Rencontre avec Rémy Amouroux, qui enseigne l’histoire de la psychologie en SSP et à qui l’on doit de pouvoir découvrir aujourd’hui la correspondance intégrale entre Sigmund Freud et la princesse Marie Bonaparte.
C’est le cas de le dire, cet ouvrage provoque un effet quelque peu hypnotique : par sa taille (1071 p.), ses deux protagonistes, le fondateur de la psychanalyse et sa princesse amie, Marie Bonaparte, bien sûr aussi par le contenu surprenant et émouvant de leurs échanges épistolaires intimes alors que s’installe le nazisme, dont on connaît aujourd’hui l’impact pour Freud (réfugié à Londres grâce à Marie) et le grand projet d’extermination mis en œuvre contre les juifs européens, dont quatre malheureuses vieilles dames piégées à Vienne, les sœurs de Freud…
Le professeur Rémy Amouroux a attendu patiemment l’ouverture au public de ces archives, déposées par la fille du psychanalyste, Anna Freud, à la bibliothèque du Congrès de Washington. Il s’étonne un peu de voir l’engouement autour de cet ouvrage tout de même spécialisé ; il en découvre avec plaisir les échos dans la presse, dont l’uniscope. Rencontre autour d’un café à Géopolis.
Rémy Amouroux, vous faites revivre le passé d’une manière très directe, mais il vous a fallu rassembler toutes ces lettres et les déchiffrer…
Elles étaient réservées de communication jusqu’en 2020, j’ai donc attendu… puis j’ai pris 10’000 photos en une semaine à la bibliothèque du Congrès de Washington. J’avais déjà exploré à Paris, pour ma thèse d’histoire sur Marie Bonaparte, tout ce qui était alors accessible dans les archives familiales déposées à la BNF par la princesse elle-même. Je connaissais donc son écriture pas facile à lire, en plus elle écrivait partout, dans le train, en bateau, parfois sur des supports improvisés. D’entente avec Anna Freud, elle avait décidé de conserver à Washington ce qui relevait de la psychanalyse, dont ces lettres à Freud. Au départ je voulais plutôt écrire sur la dimension scientifique chez Bonaparte, mais j’ai été très joliment surpris par ces lettres, j’ai eu de la chance, le bon contact au bon moment et ce livre s’est imposé, avec bien sûr des trous entre les lettres, que j’ai partiellement comblés dans les notes à partir des mémoires de Marie, deux volumes publiés de son vivant et deux autres traduits en anglais et en allemand par ses soins et jamais publiés.
Et les lettres de Freud ? Le lecteur est frappé par l’aspect illisible de son écriture et par la personnalité attachante du psychanalyste, qui décrit sans apitoiement sa tristesse, due aux douleurs physiques du cancer et au déchaînement de l’antisémitisme…
Je me suis fait aider pour retranscrire toute cette vaste correspondance et, concernant Freud, j’ai pu bénéficier de l’expertise d’une étudiante en lettres qui maîtrise à la fois l’allemand et ce mode désuet de l’écriture cursive. Si certains aujourd’hui diabolisent Freud, ma réponse ne sera pas celle de ceux qui l’adulent mais celle que l’on peut tirer de ces lettres qui témoignent de la densité du personnage sur le plan intellectuel, sur la question bien sûr de l’antisémitisme et sur le plan amical. Avec Marie, il a par moments ce côté paternaliste qui en fait un homme de son temps : c’est une femme qui enquête dans les milieux alors très masculins de la biologie, de la médecine et de la chirurgie, sur un sujet tabou pour l’époque, celui du plaisir féminin ; rien ne peut l’arrêter, mais elle se heurte à des regards et à des gestes déplacés dont Freud ne prend pas la mesure. Mais on est frappé par leur admiration réciproque et la solidité de leur amitié. Elle peut donc lui exprimer aussi son désaccord, loin du surnom « Freud a dit » qu’on lui a donné en France.
Freud est très patient quand elle décrit en long et en large ses relations amoureuses et sexuelles. On sent un père de famille rangé, un puissant travailleur intellectuel…
Oui, il l’écoute, l’encourage, tente parfois de la raisonner mais surtout il lui dit que ce chantier qu’elle ouvre sur la sexualité féminine sera celui des femmes elles-mêmes. Il entend cela sur le plan scientifique, d’abord, et c’est bien à ce niveau que Marie Bonaparte se place, en partant certes de ses sensations à elle, de son propre érotisme, mais en ayant à cœur d’œuvrer pour toutes les femmes. Elle est marquée par son éducation du XIXe siècle, mais s’autorise une liberté totale sans s’embarrasser de tabous sociaux et religieux. Elle est très riche, bien entendu, mais surtout d’une curiosité intellectuelle insatiable. Elle s’intéressait beaucoup à l’anatomie, aux apports de la chirurgie, toujours en testant sur elle-même, ce qui paraît assez fou, pourtant, de sa part, cela repose non sur des lubies mais sur un raisonnement, des opérations qu’elle va observer sur des cadavres, des enquêtes sur le plaisir qu’elle mène auprès des femmes de sa famille et dans les hôpitaux. Elle tissait des liens entre la psychanalyse et la biologie, plus tard elle et Lacan se voueront une incompréhension et une détestation réciproques, mais elle ne baisse jamais les bras et regarde ailleurs, vers l’étranger, elle va voir par exemple des prisonniers, les soutient et rédige un texte contre la peine capitale, paru en 1963, un an après sa mort. Aujourd’hui, elle serait très intéressée par les débats sur la transidentité, elle qui évoquait souvent son « cerveau d’homme ».
Elle et Freud sont au diapason sur les illusions religieuses…
Elle a un mari très pieux, le prince Georges de Grèce, et ne cesse de s’en distancier sur ce plan comme sur celui de l’intimité amoureuse, tout en lui conservant son amitié. Elle pense même qu’il est trop religieux pour s’avouer homosexuel. C’est aussi un trait du caractère de la princesse, cette gentillesse dont s’inquiète parfois Freud, lui-même très bienveillant mais sévère quand il l’estime nécessaire. Marie est fidèle dans le soutien notamment financier qu’elle apporte aux autres, sa famille, ses domestiques actuels et anciens, ses amants même plus flamboyants, quand il s’agit de les accompagner parfois à l’approche de la mort. Marie n’est pas croyante, seule la science lui tient lieu de religion. Freud lui-même écrit beaucoup sur cette thématique à la fin de sa vie, il juge la religion d’une manière critique, il en décrit les mécanismes névrotiques et invite à les dépasser. Il se disait juif athée, ou juif sans religion.
Quelle sera la suite immédiate de vos recherches autour de Marie Bonaparte ?
Marie est une autodidacte et elle possède aussi un vaste réseau scientifique, diplomatique et mondain ; elle a de la suite dans les idées et cherche à se faire ouvrir toutes les portes… J’aimerais montrer comment une femme de son temps essaie de produire un savoir sur la sexualité des femmes, les obstacles qu’elle rencontre mais aussi les soutiens qu’elle reçoit. Elle ne se donne à elle-même aucune limite, quitte à en payer le prix psychologique, ce qui a fait dire à certains que ses propositions théoriques étaient surtout des manifestations de sa névrose personnelle. Mais il faut voir au-delà, parfois elle agit en effet de manière compulsive, mais la plupart de ses démarches sont réfléchies, elle les développe dans le temps et les mène jusqu’au bout parce qu’elle a un but qui dépasse son seul destin, elle met en œuvre quelque chose de très novateur : une science du plaisir féminin.
Marie Bonaparte – Sigmund Freud, Correspondance intégrale. Édition établie et annotée par Rémy Amouroux, traduction par Olivier Mannoni, éditions Flammarion, 2022, 1071 p.