Alliance de l’artiste et de la machine, l’art génératif mélange organique et mécanique

Avec quelques lignes de code informatique, une œuvre est composée. Nouvellement enseigné à l’UNIL, l’art génératif existe depuis les années 1960 mais vit un renouveau avec les intelligences artificielles.

Avec quelques lignes de code informatique, une œuvre est composée. Jouant autant avec les chiffres qu’avec le hasard, l’art génératif existe depuis les années 1960 mais vit un renouveau avec les intelligences artificielles. Une branche nouvellement enseignée à l’UNIL par Isaac Pante.

Une tasse de café à la main, j’ouvre une page Internet sur mon ordinateur et rejoins le site de P5.js. À gauche, une page blanche, destinée à recevoir du code informatique. À droite, un espace qui hébergera mon futur dessin. Si j’ai décidé aujourd’hui d’ouvrir ce logiciel, c’est que je me lance dans l’art génératif : en codant quelques lignes, je peux créer l’œuvre de mes rêves (ou du moins commencer par une série de carrés, on verra pour la suite). Grâce à des tutoriels et un peu d’imagination, je commence par un fond jaune. Je dessine alors un carré et je laisse la machine choisir aléatoirement sa taille, sa position et sa couleur, que je décide de faire varier entre le bleu et le vert. Je crée ensuite une « boucle », qui répète cette opération 375 fois. J’ajuste la palette de couleurs, la transparence, rajoute une variation d’arrondi des angles… et appuie sur le petit triangle en haut à gauche. Me voilà face à une création en ayant rédigé seulement sept lignes de code !

À droite, mon œuvre, cocréée avec mon ordinateur, a pour titre 375 carrés sur fond jaune. À gauche, le code qui l’a générée. Création avec le logiciel P5.js.
L’unicité au sein de la création

Ce que je viens de faire est un exemple simple d’art génératif, mais celui-ci peut prendre des formes aussi variées que le programme qui le construit. L’œuvre peut tourner dans le sens des aiguilles d’une montre, réagir au mouvement que vous faites devant votre caméra ou encore être liée aux variations météorologiques du lac de Thoune de l’année 1974. Seules restrictions : elle se fait à l’aide d’un système (un ordinateur généralement), à qui l’on donne des instructions, les « règles du jeu » en quelque sorte, et le procédé implique une forme d’aléatoire. Ce dernier paramètre est primordial dans l’art génératif, car il donne une certaine perte de contrôle de la part de l’artiste, qui laisse la machine « prendre ses libertés » (ou, en termes moins poétiques, génère des chiffres aléatoirement dans une certaine limite définie). Il implique aussi qu’à chaque fois que je clique sur le sigle de lancement de mon programme, je me retrouve devant une nouvelle œuvre, avec des carrés de tailles et positions différentes de la fois précédente. Chaque production se révèle ainsi unique.

« Donner un sentiment de vivant »

Isaac Pante, maître d’enseignement et de recherche à la section des sciences du langage et de l’information, crée aussi des œuvres depuis son ordinateur : « Pour moi, l’art génératif est une production d’organique à partir de mécanique. » Ce passionné d’écriture, de jeux vidéo et de codage voit dans cette forme d’art la possibilité de « donner un sentiment de vivant. En définissant quelques règles simples et bien pensées, on va ouvrir un espace d’œuvres possibles qui, par leurs airs de famille, vont faire croire à l’existence d’une sorte de pulsion interne. » Conséquence ? « L’œuvre va être à même de générer une émotion que le pur hasard ne parviendrait pas à produire. »

Jouer avec l’aléatoire

Le hasard n’est en effet pas totalement « laissé au hasard ». Il est raffiné et ses conditions d’émergence sont imposées. Certaines fonctions mathématiques peuvent être une manière de le dompter, m’explique Isaac Pante. Par exemple, le bruit de Perlin est une formule mathématique capable de créer de l’« imprévu non chaotique » : elle génère des variations pseudo-aléatoires, tout en maintenant une cohérence spatiale entre les points voisins afin de créer des formes ou des mouvements qui paraissent naturels. Le chercheur continue : « Si le hasard est très souvent encadré et pensé, une partie doit malgré tout nous échapper. Pour plusieurs artistes, c’est une manière de détruire l’ego. On se supprime de la création en laissant intervenir la chance. Il y a une logique très zen : je donne les règles, puis je laisse fleurir. L’œuvre se compose et se déploie toute seule. »

Des labos aux musées

L’art génératif existe déjà depuis les années 1960 : « À cette époque, les ordinateurs n’existaient que dans les universités ou les entreprises spécialisées. Les premières œuvres étaient créées par des ingénieur·e·s ou des professeur·e·s de mathématiques ou d’informatique qui ont détourné l’usage premier de leur machine », explique Nathalie Dietschy, professeure assistante à la section d’histoire de l’art de l’Université de Lausanne. Cette période était effectivement propice aux expérimentations : « Il y avait un fort intérêt pour les systèmes, qui transparaissait aussi dans d’autres mouvements comme l’art minimal ou l’art conceptuel. » C’est en 1965 que les deux premières expositions d’art génératif, à Stuttgart et à New York, ont vu le jour. À New York, la réception y est plutôt négative, la critique considérant les créations « froides », sans doute aussi en raison de la crainte d’un remplacement des artistes par les ordinateurs. Les années passant, l’art génératif a évolué au rythme du changement de mentalité et des progressions techniques et a lentement intégré le champ de l’art contemporain. Aujourd’hui, de grandes institutions s’y intéressent et des œuvres sont exposées par exemple au MoMA à New York ou au centre Pompidou à Paris.

Créer depuis les bancs de l’UNIL

Depuis l’année passée, l’Université de Lausanne s’est dotée d’un cours d’art génératif dispensé par Isaac Pante au sein du cursus d’informatique pour les sciences humaines. Il est cependant aussi ouvert aux autres facultés, amenant une diversité de parcours des étudiants et étudiantes qui favorise la créativité en classe. « Je leur enseigne de nombreuses techniques empruntées aux mathématiques, comme les fractales, les diagrammes de Voronoï, puis leur montre comment ajouter de l’interactivité. Pour obtenir leurs crédits, les étudiant·e·s doivent présenter une figure marquante de l’art génératif, créer une dizaine d’œuvres et poser un regard critique sur leurs productions. » Les étudiants et étudiantes ayant chacun un niveau de codage différent, chacun part de son propre point de départ : « Certaines personnes qui se disent paniquées par les maths se retrouvent à en faire sans s’en rendre compte », explique le chercheur avant de conclure : « J’aurais adoré apprendre les maths comme ça. »

Les intelligences artificielles sont-elles les artistes 2.0 ?

Aujourd’hui, des logiciels d’intelligence artificielle tels que Dall·e, Stable Diffusion ou Midjourney permettent de créer des images avec seulement quelques mots : j’écris « une vache volante » dans la barre de recherche de la troisième version de Dall·e et obtiens directement l’image correspondante. Cette technique est aussi une forme d’art génératif, mais dont la complexité dépasse largement mes 375 carrés sur fond jaune et dont le programme se cache derrière une interface simple. Cette IA a appris, sur la base de milliards d’images analysées précédemment, à quoi ressemble une vache, et la représentation graphique de son envol. Ici aussi, le hasard est présent : j’obtiens une image différente à chaque fois que je génère ce même texte. « Créer de l’art génératif avec du code permet de mieux comprendre ce qu’il y a derrière ces nouvelles technologies », raconte Isaac Pante, qui aborde aussi ce sujet dans son cours.

De son côté, l’historienne de l’art Nathalie Dietschy rassure sur l’avenir : « Ces intelligences artificielles ne vont pas tuer la création. Dans l’histoire de la culture, un médium n’a jamais fait disparaître le précédent. La photographie n’a pas tué la peinture mais a au contraire invité les artistes à la repenser et à renouveler le langage pictural. On retrouve des similitudes avec les IA, qui ouvrent à de nouvelles pratiques et impliquent une mise en dialogue avec la machine. »

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