’étranger. Le BJP perd régulièrement de petites élections dans le pays. Il a changé les lois de la finance si bien que de grandes corporations peuvent fonder des partis, secrètement. La multiplicité des partis permet à Modi de gagner même avec 30% des voix, il n’a aucunement besoin d’une majorité. Son idéologie provient du fascisme et donne à toutes ses décisions politiques une violente coloration populiste. Cette propagande constante et massive a de quoi rendre un peuple fou. Cela nourrit et crée des suprématistes hindous qui se voient comme les maîtres de la nation, voire du monde. Et l’Inde représente 1,4 milliard d’habitants…

Pourrait-il quand même changer ?

Non, il n’est même pas éduqué, il a produit un faux diplôme d’une école qui n’existe pas. Il est capable de faire n’importe quoi, y compris de maltraiter ses propres partisans. Donc il ne changera pas, par contre certains membres du BJP sont moins extrêmes que lui et supportent mal d’être humiliés. Ce qui se passe en ce moment dans les universités est très grave, Modi remplace des professeurs compétents par ses partisans, tout simplement, or c’est précisément ce système éducatif de qualité qui a produit cette classe moyenne et la modernité dont on parlait plus haut, justement.

Le système des castes est, à vous suivre, une sorte de verrou qui bloque la solidarité et le changement…

Là encore, ce ne sont pas quelques castes mais des milliers qui se superposent sans se toucher. La caste fait partie de l’imaginaire indien, où l’on est toujours l’oppresseur et l’opprimé de quelqu’un. C’est un imaginaire hiérarchique, et le seul moyen de créer de la solidarité entre castes serait de penser de manière non plus verticale mais latérale. La Constitution affirme que tous les citoyens sont égaux et une action affirmative a permis à quantité de subalternes d’obtenir des postes dans les administrations. La privatisation à tout va est en train de détruire ces emplois. L’action affirmative n’a plus de sens. Seuls 5% des mariages concernent des personnes de castes différentes. Le système des castes est bien réel mais il est aussi dans l’air qu’on respire, et ça, comme le racisme, on ne peut pas juste le démanteler.

Que garderiez-vous du passé dans un processus de réimagination de l’Inde ?

C’est une très grande question car il y a tant de belles choses en Inde, sur le plan culturel, culinaire, esthétique. Par exemple, ce sont les musulmans de Bénarès qui fabriquent les merveilleux saris qui ne sont portés que par les hindous. Il n’y avait pas de séparatisme, la musique, la langue, la littérature, beaucoup d’éléments sont mélangés. Ce que je conserverais du passé, c’est cette diversité harmonieuse, et tout un imaginaire non matérialiste qui comprend comment vivre avec la nature.

Lire aussi :

Rencontre organisée par l’UNIL, la Fondation Charles Veillon et le Théâtre Vidy-Lausanne