Le professeur Pascal Roman nous invite à parcourir les visages créés par 40 artistes via une grande variété de supports et de techniques. Une superbe sélection présentée à la Collection de l’Art Brut, à Lausanne, et puisée dans ses fonds.
Magnifique exposition dans le cadre d’une biennale à la Collection de l’Art Brut : présentée jusqu’au 28 avril 2024, elle envoûte comme un nuage d’où émergent des yeux, un nez, une bouche qui se forment et se déforment, nous laissant imaginer autant d’histoires. « Nous allons à la rencontre de ces visages, qui viennent aussi nous dire quelque chose de nous », commente Pascal Roman, professeur de psychologie clinique, psychopathologie et psychanalyse à l’UNIL. Ce voyage, dont il signale la « dimension anthropologique », renvoie à l’histoire de la peinture via des portraits démultipliés, croisés, composés et décomposés (on peut penser à Picasso, par exemple) mais aussi à «nos humanités partagées» et aux «folies qui les traversent», pour reprendre les mots du professeur et commissaire de l’exposition dans le catalogue.
Avec le soutien de Pauline Mack, assistante conservatrice, Pascal Roman a choisi 330 œuvres, exposées comme un jeu de pistes décliné en six sections, qui nous entraînent au gré des divers supports et matériaux utilisés ; le thème du visage est tantôt dessiné au stylo-bille, au feutre, à la mine de plomb, au marc de café, à la craie grasse, tantôt sculpté, brodé, crocheté, moulé, collé, décuplé, miniaturisé, inséré dans une boîte de chocolat, élaboré à partir d’une tache sur la nappe d’un restaurant, incrusté dans la pierre, des bouchons de liège, voire un noyau d’abricot, esquissé dans la laine, fixé sur un carton, parfois même utilisé en guise de carte postale ou d’enveloppe chatoyante illustrant l’une des six sections sur les « Visages en voyage ».
Des vies et des visages
Il faut remercier Pascal Roman – et la directrice de la collection Sarah Lombardi, qui a si bien accueilli son idée – de faire circuler ces œuvres somptueuses jusque dans leur apparente simplicité, pour certaines, voire leur dureté puisqu’elles émanent pour plusieurs d’entre elles de personnes marquées par la solitude, la perte, la maladie. Chaque visiteur sera attiré selon un fil invisible tissé entre lui et telle ou telle production, sachant qu’une fois le lien opéré il ne sera pas possible de passer sans s’interroger sur les vies des artistes concernés.
Ainsi face à cette feuille morte brodée de petites perles figurant deux yeux, une bouche et un nez, on découvre Nicole Bayle, qui peint aussi des visages sur des couvercles de boîtes de conserve et travaille encore bien d’autres matières ; elle habite avec sa sœur près de Dieppe, une forme de banalité quotidienne transcendée par sa créativité. Et que dire d’Antonio Roseno de Lima, dont les portraits évoquent l’ébriété faisant voir triple ou davantage, avec pour commentaire en portugais : « Je fus un homme qui n’a jamais connu l’amour dans sa vie » ? Parle-t-il tristement de lui-même (autoportrait ?) alors qu’il a vécu dans une favela avec une femme, peut-être la jeune fille (moça) pauvre qu’il reproduit (on songe à Andy Warhol qui, lui, ne choisissait que des stars pour ses portraits en série) ? Qu’en est-il encore d’Edmund Monsiel, dont les dessins minutieux contiennent d’innombrables visages jumeaux de tailles diverses, jusqu’à une extrême petitesse ? Né en Pologne, il a dû fuir les Allemands en 1942, a travaillé dans une sucrerie et n’a pratiquement plus quitté jusqu’à sa mort, en 1962, le refuge qu’il avait trouvé dans le grenier de son frère. Il est possible, bien entendu, de passer devant ces œuvres pour elles-mêmes, sans développer une curiosité envers chaque auteur (le beau catalogue est là pour nous informer si nécessaire avec des textes de Sarah Lombardi, Pascal Roman et Marc Décimo, historien de l’art).
Une touchante délicatesse
On constate, parfois, que Pascal Roman est allé très loin dans sa quête du visage, le trouvant à la limite entre l’homme et l’animal, le biologique et le mythologique, l’ovale coloré mais totalement privé d’ouverture (le Vaudois Pierre Kocher, dit Pilou), ailleurs encore les yeux tombés-récupérés, les dents inquiétantes figurées par des minicercles sur une bouche à peine accrochée à un trait de profil (étrangeté des portraits du Japonais Issei Nishimura, né en 1978…). «Comment se laisser toucher par la multitude de ces visages sans se perdre ?» interroge le psychologue. Il s’interdit par ailleurs de « plaquer un regard clinique sur ces œuvres » qui parlent à tout le monde à travers leur matérialité, leur fragilité, leur esthétique.
Un mélange de couleurs suaves est proposé par le Français Emmanuel Derriennic – vie tourmentée, pas un mari modèle – comme sur une tapisserie où s’imbriquent de petits visages peints à l’aquarelle et à l’encre de Chine. Une figure de femme émerge dans son éclatante blancheur parmi d’autres visages noircis à l’encre de Chine chez Mehrdad Rashidi, réfugié iranien opposé au régime des mollahs. Dans un ovale évoquant lui-même la forme du visage, Fernande Le Gris a posé gracieusement un ou deux visages colorés au crayon… Ces trois exemples témoignent d’une touchante délicatesse. Si vous y allez – et allez-y ! – n’oubliez pas de les saluer de ma part.
L’expo et encore
Exposition « Visages »
- Jusqu’au 24 avril 2024, Collection de l’Art Brut, Lausanne
Colloque « Visage en création dans l’art brut et ailleurs »
- Jeudi 22 février 2024, salle Le Nucleo / Vortex. Entrée libre mais inscription obligatoire : eventsip@unil.ch. Programme complet
Exposition « L’œil sous le vent de l’art brut »
- Jusqu’au 3 mars 2024. Photographies d’artistes hors normes réalisées entre 1983 et 2016 par Mario Del Curto. La Grange, UNIL, Dorigny.