Du départ radical, en un temps médiéval où il n’est de vraie patrie que le Ciel, à l’époque moderne, où le voyageur perd en audace dans le regret de son nid douillet, Alain Corbellari nous fait goûter dans un nouvel ouvrage à la spécificité de l’adieu dans la poésie du Moyen Âge.
Le lecteur novice s’accrochera et aura le plaisir de tomber sur des perles tout au long de ce voyage intitulé Je m’en vais… en guise de double clin d’œil à notre contemporain Jean Echenoz et au trouvère Bernard de Ventadour, qui, avec sa fameuse chanson de la lauseta (alouette), s’oblige à fuir, au vent mauvais, une femme supposée dédaigneuse et cruelle. On voit se déployer dans quelques-uns de ces vers une lourde misogynie.
Chanson du XIIe siècle Can vei la lauseta
Les femmes sont-elles « toutes les mêmes » ou chacune irremplaçable dans cet univers courtois ? Nous posons la question au professeur Corbellari. « Chaque dame est unique pour chaque poète, mais ses caractéristiques sont toujours les mêmes, si bien que l’exaltation courtoise de la femme s’avère bien, en fin de compte, le paravent d’une misogynie structurelle. De la même manière qu’on a exalté la Vierge Marie, surtout depuis le XIIe siècle, pour mieux rappeler que, dans la vraie vie, la place des femmes reste subalterne », répond le spécialiste.
Partout chez soi dans la chrétienté
L’époque dure mille ans, les poètes se succèdent, leur expression varie, mais ils ont en partage une conception chrétienne de l’existence. L’homme médiéval aime sans doute sa « douce France », mais « vit d’abord dans la chrétienté », écrit Alain Corbellari. Dans ce paysage mental qui ne cultive pas la nostalgie, on se donne à Dieu en se disant adieu. L’idée d’une fraternité humaine effaçant les différences entre «le juif et le Grec», pour parler comme Paul, introduit un universalisme radical certes bienveillant mais de moins en moins sensible à la diversité.
Cela étant, la question religieuse n’est traitée ici qu’à travers la littérature : on ne citera pas tous les poètes rassemblés dans cet ouvrage érudit ; pour avoir un aperçu complet il faudra lire tous les chapitres jusqu’à l’échappée finale, qui se situe au XVIe siècle, avec le retour aux modèles antiques, qui mettent l’accent sur l’enracinement et le regret du lieu quitté.
Le chevalier en cowboy médiéval
Tout à son enthousiasme religieux, l’amant médiéval souffre cependant et l’écrit ; il promet de rester « loin des yeux, près du cœur » mais ne revient guère, emportant avec lui l’amour de sa dame pour seule patrie. Le professeur nous parle d’un temps où la conscience n’est pas encore nationale, mais régionale, et où la seule véritable attache, par-delà les plaisirs et les passions humaines, est au Ciel. Conscient de sa fugacité terrestre, le chevalier amoureux cède à son « devoir d’errance », quitte à composer des vers en somnolant sur sa monture, sur le mode créatif de la « dorveille », comme dans le cas du poète Venance Fortunat.
Le retour, quand il advient, est souvent douloureux, surtout quand le départ a été bâclé ; ainsi le troubadour limousin Gausbert de Poicibot retrouve-t-il sa femme chez une maquerelle et en perd tout désir de chanter. Le prince-poète Guillaume IX d’Aquitaine est un puissant qui se désole : « Je vais partir pour l’exil : en grand’peur, en grand péril, en guerre, je laisserai mon fils, et ses voisins lui feront du mal. »
Confiance en la vie éternelle
Alain Corbellari s’intéresse avant tout au « point de vue de celui qui part » et qui témoigne de ses angoisses. Contrairement à l’Antiquité, explique-t-il, où l’exil est vécu comme le mal absolu dans une obsession du retour chez soi, une sorte de there’s no place like Rome, le Moyen Âge témoigne d’un élan vers l’avenir que rien ne semble pouvoir arrêter.
Il y aurait donc un optimisme typiquement médiéval qui s’arrange de l’omniprésence de la mort ? « Il faudrait peut-être nuancer la vision antique : on y trouve déjà les stoïciens, qui nous enseignent que notre vraie patrie est intérieure, mais même Sénèque n’a pas supporté sans impatience son bref exil, et le christianisme radicalisera cette position en affirmant que notre vraie patrie n’est décidément pas de ce monde. Plutôt que d’optimisme, je parlerais plutôt de confiance dans la vie éternelle, mais sur fond de dévalorisation de notre douloureux exil terrestre », précise-t-il.
En Croisade pour protéger les pèlerins
Ces voyageurs sans retour prenaient de gros risques ; à l’origine, au XIe siècle, un des enjeux des Croisades – aussi sanglantes fussent-elles – était « de protéger le cheminement des pèlerins de Jérusalem ou de Compostelle ». La peur de la mer régnait chez les premiers croisés et la route pouvait sembler moins dangereuse, même s’il arrivait à certains voyageurs de se croire déjà à Constantinople quand ils étaient encore à Cologne. On ne voit guère que les migrants d’aujourd’hui pour se jeter encore sur les routes de cette manière et oser braver la mer sans toutes les sécurités que nous connaissons. Il faut d’ailleurs attendre la IIIe Croisade pour voir s’ouvrir véritablement la voie maritime.
L’horrible ruse du mari
Lui-même croisé et poète, le Châtelain de Coucy y laissera la vie ; son histoire inspira, un siècle plus tard, un roman médiéval dans lequel le mari trompé fait manger à sa femme le cœur de son amant. Car si quelques troubadours (en occitan) et trouvères (en français) se retirent de la vie profane en quête d’apaisement et d’oubli dans l’univers religieux, d’autres demeurent des séducteurs errant d’une femme (souvent mariée) à une autre (parfois sans espoir).
L’écriture et rien d’autre
Il arrive qu’un vœu de silence ultime soit contrecarré de l’extérieur ; ainsi, la retraite monacale de Guillaume d’Orange déplaît à ses propres admirateurs, qui continuent à lui prêter une légende guerrière à travers des chansons de geste dont il demeure le héros. Le vœu de silence n’est pas le plus facile à respecter pour certains, comme Guiot de Provins, qui change de confrérie sans toutefois abandonner l’écriture, dernier refuge de la vie. Le choix de chanter la mort peut servir de préparation en douceur ; c’est le cas d’Hélinant de Froidmont, qui invite ses amis à saluer sans peur l’inéluctable.
Que sont nos amis devenus?
La cruauté n’est-elle pas du côté de la vie ? Affectés par la lèpre, Jean Bodel dans son Congé et plus tard Baude Fastoul en appellent à la pitié de leurs auditeurs, le second soucieux de se repentir et cependant fâché envers ce Dieu qui envoie les maladies. Mais on entre aussi avec eux dans une description physique de la voix qui s’altère (sous l’effet de la lèpre) et du corps souffrant. Les questions sociales et l’indignation trouvent leur place en littérature avec Rutebeuf : au siècle de saint Louis, il se déplace d’un lieu à l’autre au point d’être, selon le professeur Corbellari, « le premier grand reporter de la littérature occidentale ». Sur un volet plus personnel, le poète se demande que sont ses amis devenus et les imagine emportés par le vent. Sans un adieu, autrement dit la forme la plus radicale du départ.
Le féminisme au XVe siècle
Mais passons par-dessus les siècles pour retrouver l’amour avec Othon de Grandson, dont les ballades ne sont pas loin de donner la parole aux femmes, quand il tente de se mettre à leur place à un moment où se perd le jeu courtois, sous les doubles assauts de la misogynie cléricale et d’un féminisme qui s’épanouira chez Christine de Pizan et dans La Belle Dame sans Merci d’Alain Chartier (vers 1425), texte qui créera le scandale parce que la dame y refuse le mensonge d’un langage truqué.
Des plaisirs pas très catholiques
D’autres fuites semblent plus légères, comme celles qu’Eustache Deschamps accumule au cours d’une vie qui le porte de ville en ville, l’obligeant à une série d’adieux facétieux à des plaisirs pas très catholiques. Mais là encore, pas de nostalgie d’un lieu précis bien réel, sauf quand il se souvient de Vertus, sa ville martyre détruite par les Anglais en 1380.
Avec Villon, au XVe siècle, l’espérance en l’au-delà commence à se lézarder. Mais s’il est un grand poète de Paris, son existence précaire, à la limite de la voyouterie, ne lui permet pas de revendiquer d’autre bien et d’autre patrie que sa propre plume. C’est le poète de l’adieu à la jeunesse, du « trop tard » et du « jamais plus », souligne le spécialiste.
Notre cocon moderne
Au terme de cet ouvrage, on se prend à remercier le professeur Corbellari pour cette belle leçon médiévale, tout en regrettant par moments que certains vers ne soient pas traduits en français moderne pour le lecteur novice. Dans le sillage de Joachim du Bellay, qui va développer « une vision hyperbolique de la nostalgie » digne des modèles antiques, nous avons sans doute de la peine à sortir de notre « confort douillet » qui s’ancre au XVIe siècle. Ce livre fait avantageusement sortir de l’ombre où elle a glissé l’idée médiévale du départ et de l’adieu sans retour.
Je m’en vais… Le geste de l’adieu dans la poésie médiévale. Par Alain Corbellari, Droz, 2023